Aujourd’hui, on donne la parole à ceux qui ne l’ont pas.
Cette newsletter a été envoyée aux inscrit·es le 20 juin 2023.
Une semaine après le naufrage d’un bateau ayant causé la mort d’au moins 78 exilés au large de la Grèce, et probablement de plusieurs centaines d’autres dont les corps n’ont pas été retrouvés, nous avons ressenti le besoin de leur consacrer cette édition. Mais comment parler de ceux qui ne sont plus là ? Et quoi dire ?
Après ce drame, et en cette journée mondiale des réfugiés, nous avons choisi de modifier notre format habituel pour vous parler des destins de ceux, plus chanceux, qui sont arrivés jusqu’ici.
Nous vous partageons l’histoire d’Akbar, qui a fui l’Afghanistan et les talibans pour s’installer en Dordogne. Akbar est coursier, et à la tombée de la nuit, il parcourt les rues de Périgueux pour livrer des repas. L’article complet sur l’histoire d’Akbar est à retrouver dans notre deuxième revue papier, « Tout reprendre », que vous pouvez commander à la fin de cette newsletter.
Akbar, une histoire d’exil
Akbar est né en 1993 à Kunduz, une ville de 250 000 habitants perchée au nord de l’Afghanistan, à quelques encablures de la frontière tadjike. Faute de données plus précises, il explique célébrer son anniversaire chaque année le 1er janvier. Il est Pachtoune, l’ethnie dominante en Afghanistan.
Akbar a trois ans quand les talibans prennent le pouvoir dans le pays en 1996, au terme d’une guerre civile des plus meurtrières. Ses sœurs ne vont pas à l’école, et une absolue rigueur est de mise dans les ruelles de son village, situé à quelques kilomètres de Kunduz. Pourtant, il ne semble pas tellement marqué par cette période : « La vie, à l’époque, me semblait normale. Les combats se déroulaient principalement la nuit. Je ne me rendais pas bien compte, j’ai compris en quittant le pays que je n’avais pas eu une enfance normale. »
L’après 11 septembre
Puis, il y eut le 11 septembre 2001. L’effroi parcourait le monde, à la vue de ces avions percutant de plein fouet les tours jumelles du World Trade Center. Parmi les 19 pirates de l’air, 14 étaient saoudiens, aucun Afghan. Pourtant, c’est bien l’Afghanistan qui va être pointé du doigt comme le responsable de l’attaque : l’acte a été revendiqué par Al-Qaida, un groupuscule niché depuis 1986 dans les zones tribales afghano-pakistanaises.
« Rapidement, nous avons vu arriver l’armée américaine dans nos rues. Les forces de la coalition se sont divisées le pays, et nous nous sommes retrouvés avec les forces militaires allemandes dans la région de Kunduz », explique Akbar.
La suite, ce sont de nouvelles années de terreur. Akbar, comme l’ensemble de ses compatriotes, se retrouve dans la position du suspect. Ses nuits sont courtes, entrecoupées par le vrombissement des hélicoptères qui se posent dans le village. Parfois, la porte de sa maison est enfoncée par les militaires. Les enfants hurlent, les coups pleuvent.
« Un bain de sang »
Parfois, les drames sont d’une autre ampleur. Ce fut le cas le 4 septembre 2009 : le village d’Akbar est bombardé en pleine nuit. C’est un bain de sang : 142 victimes sont à déplorer. Ces victimes — des civils, dans leur grande majorité — Akbar explique avoir connu chacune d’entre elles.
Résilient malgré les drames qui l’entourent, Akbar tente de vivre le plus normalement possible, monte un commerce alimentaire, et se marie. Mais il se sent en sursis permanent, pris en étau entre l’occupation étrangère et les forces obscurantistes locales qui mènent l’insurrection. Alors, un matin de 2018, il prend une décision qui va changer toute sa vie : partir.
pour aller plus loin
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Le sachiez-tu ?
C’est le nombre d’Afghans ayant demandé l’asile en France en 2022, selon l’Ofpra.
De Kaboul à Périgueux
Le long voyage d’Akbar
Quitter l’Afghanistan sans document de voyage en règle n’a rien de facile. En 2018, Akbar part de son village, un sac sur le dos. Il a 25 ans. Son plan : arriver à se frayer un chemin vers l’Europe, avant de faire venir sa femme. Son odyssée durera près de six mois.
Première étape : Kaboul, la capitale, qu’il va rallier par bus. Puis cap vers le sud : il passe la frontière pakistanaise, avant la prochaine étape cruciale : l’entrée sur le territoire iranien. La frontière pakistano-iranienne est à la fois un axe majeur de migrations, mais également une autoroute mondiale de la drogue. Il faut échapper aux impitoyables paramilitaires iraniens, qui tirent littéralement à vue. Avec une vingtaine de personnes, il se positionne près de la frontière, attend plusieurs heures. « Nous le savions tous. Tellement de personnes sont mortes ici sous les balles des Iraniens. »
Akbar et ses camarades d’infortune passent sans encombre. Mais rien n’est fini. Aux côtés d’Akbar, ils sont des centaines à tenter de sortir d’Iran pour rejoindre la Turquie, cheminant péniblement dans les montagnes enneigées qui séparent les deux pays. La file s’étend sur un kilomètre. « Les soldats iraniens ont attaqué la tête de ce long cortège. Plusieurs personnes sont mortes sous les balles. Par chance, je me trouvais plus loin. Nous étions gelés, sans bouger, terrifiés. Finalement, je suis passé. Cela a été le pire moment de mon trajet. »
Les soldats iraniens ont attaqué la tête de ce long cortège. Plusieurs personnes sont mortes sous les balles.
Puis, la chance sourit. Il entre en Grèce, puis en Macédoine, en Croatie, en Autriche, en Slovénie, et en Italie. Akbar le sait : des dizaines de milliers d’autres n’ont pas eu cette chance, et croupissent toujours dans des camps sur ce trajet.
La France, enfin
Arrivé en France, le jeune Afghan passe deux mois à Paris, dans un abri de fortune. Il y retrouve de nombreux compatriotes, avec qui il va partir pour Calais. « Là-bas, tout le monde avait peur. Il n’y avait pas de justice, pas d’ordre, pas de sécurité. C’était incroyable de se dire que nous nous trouvions en France. »
À Calais aussi, le drame est quotidien. Plusieurs de ses camarades tentent la traversée vers l’Angleterre, et s’accrochent sous des camions. Personne ne les reverra jamais. À plusieurs reprises, Akbar assiste à des scènes qui ne peuvent se raconter, où la chair humaine s’écrase contre les mécaniques des semi-remorques.
Akbar ne souhaite pas se rendre en Angleterre, et fait une demande d’asile en France. Après plusieurs entretiens, il reçoit une réponse positive. Il en parle comme un des plus beaux jours de sa vie.
Après le démantèlement de la jungle de Calais en 2016, l’État français a tenté de disperser des groupes de réfugiés et de demandeurs d’asile un peu partout en France, afin de ne pas surcharger les structures de la capitale et du Nord–Pas-de-Calais. Comme des centaines d’Afghans, Akbar arrive en 2020 à Périgueux. Il obtient rapidement un logement, fait de premières belles rencontres, et devient coursier à scooter. « Fini la jungle, l’insécurité, la peur de l’expulsion, finies les nuits dehors. J’ai eu l’impression de commencer ma vie. »
Écrit par Laurent Perpigna Iban
Publié dans Revue Far Ouest N°2, « Tout reprendre »
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