Bordeaux connaît sa première épidémie de choléra en 1832. Touchant en grande partie les quartiers populaires, les discours politiques se veulent rassurants ou moralisateurs. En parallèle, la maladie fait émerger une conscience sociale dans les milieux médicaux. La science sort du champ empirique pour s’attaquer aux causes réelles du choléra, et Jean Hameau, médecin de La Teste semble révolutionner la pensée de la médecine du XIXe siècle.
Dès avril 1832, le choléra asiatique fait des ravages dans la capitale française. Dans les quartiers insalubres, le bruit court que le gouvernement a empoisonné aliments et fontaines. L’épidémie sert aux opposants politiques pour discréditer la Monarchie constitutionnelle instaurée deux ans plus tôt.
À Bordeaux, toutes les précautions sont prises : dès février 1831, le consul général M. De la Boutraye, installé à Dantzig, dans le Royaume de Prusse, informe les autorités de Gironde que la maladie a touché l’est de l’Europe et rapporte son avancée. Les navires de la Baltique sont dès lors arrêtés à Pauillac. En juillet se crée une intendance qui vise à l’assainissement de la ville. Bordeaux espère échapper à l’épidémie qui a déjà fait 18 000 morts à Paris quand, le 9 août 1832, docteur Mabit y annonce les deux premiers cas de choléra.
« C’est la classe pauvre qui est exclusivement atteinte »
Depuis la peste, il est connu que certaines maladies sont contagieuses, sans pour autant en identifier les causes réelles : on pense à l’impureté de l’air, à l’eau empoisonnée… « Médecins et hygiénistes ont depuis longtemps établi un lien entre mortalité et insalubrité ; l’expérience des pays étrangers montre suffisamment que le choléra exerce ses ravages dans les quartiers misérables des villes », rapporte l’historien Stéphane Barry. Le gouvernement ordonne alors la création de conseils de salubrité, chargés de veiller à la propreté des villes, ce que Bordeaux fait en août 1831.
Les contemporains ont pu observer l’évolution de l’épidémie dans l’Est de l’Europe, remarquant qu’elle touchait d’abord les milieux populaires, comme le retranscrit un siècle après le Dr Fréour à Bordeaux : « L’épidémie a débuté dans la partie ouest de la ville, les premiers cas apparaissent dans les quartiers les plus malsains, dans les demeures misérables, surpeuplées […] C’est la classe pauvre, la classe laborieuse, qui est exclusivement atteinte », assène-t-il en 1958.
Il y a un déni, qui doit avoir des raisons économiques ou l’équilibre de la cité. Afin qu’il n’y ait pas de sédition et de panique.
Les autorités se veulent rassurantes. Lorsqu’à Tonneins, dans le Lot-et-Garonne, un homme décède du choléra, le sous-préfet de Marmande accuse ses vices, plaidant que « il est certain que cet homme s’adonnait à la boisson ». « Il y a un déni, qui doit avoir des raisons économiques ou l’équilibre de la cité. Afin qu’il n’y ait pas de sédition et de panique », observe Stéphane Barry, docteur en histoire moderne et contemporaine.
La peur de l’émotion populaire est due aux évènements parisiens : le décès du président du Conseil Casimir Perier, emporté par le choléra le 16 mai 1832, déchaîne les passions. La monarchie constitutionnelle dite « de Juillet » fête à peine ses deux ans, mais ce chamboulement permet aux républicains et aux légitimistes de faire valoir leurs revendications. Le 5 juin, lors des funérailles du général Lamarque, lui aussi décédé du choléra, le convoi funèbre devient une réelle manifestation. Même la garde nationale se joint aux insurgés : les affrontements font 600 blessés, et près de 200 décès.
La politique de l’autruche
Dans le sud-ouest, ces affrontements effraient les édiles : « On essaie d’éclairer la population sur la nature du mal et les causes favorisantes : les émotions trop fortes, la colère, la peur, les passions violentes, la débauche… » écrit le Docteur Fréour. La presse locale, comme L’Indicateur le 5 avril, s’empresse de réfréner les angoisses : « Bordelais, calmez vos alarmes exagérées […], le calme de l’esprit et du corps, la propreté, la tempérance et la modération, voilà les vrais préservatifs d’un mal qui paraît menaçant de loin. »
Alors que les petites villes de province, comme La Rochelle, doivent solliciter l’aide de l’État, les édiles bordelais créent une cagnotte qui rassemble près de 100 000 francs. Une telle somme permet d’aider les plus pauvres. Foléa, dont le mari décède à La Rochelle en décembre 1834, bénéficie ainsi d’un don « pour les indigents cholériques » de 60 francs, « considérant que cette malheureuse ne peut suffire à tous ses besoins à cause de la rigueur extrême de la saison ».

Émergence d’une conscience sociale chez les notables ? En réalité, ils souhaitent surtout éviter une révolte. « On insiste surtout sur l’assurance de l’aide matérielle et de secours qui seront prodigués à la classe indigente et laborieuse dont les membres sont obligés d’arrêter leur travail le plus tard possible en cas de maladie pour nourrir leur famille », relate le docteur Fréour. Avant de poursuivre : « Rebelle aux soins, crédule, elle est la proie facile au charlatanisme et de la malveillance qui suscite l’émeute. »
L’émergence d’une médecine sociale ?
Les autorités municipales, qui endossent la responsabilité de la propagation dans leur commune, veulent se dédouaner et ne pas faire fuir les notables, comme l’observe Stéphane Barry : « Comme on dit que seuls les individus qui ne respectent pas de règles d’hygiène de vie sont victimes de l’épidémie, la responsabilité des autorités dans l’insalubrité ambiante s’en trouve amoindrie. »
Les discours médicaux ne font pas écho à ces accusations : au contraire, ils portent un vrai plaidoyer social. Les médecins de La Rochelle demandent à « augmenter l’étendue des logements, prescrire la propreté, un balayage quotidien, le blanchissement des murs à la chaux, l’usage de l’eau chlorurée ».
Si elle touche les quartiers plus pauvres, la raison est simple : « La maladie a un impact beaucoup plus violent chez les gens regroupés, moins bien nourris, qui ont une vie de labeur plus compliquée. Ils vont puiser l’eau du puits, leurs matières polluent l’eau qu’ils consomment… Tout ça n’arrive globalement pas dans les quartiers les plus aisés », déduit l’historien Stéphane Barry. Et ça, le médecin de La Teste-de-Buch Jean Hameau va le comprendre lors de la seconde épidémie, en 1849.
Jean Hameau : rebelle, novateur et inconnu
Issu de famille modeste, Jean Hameau naît en 1779. À 18 ans, son père vend la moitié de ses terres pour qu’il puisse étudier la médecine à Paris. Jeune adulte, il revient à La Teste en 1801 : « C’est le pays qui m’a vu naître, c’est le pays où je dois exercer la médecine. »
Ce petit médecin du bout du monde que personne ne connaissait se permettait de donner des leçons à la société médicale de Bordeaux…
En 1836, il présente ses Réflexions sur les virus devant la société de médecine de Bordeaux… avec peu de succès : « Il était en opposition avec les normes médicales de l’époque » : les milieux éduqués et religieux n’admettaient pas « qu’il existe un corps étranger qui puisse agresser l’organisme ! Ce petit médecin du bout du monde que personne ne connaissait se permettait de donner des leçons à la société médicale de Bordeaux… » s’amuse Jean-Marie Chabanne, docteur en biologie à La Teste qui a co-créé l’association Les Amis de Jean Hameau. Il lui refuse le nom de « précurseur de Pasteur », même si ses travaux l’ont précédé.
Cette centaine de pages, fruit de ses observations minutieuses, note un comportement commun aux virus du choléra et de la fièvre jaune : « Il faut qu’ils trouvent à de courtes distances des gîtes contenant leur nourriture et les facilités convenables à leur reproduction ; sans cela ils cesseraient d’être bientôt. » Mais pour les religieux et personnes éduquées, il est impensable qu’un corps étranger puisse s’introduire en nous « et se comporter d’une manière qui lui est propre », comme le décrit Jean Hameau. Il se fait finalement connaître en étudiant une maladie locale : La Pellagre. Mais il est souvent oublié qu’il a réussi à trouver la cause du choléra, première grande épidémie touchant La Teste.
« Tout devient scientifique »
Nous sommes en 1849, à 60 kilomètres de Bordeaux. En 1841, le train a désenclavé ce territoire marin et permis des échanges commerciaux entre Bordeaux et La Teste. Alors quand le choléra frappe une seconde fois — et plus violente que la première —, La Teste n’est plus épargnée.
Jean Hameau, toujours soucieux de venir en aide aux Testerins, l’étudie longuement pour son Étude sur le choléra, publié en 1841. « À cette époque, la médecine change, la recherche s’intensifie. Tout devient scientifique, contrairement aux époques de peste où c’était relativement empirique : on constate que le malade en contact avec des personnes saines va les infecter, donc on l’isole », explique Stéphane Barry.

Jean Hameau s’attaque aux causes de la maladie, et non aux symptômes. Comme ses confrères, il constate le lien entre insalubrité et épidémie. Mais alors que ces derniers accusent la qualité de l’air et de l’eau, Jean Hameau remarque que la contagion est due aux déjections du malade — selles et vomissements. Grande révolution pour l’époque, saluée par Jean-Marie Chabanne : « Il s’est battu avec, et a réussi à la vaincre. Et à mon sens, c’est le premier médecin à avoir trouvé une solution thérapeutique au choléra. »
Le cofondateur des Amis de Jean Hameau constate un réel changement au niveau local : « Il a compris qu’il fallait traiter tous les objets et les éloigner du malade et de l’entourage : tissus, draps, pyjamas… Quand on regarde le registre d’état civil de La Teste, presque du jour au lendemain, ça s’arrête ! » La maladie a tout de même décimé 10 % des 3 000 habitants. Pourtant, ses Réflexions sur les virus ne connaîtront le succès auprès de l’Académie nationale de médecine qu’en 1850 et Jean Hameau décède, dans l’ombre, en 1851 alors qu’il est opéré par son fils d’un ongle incarné.