Entre la peste noire du milieu du XIVe siècle et la dernière grande peste qui a ravagé le Sud-Ouest — elle débute en 1629 — l’épidémie frappe 35 fois. En plus d’être récurrente, elle semble incurable : la prière est mise au même niveau que les conseils médicaux des savants qui n’identifient pas les causes de la maladie. La seule solution reste donc d’endiguer la propagation de cette bactérie.
Bordeaux, 1629. La ville connaît sa dernière vague de peste — elle durera deux ans. « À l’état épidémique », la maladie apparaît environ 35 fois depuis la Peste noire de 1347, soit tous les huit ans environ.
« Aujourd’hui, on évoque les avions et les gens venant de Wuhan, compare Laurent Coste, professeur d’histoire moderne à l’Université de Bordeaux. Mais à l’époque, la circulation des gens se fait essentiellement par voie fluviale. » Touchant Toulouse en 1628, la peste gagne du terrain vers l’ouest par la Garonne.
En 1629, le « patient zéro » de Bordeaux pourrait être un membre de la famille Castets. Le Bureau de santé de la ville accuse cette famille qui réside près du fort du Hâ, d’« avoir retirer (sic) dans leur maison des hardes infectées portées de la ville de Tholouse ».
Une maladie meurtrière
En 1630, Bordeaux est bien différente d’aujourd’hui : « Des dizaines d’arrêtés du parlement ou de la jurade imposent le nettoyage des fontaines, mais ce n’est pas fait, s’indigne le fondateur des Cafés Historiques Stéphane Barry. Certaines sont fermées tellement il y a d’immondices dedans ! »
Les animaux, leurs excréments, la boue et les tanneurs forment des égouts à ciel ouvert où prolifèrent les rats. La bactérie responsable de cette terrible épidémie s’est justement nichée dans leurs poils. Il ne manque plus que les puces pour jouer le rôle d’intermédiaire en l’animal et l’homme.
Celles-ci, se réfugiant dans les étoffes, transmettent la maladie aux populations. « Au Moyen-Âge, on se lavait plus à l’eau qu’à l’époque moderne, où l’on pratiquait la toilette sèche », explique Laurent Coste. L’absence de propreté favorisant le développement bactérien, la peste profite de conditions idéales pour faire son nid à Bordeaux.

Cette petite bactérie invisible terrorise la population et les autorités. Dans les aires urbaines, « on peut estimer que 10 à 20 % de la population est touchée » selon le professeur Laurent Coste. La peste prend alors deux formes. La première, « bubonique », provoque de fortes fièvres, des hallucinations, des vomissements et l’apparition de ganglions tuméfiés. Elle tue 60 % des malades. La seconde forme est dite « pulmonaire » : elle fauche presque systématiquement ses victimes.
Les pestiférés enfermés
« La seule solution efficace trouvée est de mettre les gens en quarantaine », affirme Laurent Coste, professeur d’histoire moderne à l’Université de Bordeaux. En 2020, en pleine crise du Covid-19, des pays entiers sont confinés. En 1630, seuls les suspects doivent rester cloîtrés. « Les plus aisés partent dans les bourdieux. En comparaison, ce sont les Parisiens qui quittent la capitale pour partir en province », ironise Stéphane Barry, docteur en Histoire moderne et contemporaine.
Les plus démunis s’entassent dans des « hôpitaux », des huttes construites au fur et à mesure des besoins : « Il faut les imaginer comme des mouroirs, reprend Stéphane Barry, des lieux d’isolement, pas de soins. » Deux « hôpitaux de peste » construits en 1586 sont toujours actifs quarante ans après : Arnaud Guiraud, et l’Enquêteur (ou Limès), proches de la Gare.
Ayez une poule vivante et mettez dessus son cul déplumé. En lui fermant le bec afin qu’elle ne respire pas, elle sucera par le bas le venin.
D’autres malades sont enfermés chez eux, « la mairie venait mettre les scellées sur la porte et on y apposait une croix, détaille Laurent Coste. S’il y avait plusieurs maisons contaminées dans une rue, on pouvait la boucher. »
Un système développé au fil des siècles
« Les villes étaient généralement plus touchées, mais elles ne pouvaient pas tout décider seules. Elles devaient composer avec les juges royaux », explique le professeur Laurent Coste. La mairie de Bordeaux s’unit donc aux Magistrats au sein d’une même instance extraordinaire : le Bureau de la santé. Mis en place dès 1604, il est devenu un rouage essentiel de la lutte contre la peste.
Les membres de cette assemblée discutent des mesures à prendre et écoutent les recommandations des médecins. « Ils donnent des ordres à la police locale pour surveiller les portes et empêcher les gens sans billet ou venus d’une ville contaminée d’entrer dans Bordeaux. »
Dès le printemps 1629, ce dispositif limite la libre circulation des marchandises et tissus : à Pauillac, les autorités contrôlent les navires, tandis qu’elles régulent les commerçants par voie terrestres à Langon. Ceux qui arrivent de villes suspectées d’épidémie sont arrêtés et mis en quarantaine.
Le docteur en histoire Stéphane Barry dresse des parallèles : « On peut comparer ces billets, de loin, aux attestations que l’on montre aujourd’hui pour sortir. On dirait qu’on découvre le fil à couper le beurre, mais ce sont des pratiques installées depuis longtemps ! »
Les actes de piété, de dévotion publique ou privée se renforcent avec les épidémies.
Les dizeniers, habitants du quartier chargés de le surveiller, voient leur nombre renforcé : 97 prêtent serment en novembre 1629, soit 32 de plus qu’en temps normal. « Il ne faut pas s’imaginer quelque chose de super fliqué ou rigoureux, prévient le professeur Stéphane Barry. Bordeaux, c’est environ 30 000 personnes. Dans une ville médiévale, tout le monde se connaît. »
Mais il ne fallait pas non plus jouer avec le feu : « On avait mis en place un système d’amende versée si des individus sortaient de chez eux sans y être autorisés, résume Laurent Coste, ou s’ils ne s’étaient pas déclarés malades aux autorités. » C’est le cas d’une femme qui, trois ans après le début de l’épidémie, n’a pas révélé avoir contracté la peste. La sentence est ferme : elle se retrouve « pendue et estranglée à une potence porte Saint-Julien », sur l’actuelle place de la Victoire, pour l’exemple.
L’inefficacité de la médecine
Il faut bien limiter le mal, faute de pouvoir le guérir avec les avancées « relativement limitées » de la médecine : « On fait des progrès dans la connaissance de l’anatomie, décrypte Laurent Coste, mais peu au niveau du traitement. Alors on utilise des drogues, pilules et pommades, qui n’ont aucun effet, car elles ne traitent pas les symptômes. »
En 1599, Guillaume Briet publie son Discours sur les causes de la peste survenue à Bourdeaux. Le médecin renommé en Guyenne y décrit quelques remèdes d’herbes ou de cornes de cerf, avec comme ingrédient-phare le vin. Quant aux bubons, il conseille : « Ayez une poule vivante et mettez dessus son cul déplumé. En lui fermant le bec afin qu’elle ne respire pas, elle sucera par le bas le venin. » Sinon, on incisait ce bouton : « Non seulement la personne mourrait de la peste, mais en plus d’une septicémie », raille Stéphane Barry. Techniques à ne pas reproduire chez soi.

Au XVIIe siècle, on pense que la peste vient de l’air, alors « les parfumeurs venaient désinfecter. Et on les payait cher. » Stéphane Barry souligne que certains profitent de la vulnérabilité des infectés : « Les apprentis du parfumeur ne faisaient pas que parfumer la maison : ils la vidaient. Ou prenaient l’argent et ne venaient jamais. »
Contre l’ire de Dieu
La population s’en remet alors au spirituel. « Feu brulant, dragon dévorant […] ire de Dieu, épée du Seigneur, mort de l’air »… autant d’expressions pour décrire la peste que relate Guillaume Briet dans son Discours. Il accuse la France catholique, qui a mis le protestant Henri IV à la tête du royaume, d’avoir attiré la colère divine : « C’est lorsque Dieu nous surprend en notre orgueil et le rabat », assène-t-il. « Les actes de piété, de dévotion publique ou privée se renforcent avec les épidémies », souligne Stéphane Barry. L’art, les processions et la prière deviennent le meilleur remède.
L’efficacité des offrandes en temps d’épidémie reste à prouver, mais l’endiguement de la propagation par des mesures sanitaires élaborées au gré des expériences a limité la catastrophe. En 1720, Bordeaux évite la Grande peste de Provence en se barricadant dès les premiers cas suspects. Laurent Coste conclut : « Les épidémies faisaient partie du cycle de la vie. »