Aujourd’hui, on vous parle de la protection de l’enfance, à bout de souffle en Nouvelle-Aquitaine.
Cette newsletter a été envoyée à nos inscrit·es le 6 mai 2025.
Grandir loin de chez soi, dans une famille inconnue ou un foyer collectif : c’est le quotidien de nombreux enfants pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Chaque année, l’ASE accompagne des jeunes confrontés à la violence, à l’abandon ou à la négligence, dans un contexte où leur réalité devient enfin plus visible, mieux reconnue.
Mais derrière cette mission essentielle, le système montre des signes d’essoufflement. Familles d’accueil saturées, foyers qui ferment, décisions de justice bloquées faute de solutions disponibles : les alertes se multiplient. Et pendant que le dispositif vacille, ce sont les enfants qui en paient le prix.

Dans cette newsletter, vous découvrirez la fragilité des dispositifs néo-aquitains encadrant les jeunes de l’ASE, les conséquences concrètes du désengagement de l’État, et une initiative atypique en Corrèze, où des enfants placés grandissent à la campagne aux côtés des seniors.
Le coup de loupe
À quoi ça sert l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ?
L’ASE a pour mission de protéger les enfants et les adolescent·es en danger ou en risque de l’être. Gérée par les conseils départementaux, elle accompagne aussi les jeunes majeurs sans soutien familial, jusqu’à 21 ans, parfois plus.
En Gironde par exemple, plus de 12 000 enfants et jeunes sont suivis par l’ASE. L’ASE agit de deux manières : par un accompagnement éducatif à domicile, ou par le placement en dehors du foyer, temporaire ou durable, en famille d’accueil ou en établissement.
Ces interventions sont décidées par un juge des enfants, ou parfois directement par les services de l’aide sociale à l’enfance. En effet, les magistrats sont surchargés : à l’échelle nationale, 520 juges gèrent près de 255 000 situations.
Avec environ 6 400 enfants placés, la Nouvelle-Aquitaine est la deuxième région la plus concernée. Et la prise en charge des mineurs non accompagnés — des enfants de moins de 18 ans, de nationalité étrangère, arrivés seuls en France —, en forte hausse depuis 2015, représente désormais 19 % des jeunes accueillis.

Résultat : les services sont saturés. En Charente-Maritime, 77 décisions de placement n’ont pas pu être appliquées en octobre dernier. Autant d’enfants restés dans des foyers pourtant signalés comme dangereux.
C’est quoi le problème avec les placements ?
Structures saturées, foyers qui ferment ou privatisés : les enfants sont placés non pas selon leurs besoins, mais selon là où une place se libère. Le manque de familles d’accueil, mal rémunérées et peu reconnues, aggrave la crise. Elle est structurelle : depuis 1998, les mesures relevant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ont augmenté de 44 %. Pour y faire face, les départements ont vu leurs dépenses bondir de 76 %, alors même que l’État ne finance que 3 % du dispositif. En 2024, la Gironde a même réduit son budget ASE, une première.
Faute de solutions, certains enfants sont encore hébergés seuls à l’hôtel, malgré l’interdiction en vigueur. D’autres, devenus majeurs, sont poussés vers la sortie sans accompagnement : un quart des jeunes sans-abri sont passés par l’ASE. Quand le système craque, les dérives se multiplient.

En 2024, le procès de Châteauroux a exposé les failles du système : des mineurs de l’ASE ont été accueillis illégalement dans des familles de Creuse, de Haute-Vienne et d’Indre, parfois maltraités, sous l’œil passif des autorités. Un enfant sur deux suivi par l’ASE souffre d’un trouble psychique. Pourtant, seuls 28 % des départements appliquent le bilan de santé obligatoire. Sans suivi, les troubles s’aggravent.
Est-ce qu’il y a des alternatives aux placements ?
Oui, mais leur efficacité fait débat. En Gironde, une réforme vise à réduire les placements, pour les réserver aux situations les plus graves. Selon le Département, seuls 20 % des enfants confiés seraient victimes de maltraitance sévère. Inspirée du modèle québécois, cette politique privilégie le maintien dans le milieu familial, avec un accompagnement éducatif renforcé à domicile.
Mais pour les syndicats, ce virage cache une logique de réduction budgétaire : derrière la réduction des placements, ce sont aussi des fermetures de structures et des suppressions de postes qui s’annoncent. Sur le terrain, les professionnels alertent : le suivi à domicile exige du temps, des équipes stables et formées, tout ce qui fait déjà défaut. Intérim non qualifié, suivis espacés, alertes non remontées : les enfants risquent d’être moins protégés. Pour les agents, on démantèle sans reconstruire. Le principe peut se défendre, mais sans moyens, il devient un risque.
Le sachiez-tu ?

C’est l’augmentation du nombre de mineurs non accompagnés (MNA) dans les Deux-Sèvres ces trois dernières années selon Coralie Denous, la présidente du conseil départemental des Deux-Sèvres.
C’est arrivé près de chez nous
Dans le Limousin, un habitat pour les enfants placés et les personnes âgées
Florence Saint Marcoux connaît bien les rouages de la protection de l’enfance. Elle y a consacré 20 ans de sa carrière notamment en tant qu’éducatrice spécialisée et directrice de structure, jusqu’au jour où elle a dit stop. « J’en avais assez de faire comme si tout allait bien. Je ne voulais plus cautionner un système qui ne répond plus aux besoins des enfants. » Avec son mari Philippe, ancien cuisinier et sommelier, elle fonde en 2019 l’association LIVE, pour « Lieu Intergénérationnel de Vivre Ensemble », à Bonnefond, un petit village de Haute-Corrèze, niché entre le plateau de Millevaches et les Monédières.

L’ambition est simple en apparence : faire cohabiter des enfants placés par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) avec des personnes âgées, réunissant ainsi deux publics souvent marginalisés dans un cadre chaleureux. L’idée a germé alors que Florence s’occupait à la fois de sa grand-mère et des jeunes qu’elle accompagnait : « J’ai remarqué que les enfants étaient plus à l’écoute, et elle prenait du plaisir à leur apprendre des choses. C’était une aide réciproque. »
« Il faut un village pour éduquer un enfant »
Après trois ans de démarches administratives, le projet voit enfin le jour. Aujourd’hui, LIVE se compose de trois maisons : Les Menhirs, pour les plus grands, Les Milans, pour les plus petits, et Les Tilleuls, dédiés aux seniors et aux activités intergénérationnelles. Une dizaine d’enfants et un senior y sont répartis entre les trois lieux de vie.
Les éducateurs, présents en continu, se relaient par roulement une semaine sur deux, dans un cadre souple et respectueux de chacun. « Si les jeunes veulent mettre de la musique à fond, ils peuvent. Ils ont leurs maisons, leur univers. »

Le lien avec les parents reste central, d’autant que la plupart des enfants viennent de la région.
« Ce sont toujours leurs parents. On les appelle, on les informe, on les implique dès que possible. L’idée, c’est d’éviter les conflits de loyauté. » Un accompagnement psychologique indépendant est également prévu. Un psychologue se rend régulièrement à domicile et reste joignable par téléphone en cas d’urgence. « On ne peut pas attendre trois semaines quand un enfant va mal. »
Une alternative à construire au cas par cas
À Bonnefond, petit village d’une centaine d’habitants, le projet a d’abord suscité de la méfiance. Soutenue par le maire, l’équipe de LIVE a su convaincre progressivement. Un lieu de rencontre a été ouvert dans l’ancienne auberge du village. Animé par les jeunes et les membres de l’association, ce petit café associatif fonctionne sur réservation et « selon le bon vouloir des enfants, bien sûr ». On peut y boire un café, discuter, ou encore réserver un repas préparé par les jeunes, guidés par Philippe, qui leur transmet les gestes de l’hospitalité. Autre point d’ancrage essentiel : le jardin partagé, animé par Robert, un habitant du village. Il y initie les jeunes au rythme des saisons et au travail de la terre. « C’est une autre manière de faire de la pédagogie. Ce qu’on remarque, c’est que quand Robert parle, on écoute. »
Mais tout n’est pas simple. Aujourd’hui, une seule personne âgée vit sur place. Non par manque d’intérêt, mais parce que les personnes âgées doivent encore financer intégralement leur logement, ce qui limite fortement l’accessibilité et affaiblit l’aspect intergénérationnel du projet. « On a les lieux, l’envie, les idées. Ce qu’il manque, ce sont les aides et les subventions. » Le lieu pourrait pourtant accueillir plus d’enfants et de personnes âgées. Les places existent, les besoins aussi. Mais il manque du personnel. L’équipe devrait compter dix professionnels ; trois postes ne sont toujours pas pourvus. Et les recrutements sont compliqués : les métiers du social attirent peu. « On ne veut pas épuiser l’équipe. On ne prendra pas le risque de fragiliser ce qu’on a construit. »

Six ans après sa création, LIVE tient bon. Le projet a été évalué positivement et reconnu par les institutions locales. Des projets d’essaimage sont en réflexion, mais Florence reste prudente : « Ce n’est pas un modèle à copier-coller. C’est un projet vivant. Il faut du temps, de l’engagement, et une vraie vision éducative. »
Pour aller plus loin
🎙️ « On veut absolument psychiatriser les enfants placés, alors qu’ils manquent juste d’amour et de repères. » Dans une interview pour France 3, Hamza Bensatem, président de l’ADEPAPE 13, ancien enfant placé, plaide pour des parcours individualisés et une politique de protection de l’enfance centrée sur l’humain.
🏨 « Ce système crée de la maltraitance institutionnelle » : quand la protection de l’enfance devient un business. StreetPress révèle comment des sociétés privées (hôtels, agences d’intérim) profitent des défaillances de l’Aide sociale à l’enfance pour générer des bénéfices, au détriment des enfants.
💣 « Ancien enfant placé, j’ai été abandonné par ma famille mais aussi par l’État »
Dans ce témoignage publié par Le HuffPost, le rappeur Le Clown Triste raconte son parcours dans la protection de l’enfance, entre violences, instabilité et absence de repères, et comment l’écriture lui a permis de reprendre la parole.
🧑🧑🧒🧒 L’hôtel des vies brisées, le scandale des enfants placés. À travers le parcours de Lily, 15 ans, morte dans un hôtel en janvier 2024, ce documentaire de Malik Kebour et Stéphanie Delannes dévoile les failles tragiques du système de protection de l’enfance.