Épisode 6
7 minutes de lecture
Mardi 1 septembre 2020
par Justine VALLÉE
Justine VALLÉE
J’ai quitté la pluie bretonne pour rejoindre la chaleur bordelaise après avoir terminé mes études. Intéressée par l’Histoire, les problématiques sociales et féministes, je suis venue à Revue Far Ouest pour narrer des récits au long cours.

La plus grande hécatombe du début du XXe siècle n’est pas la Première Guerre mondiale, mais la grippe espagnole. Cependant, lorsque le conflit armé touche à sa fin avec les Alliés remportant toujours plus de terrain, l’heure est à la célébration et non pas à la peur. Les journaux aquitains se veulent alors rassurants au sujet de la maladie. Pourtant, les déplacements militaires la font entrer dans les principaux axes de la région tels que Bordeaux, Angoulême ou Agen…

« La grippe espagnole nous a pris Edmond Rostand et Guillaume Apollinaire qui n’avait que 38 ans ! » s’indigne Alain Paraillous. Il y a deux ans, l’écrivain du Lot-et-Garonne devait faire un compte-rendu semaine après semaine dans le Petit Bleu, journal local d’Agen, de la Guerre 14-18. « Je suis littéraire, alors quand je suis tombé sur ces informations, c’est ce que j’ai retenu de ces semaines. »

Pas question de semer la panique dans la population et les tranchées pour une petite grippe alors que la Première Guerre mondiale touche à sa fin. Malgré son nom qui porte à confusion, la maladie ne vient pas de nos voisins espagnols, mais « les journaux là-bas en parlent librement, puisque l’Espagne est un pays neutre, justifie l’historien Stéphane Barry. Ils évoquent alors l’  »Influenza », tandis que les pays belligérants limitent l’impact de la grippe. »

Sauf que sur une année, cette pandémie cause plus de dégâts que quatre ans dans les tranchées : environ 50 millions de personnes en périssent, contre 18 millions pour le conflit armé. À Bordeaux, 1733 décès lui seraient imputés selon l’historien Pierre Guillaume. Stéphane Calvet, professeur d’histoire à Angoulême, évoque une fourchette qui oscille entre 800 et 1200 morts en Charente.

La première vague dans les tranchées

« Les premiers cas de grippe proprement “espagnole” auraient été pour la première fois signalés dans les tranchées, à Villers-sur-Coudun, entre le 10 et le 20 avril 1918 », rapportait l’historien Pierre Darmon dans son article « Une tragédie dans la tragédie ». La première vague en France arrive donc par le nord.

Pour comprendre ce tournant militaire, et sanitaire, retour sur la situation de la Grande Guerre en avril 1918 : le traité de Brest-Litovsk signé le 3 mars 1918 avait entériné l’expansion de l’Empire allemand vers l’est de l’Europe. Il se rabat alors vers l’Ouest, avec une offensive à Villers-Bretonneux, du côté d’Amiens, du 24 au 26 avril.

Malades de la Grippe Espagnole dans un camp de l’armée américaine à Aix-Les-Bains — Source : Wikimedia

Ce n’est que le 6 juillet, dans l’article de La France de Bordeaux et du Sud-Ouest « l’affaire de Villers-Bretonneux » — qui entend ajouter « quelques détails complémentaires » sur la victoire des Alliés —, qu’on apprend que cette victoire est due… à la diminution des effectifs dans les troupes allemandes, du fait de la grippe espagnole. Les espoirs d’expansion vers l’ouest de la Triplice sont réduits à néant, mais elle apporte la première vague de grippe espagnole en France, dont on ignore encore les répercussions.

« La létalité change du tout au tout »

La deuxième vague, en octobre et novembre 1918, fait plus de victimes : « On ne sait pas trop ce qu’il s’est passé, mais à ce moment de basculement, la létalité change du tout au tout », s’exclame le créateur des Cafés historiques Stéphane Barry. Fait inhabituel : elle emporte surtout des personnes dans la fleur de l’âge.

À travers le combiné, le professeur d’histoire Stéphane Calvet semble effrayé : « Certaines personnes qui en décédaient au bout de 3-4 jours avaient la peau presque noire ! D’autres avaient les bronches si encombrées qu’elles avaient doublées de volume. Il fallait casser la cage thoracique pour qu’ils rentrent dans le cercueil. Vous imaginez pour la famille ! »

Après lui, les soldats tombèrent comme des mouches.

À l’époque, on accuse un « vaccin empoisonné fourni par les Boches », des boîtes de conserve venues d’Espagne, ou même les moustiques. « Un soldat bordelais affirme que son régiment malade est cantonné sur un terrain si insalubre que la Commission d’hygiène a interdit qu’on l’affecte aux prisonniers “boches”. “Il faut croire, conclut-il, qu’il était bon pour les Français”», relate l’historien Pierre Darmon.

Mouvements de troupes et propagation

Plus rationnelles, d’autres théories trouvaient l’origine de l’épidémie dans les camps militaires du Kansas ou d’Étaples. L’hypothèse asiatique a été avancée plus récemment : on en trouve la trace en Chine, dans la province Shanxi en 1917,« d’où venaient de nombreux travailleurs chinois pour travailler dans nos industries pendant la Première Guerre mondiale, explique le professeur d’histoire Stéphane Calvet. Ils sont passés par le Canada et les États-Unis avant d’arriver en France. »

« À partir du XXe siècle, les transports jouent un rôle majeur dans la diffusion des épidémies », relève Stéphane Barry. Ce que confirme son ami Stéphane Calvet, qui s’aperçoit que dans le centre de la Charente, « on atteint 50 à 60 % d’augmentation de décès » par rapport aux trois automnes précédents, et aux trois suivants, contre « seulement” 15 % dans le sud du département, plus rural. « Ce taux se calque sur les grands axes de circulation, comme la route de Bordeaux ou Limoges. »

Homme portant un masque durant l’épidémie de Grippe Espagnole — Source : Flickr

Le 28 septembre, un corps militaire de 1 000 Américains entraîné pour combattre débarque à Angoulême, jusqu’ici relativement épargnée par la grippe. Dès son arrivée, l’officier David Lang doit être transporté à l’hôpital. Il y décède le même jour. « Les Angoumoisins étaient choqués, car c’était le premier mort américain sur le sol de la ville, d’une maladie en plus », relate Stéphane Calvet. La ville lui consacre de grandes obsèques. « Après lui, les soldats tombèrent comme des mouches », poursuit l’historien, remarquant que la vague épidémique d’Angoulême semble correspondre à l’arrivée de ce régiment.

La censure au profit des charlatans

Le journal La Charente se garde bien de mentionner la cause du décès de David Lang, préférant dire qu’il a « succombé aux suites d’une affection contractée pendant la traversée ». Ce « vocabulaire détourné pour dire qu’il n’est pas mort de la grippe », selon les termes de Stéphane Calvet, doit rassurer la population. La guerre justifie la censure : « Certaines théories affirment que cela aurait pu limiter certaines offensives, relève Stéphane Barry. On ne veut pas faire croire à l’adversaire qu’on est touchés. »

Alain Paraillous, étudiant le Petit Bleu d’Agen, remarque que « le journal ne signale évidemment que les personnes notables », dont de grandes figures du Lot-et-Garonne : « M. Rontin, maire et conseiller général de Mézin ; Philippe Dauzon, ancien député d’Agen, ancien président du Conseil général ; M. Courau, ancien architecte départemental », liste l’écrivain.

Quand La Gironde du 15 août titre « Les armées alliées continuent leur avancée méthodique », le quotidien minimise l’épidémie : le Dr Renault, de retour de mission en Suisse, affirme que « bien qu’on ait à déplorer des morts par pneumonie, l’épidémie est loin d’avoir la gravité qu’on lui a attribuée. » Il donne alors les conseils pour s’en soigner par soins du nez et de la gorge, avant d’asséner que « les mesures [de quarantaine] appliquées à d’autres maladies seraient, pour la grippe, injustifiées et inutiles. »

Toutes les familles ont été touchées, de près ou de loin, par la mort. Ajouter à cela une épidémie… N’auriez-vous pas tendance à la minorer psychologiquement  ?

Puis « à partir de mi-octobre, ça fait tellement de ravages que la presse en parle et donne des conseils pour se prémunir », observe Stéphane Calvet. Le 23 octobre 1918, ce même quotidien titre son édito “La Guerre continue”, consacrant, comme à son habitude, plus d’une page aux événements qui se déroulent sur les fronts, relevant les victoires alliées. Caché dans une colonne de la seconde et dernière page du quotidien : “Mesures contre la grippe”. Les Bordelais apprennent alors que les théâtres, écoles, et cinémas seront fermés dès le lendemain.

Les yeux rivés sur l’Armistice

Deux jours après ces annonces, le ministre de la Marine, Georges Leygues, est accueilli avec de grandes festivités au Grand Théâtre. Il vient clore le grand Congrès sur l’Amérique latine qui dure depuis trois semaines. « On va interdire les réunions, et le lendemain, on fait cette énorme réunion dans le centre-ville de Bordeaux », s’en amuse Stéphane Barry.

Les échanges épistolaires privés mentionnent la grippe, mais « on en parle peu, remarque Stéphane Calvet, parfois en disant : « attention, il y a une terrible grippe en ce moment qui a tué un tel ». Mais le sujet d’après c’est : « on en a bientôt fini avec la guerre. » »

Si le conflit détourne l’attention, les avancées médicales suscitent aussi beaucoup d’espoir. « On vient de découvrir la cause de la peste, explique Stéphane Barry. Et il faut penser qu’on est dans un monde où l’Occident contrôle 90 % de la planète, c’est le temps des grands progrès, donc on se sent surpuissants. »

Egon Schiele, La Famille. Tableau réalisé quelques jours avant sa mort et peu de temps après que la Grippe Espagnole a emporté son épouse, enceinte de six mois.

Dans les journaux, seuls les remèdes miracles sont mis en avant : « L’aniodol est, en effet, l’antiseptique classique aujourd’hui et qu’on doit employer d’emblée à haute dose » peut-on lire des conseils avisés du Dr Bouffé de Cordebugle dans La Petite Gironde. Certains publicitaires se paient des hauts de page pour écrire que « Contre la grippe, le Grog Dupit est souverain. » Les comprimés d’aspirine Usine du Rhône, les boîtes d’ Antigrip Vacher, les tablettes Triumph… Autant de charlatans qui mettent en gras le mot « grippe » pour vendre leurs produits. « Il devait y avoir une inquiétude dans la population, atteste Stéphane Calvet, parce qu’ils ne font pas des pubs pour rien. » Et ça marche : le 30 octobre, on apprend dans un compte-rendu de l’Assemblée fait par la Petite Gironde qu’il y a pénurie de médicaments.

« Retrouver la joie de vivre »

« Toutes les familles ont été touchées, de près ou de loin, par la mort. Ajouter à cela une épidémie… N’auriez-vous pas tendance à la minorer psychologiquement ? » questionne Stéphane Barry. « Les organismes ont souffert des privations pendant cinq ans, donc les gens sont moins sensibles que nous à la maladie, compare l’éditeur. Nous sommes dans une société qui a envie de retrouver la joie de vivre. » Quand La Gironde, le 11 novembre, titre « L’Allemagne a signé l’Armistice. Les hostilités ont cessé », elle n’évoquera la grippe espagnole qu’en Amérique du Sud. Comme si l’épidémie avait cessé avec la Guerre.

« Cette épidémie ne suscite pas forcément un impact psychologique qui va perdurer comme pour la peste », relève Stéphane Barry. Pendant des décennies, malgré la troisième vague du printemps 1919 peu meurtrière, la grippe espagnole tombe dans l’oubli et la population vit ses années folles.

Aujourd’hui encore, des questions subsistent. Le paysan et homme de lettres Alain Paraillous s’en pose aussi : « Mon Aïeul meurt au début de 1919 à 64 ans. Son père était mort plus âgé, sa femme est décédée en 1946. Il est peut-être mort de la grippe espagnole alors qu’il vivait à la campagne, mais il est difficile de le savoir… »

Justine VALLÉE
J’ai quitté la pluie bretonne pour rejoindre la chaleur bordelaise après avoir terminé mes études. Intéressée par l’Histoire, les problématiques sociales et féministes, je suis venue à Revue Far Ouest pour narrer des récits au long cours.
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