Aujourd’hui, on s’interroge sur l’impact de l’alcool sur notre vie et notre région.
Cette newsletter a été envoyée à nos inscrit·es le 14 janvier 2025
Il est possible qu’à la rédaction (nous ne donnerons pas de noms) certaines personnes aient fait de (gros) excès pendant les fêtes de fin d’année. Elles ont donc décidé de se lancer le défi du « Dry January » pour compenser. Apparu en France il y a cinq ans, ce défi consiste à passer tout le mois de janvier sans consommer d’alcool.
Pas forcément facile quand on vit en Nouvelle-Aquitaine, première région viticole de France, et deuxième région la plus consommatrice d’alcool : un habitant sur dix en consomme tous les jours, selon Santé publique France.
Dans cette newsletter, on va s’interroger sur la consommation d’alcool et son évolution, comment les dangers sanitaires du vin se heurtent à sa place culturelle, et les secrets d’un produit qui bouscule les codes : le vin désalcoolisé.

Le coup de loupe
Boire du vin, c’est un truc de boomer ?
Eh bien, c’est un peu vrai. Plus de la moitié des consommateurs de vin ont 55 ans ou plus, selon l’Observatoire français des Drogues et des Tendances addictives (OFDT). Mais ce n’est pas qu’une question d’âge : c’est surtout une évolution des habitudes de consommation. Les Français boivent globalement moins d’alcool. En 2021, seulement 8 % d’entre eux buvaient de l’alcool quotidiennement, d’après Santé publique France. Et le vin rouge, dont 85 % sont du Bordeaux, n’échappe pas à cette tendance, avec une baisse de consommation de 30 % en dix ans.
Plusieurs facteurs expliquent ce changement. D’abord, la prise de conscience des risques pour la santé. L’alcool est la deuxième cause de mortalité évitable en France selon l’INSERM et de nombreux acteurs de la société civile se battent depuis une dizaine d’années pour faire entendre la dangerosité de cette drogue. Mais les jeunes consomment quand même de l’alcool, mais ont tendance à se tourner vers des boissons perçues comme modernes et légères, comme les bières, les cocktails ou les boissons gazeuses alcoolisées.
« De nos jours, ce sont les alcools plus légers et frais qui plaisent aux consommateurs, alors les caractéristiques tanniques et boisées du Bordeaux peinent à séduire. C’est aussi une question de mode », explique Eric Giraud-Héraud, directeur de recherche à l’INRAE et porteur de la Chaire « Attentes sociétales, vins et vignobles » à l’Université de Bordeaux. Le changement climatique complique encore la situation. En vingt ans, le taux d’alcool moyen des vins bordelais est passé de 12 % à 14 %.
Mais en Nouvelle-Aquitaine, région phare de sa production, le vin reste très prisé. Selon Santé publique France, c’est la deuxième région où l’on consomme le plus de vin : 34,8 % des habitants déclarent en boire chaque semaine.
Mais un p’tit verre de rouge le soir, c’est bon pour le cœur, non ?
Non, définitivement non. L’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) est formel : tous les alcools comportent des dangers, qu’il s’agisse de vin, de bière ou de spiritueux car la molécule d’alcool (éthanol) est la même dans toutes les boissons alcoolisées.
Didier Nourrisson, historien spécialiste du vin, précise pour La Croix : « Cette idée que le vin n’est pas un alcool comme les autres était largement partagée, non seulement par les politiques, mais aussi par de nombreux médecins entre 1850 et 1950. » En réalité, les quelques bénéfices de la consommation d’alcool ne suffisent pas à compenser les risques de cancer, de blessures et de maladies infectieuses qu’elle entraîne.

Problème : « C’est de l’alcool, oui, mais c’est une partie intégrante de notre patrimoine culturel. Nos territoires se sont construits autour de ce savoir-faire », explique Eric Giraud-Héraud, directeur de recherche à l’INRAE. La France reste l’un des pays où l’on boit le plus d’alcool avec près de 43 millions de consommateur·ices chaque année et 22 % des Français·es dépassent les plafonds de consommation d’alcool recommandés.
Des initiatives visant à réduire sa consommation d’alcool ont vu le jour. Mais en France, le « Dry January » se heurte encore au lobby du vin. Sans surprise, ce sont surtout les grandes villes éloignées des zones de production, comme Paris, Grenoble ou Brest, qui soutiennent le mouvement. Dans les régions viticoles, comme la Nouvelle-Aquitaine, la tradition reste une priorité.
Et comment on fait du vin sans alcool ?
Le vin désalcoolisé commence comme n’importe quel vin classique. Les raisins sont récoltés, pressés et fermentés jusqu’à obtenir un vin avec un taux d’alcool traditionnel. Cependant, une fois la fermentation terminée, une étape supplémentaire intervient pour éliminer l’alcool.
La méthode la plus courante est la distillation sous vide. Le vin est chauffé à une température comprise entre 30 et 40 °C dans un environnement sous vide, ce qui permet à l’alcool de s’évaporer en altérant le moins possible les autres éléments du vin, comme les arômes et la structure.
Après l’élimination de l’alcool, des ajustements peuvent être faits pour restaurer l’équilibre du vin, comme ajouter un peu de sucre ou d’acidité pour compenser les modifications causées par la désalcoolisation. Parfois, des arômes supplémentaires ou des concentrés de raisin sont ajoutés pour renforcer le goût fruité ou épicé du vin. « Il n’est toutefois pas encore possible de recréer à la perfection les arômes d’un vin classique. On y arrive plus avec les blancs ou les rosés. Mais pour les rouges, comme les Bordeaux, il y a encore du travail à faire. C’est un début », décrypte Eric Giraud-Héraud.
Le sachiez-tu ?

C’est le nombre de bouteilles de vin de Bordeaux qui sont vendues chaque seconde à travers le monde.
C’est arrivé près de chez nous

Sans alcool, la fête est plus folle
Face à la baisse continue de la consommation de vin en France, de plus en plus de producteurs font le choix du vin désalcoolisé. En Nouvelle-Aquitaine, Bordeaux Families s’est positionnée comme pionnière dans ce domaine. Cette coopérative, regroupant 300 familles de vignerons et cultivant 5 000 hectares, cherche à séduire de nouveaux consommateur·ices.
« Les attentes ont évolué. Il est désormais essentiel de proposer des produits accessibles à tous, et une part croissante de consommateurs ne souhaite pas boire de l’alcool tous les jours », souligne Anna-Sophie Sobecki, responsable marketing de Bordeaux Families. C’est dans cette optique que la coopérative a lancé, en janvier 2024, une unité de désalcoolisation par distillation sous vide, capable de traiter jusqu’à 250 hectolitres par jour.
Si ces innovations marquent un tournant, leur succès n’est pas encore garanti. Éric Giraud-Héraud, directeur de recherche à l’INRAE et porteur de la chaire « Attentes sociétales, vins et vignobles » (ASVV), reste prudent : « Le marché des boissons est le plus concurrentiel du milieu agroalimentaire. Alors, on peut s’interroger sur la longévité de ce nouveau produit. » Il souligne également que les vins désalcoolisés ne suivront pas nécessairement le parcours des bières sans alcool : « La bière, avec son taux d’alcool faible, conserve un goût relativement stable. Le vin, plus complexe, présente un défi bien plus grand ».
Les Français·es réfractaires ?
En France, la résistance à l’idée du vin désalcoolisé demeure importante. Le vin, au cœur du patrimoine culturel national, est perçu comme un élément fondamental de l’identité. « C’est une barrière difficile à franchir. C’est également le cas en Italie, qui reste elle aussi en retard dans ce domaine. Nous avons du mal à voir notre terroir évoluer », constate Anna-Sophie Sobecki de Bordeaux Families. « En France, la question se pose : est-ce encore du vin s’il n’y a pas d’alcool ? »

Ce phénomène explique en grande partie pourquoi les ventes de vins désalcoolisés progressent davantage à l’étranger, notamment en Allemagne, aux Pays-Bas et à Hong Kong. En 2023, les ventes mondiales de boissons « no/low » (sans ou faible alcool) ont augmenté de 11 %
Les « flexidrinkers »
Pour Bordeaux Families, les « flexidrinkers », ces consommateurs modérés à la recherche d’un juste équilibre entre plaisir gustatif et sobriété, représentent une cible stratégique. « Ce sont des amateurs de vin qui apprécient son goût et sa culture, mais qui ne peuvent pas en consommer à toutes les occasions. Le vin désalcoolisé leur offre une alternative responsable et conviviale », explique Anna-Sophie Sobecki. Ces consommateur·ices ne cherchent pas seulement à modérer leur consommation d’alcool ; ils veulent également diversifier leurs expériences gustatives.
Ils sont attirés par des boissons sophistiquées et équilibrées, permettant de savourer sans les effets de l’alcool. « La très grande majorité de nos clients souhaitent consommer moins, mais mieux », ajoute la responsable.Ainsi, dans cette quête de nouveauté, les « flexidrinkers » se montrent particulièrement ouverts aux innovations, comme les vins désalcoolisés.
Pour autant, Éric Giraud-Héraud rappelle que la simple existence d’une demande ne suffit pas : « Ce qui est déterminant, ce n’est pas seulement la demande pour un produit, mais la sur-demande. C’est ça qui distingue une boisson capable de s’imposer durablement. Mais pour cela, le produit doit avoir des caractéristiques spécifiques qui vont lui permettre de rester sur le marché sans se faire balayer par la prochaine mode ».
Pour aller plus loin
🍷 Le vin est-il un alcool comme les autres ? Plus de 32 milliards de bouteilles de vin sont dégustées chaque année dans le monde. Est-ce un mal ou un bien ? France Inter interroge des spécialistes du milieu sur le sujet.
🏺 Quel goût a le vin désalcoolisé ? Le vin sans alcool, pourquoi pas, mais est-ce que c’est bon ? Les spécialistes de la Revue du Vin de France se sont prêtés à l’exercice lors d’une dégustation à l’aveugle.
📆 Un mois sans alcool, ça marche ? Alors que le Dry January devient de plus en plus populaire, on peut s’interroger sur l’efficacité du défi. Pendant un mois, un journaliste d’Envoyé Spécial s’est filmé tout au long de son challenge.
– Cette newsletter a été conçue par Kinda Luwawa et Clémence Postis.