Aujourd’hui, on s’intéresse à un tribunal qui se radicalise contre les écolos.
Cette newsletter a été envoyée à nos inscrit·es le 6 février 2024.
Au moment où les agriculteurs commençaient à battre le pavé, le verdict tombait sur le sort des organisateurs des manifestations de Sainte-Soline contre les mégabassines : bannissement, dommages et intérêts disproportionnés et sanction historique de syndicalistes. Un traitement de défaveur de la part du tribunal de Niort, qui se positionne à l’avant-garde de la répression des mouvements écolos en France.
Dans cette newsletter, nous allons vous raconter le procès très politique de neuf militant·es anti-bassines dans l’ex-Poitou Charentes et le contexte très particulier qui en explique peut-être la radicalisation.
Le coup de loupe
D’où ça part le mouvement anti-bassines ?
L’emballement judiciaire cible principalement le mouvement constitué en opposition aux projets de retenues d’eau de substitution en Poitou-Charentes. Face au dérèglement climatique et aux sécheresses qui frappent les plaines de l’ancienne région, les Chambres d’agriculture et syndicats majoritaires défendent un système de « substitution » pour les cultures irriguées. En gros : pomper dans les nappes phréatiques en hiver, quand elles sont au max, et stocker dans des réservoirs en surface pour arroser à la période sèche.
Sauf que du point de vue de nombreuses organisations écologistes, syndicales et scientifiques, rien ne va dans le projet. À commencer par la méthode de validation, jugée non-démocratique par les opposants. Dès les premières autorisations, les référés pleuvent pour faire annuler les projets au niveau administratif. Parfois avec succès, comme en octobre où deux projets de quinze bassines ont été annulés, parfois non comme autour des fameuses bassines du bassin de la Sèvre Niortaise et du Marais poitevin dont le jugement est contesté à Bordeaux.
Le projet lui-même suicite de très vives oppositions. Les bassines vont pomper de l’eau, un bien commun, et ainsi le réserver à quelques bénéficiaires. En clair : la privatiser. Pour maintenir la productivités de certaines exploitations agricoles, les bassines interfèrent dans le cycle de l’eau, sans tenir compte des réalités de milieux fragiles et déjà surexploités. Le tout financé à 70% par de l’argent public.
Qu’est-ce qu’il s’est passé à Sainte-Soline ?
Cette bataille de l’eau dure depuis plus d’une décennie, mais tout semble s’être cristallisé autour des manifestations de Sainte-Soline. Tout commence le 29 octobre 2022 : des grilles de chantier sont forcées, six pompes sabotées, 1500 gendarmes déployés, des dizaines de participant·es blessé·es … Mais ce n’est qu’un début.
Dans la foulée, une nouvelle date est annoncée : le 25 mars 2023, « Sainte-Soline 2 » déferlera sur le site pour forcer la suspension des travaux. La préfète Emmanuelle Dubée, ancienne directrice adjointe du cabinet du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, signe le 17 mars un arrêté d’interdiction pour la manifestation. Aucun recours en justice ne permet de lever les arrêtés, mais l’organisation décide de maintenir.
En plus de Bassines non merci, des Soulèvements de la Terre et des adhérent·es de la Confédération paysanne, les syndicats CGT et Sud ont rejoint le pack. Des ONGs comme Greenpeace renforcent la défense et des élu·es écologistes en écharpe se sont postés en piliers.
Le jour J, des milliers de personnes (6000 d’après la police, 20 000 à 30 000 selon l’organisation) s’avancent suivant une répartition en cortèges identifiés par des bannières de couleur.
En face : quarante gendarmes montés sur quad équipés de lanceurs de balles de défense déboulent sur les manifestant·es tandis qu’une pluie de plus de 5 000 lacrymos soufflent un brouillard de guerre sur la plaine survolée par neuf hélicos … quand la confusion se lève, les organisateurs comptent 200 blessé·es dans leurs rangs, 40 grièvement touché·es dont certain·es attendront des heures des ambulances bloquées par les forces de l’ordre.
Est-ce qu’il y a eu des suites devant la justice ?
Les familles de deux blessés graves portent plaintes : celle de Serge S. pour « tentative de meurtre » après que celui-ci ait été victime d’une grenade lacrymogène assourdissante GM2L puis transporté tardivement par le Samu et celle de Mickaël, 34 ans, dans le coma plusieurs jours après avoir été hospitalisé dans un état grave. Des suites légales qui font écho aux interpellations de la Ligue des Droits de l’Homme, entre autres organisations, sur un usage disproportionné de la force.
Au lendemain de la manifestation, Gérald Darmanin annonce vouloir dissoudre les Soulèvements de la Terre. Saisi par plusieurs organisations, le Conseil d’État annule la décision du premier flic de France.
Bien vite, la justice est appelée en renfort. Mediapart a ainsi révélé que le garde des Sceaux Eric Dupont-Moretti avait transmis le 9 novembre une circulaire appelant les procureurs à « une réponse pénale systématique et rapide » contre les « infractions commises dans le cadre de constatations de projets d’aménagement du territoire ». Difficile de ne pas penser aux bassines en lisant la consigne.
En septembre 2023 a débuté à Niort le procès de neuf personnes pour l’organisation des manifestations de Sainte Soline. Et, il a beau se tenir au tribunal correctionnel, il se révèle bientôt tout aussi politique que les autres mises en cause des anti-bassines. Terminé le 17 janvier 2024, c’est ce procès que nous vous racontons dans la suite de cette newsletter.
Le sachiez-tu ?
C’est le montant des dommages et intérêts demandés par le juge au titre des dégradations commises à Sainte-Soline en novembre 2022, principalement pour les barrières tombées lors de l’entrée des militant·es sur le site du chantier.
C’est arrivé près de chez nous
L’étrange procès des organisateurs de Sainte-Soline 1 et 2
Le début du procès pour l’organisation des manifestations anti-bassines avait des faux airs de Sainte-Soline. Le 8 septembre, premier jour d’audience, un dispositif policier a été déployé par la préfecture pour verrouiller le centre ville de Niort. « Nous avons déposé un référé liberté trois ou quatre jours avant et nous avons appris que le procureur et le juge avaient remercié la préfète du dispositif », soupire David Bodin, secrétaire fédéral de la CGT des Deux-Sèvres.
Il fait partie des neuf prévenus dans l’affaire. Tous accusés d’avoir organisé les deux manifestations de Sainte-Soline de novembre 2022 et mars 2023. À ses côtés, deux membres de Bassines non merci ! (BNM), deux co-portes paroles des Soulèvement de la Terre (SDT), deux membres de la Confédération paysanne, un co-porte parole de Solidaires 79 et un agriculteur bio en Ariège. Le cœur de leur défense : « l’état de nécessité » imposé par le changement climatique qui justifie d’entraver le projet agroindustriel porté par les bassines.
« Comme Pol Pot ! »
Pour appuyer l’argument, la défense appelle à la barre des scientifiques, dont Julie Trottier, directrice de recherche au CNRS et hydrologue depuis près de 30 ans. Quand elle décrit les raisons biologiques qui font des bassines une mauvaise réponse au changement climatique, un avocat des partis civils l’interrompt : « vous êtes sûre ? » Les arguments scientifiques ne pèsent pas lourd à la barre.
L’ambiance donnée par le président de séance n’aide pas. A chaque témoin, il pose la même question : « que pensez-vous de la violence ? » Les prises de parole se multiplient sans vraiment aller dans le fond de l’affaire. Pour toute preuve de l’implication des syndicalistes de SUD et de la CGT 79, le procureur produit une photo du premier à côté d’un drapeau et une vidéo où ils apparaissent l’un puis l’autre en se félicitant oralement de la tenu de la manif.
« Nous étions convoqués à titre personnel, pas en lien avec nos syndicats, précise Hervé Aughin de Solidaires 79. L’objectif était de couper des têtes. »
En cours de procès, une nouvelle partie civile s’invite : la Coordination rurale, syndical agricole défenseur des bassines. Maître Carl Gendreau commence alors à animer la séance de remarques « limites », selon les propres mots du président de séance. « Il nous a dit que nous voulions tuer les agriculteurs comme avait fait les Khmers rouges au Cambodge, il nous a comparé à Pol Pot ! », se scandalise David Bodin, secrétaire fédéral de la CGT des Deux-Sèvres.
Une peine jamais prononcée depuis l’Occupation
Le 17 janvier, après 22 heures de débat, les peines tombent lourdement sur les épaules des neuf prévenus. Tous écopent d’une interdiction de port d’arme, un symbole : « on essaie de nous coller la violence sur le dos, c’est un récit qui se construit » analyse Julien Le Guet de Bassines Non Merci.
Pour lui et les autres écolos, Joan Monga et Nicolas Garrigues des Soulèvements, 12, 9 et 6 mois de prison avec sursis et près de 25000 euros d’amende. Les deux derniers, n’habitant pas dans le département, ont « interdiction de paraître dans les Deux-Sèvres » pendant trois ans. Une peine surprenante mais de plus en plus prononcée contre des ZADistes (déjà entendue à Notre-Dame-des-Landes, Bure et Sivens).
Les deux syndicalistes non agricoles (CGT et SUD) se voient frappés d’une amende 500 euros. Un petit prix mais un grand symbole : « c’est hyper grave, insiste David Bodin de la CGT. Toute la CGT s’est sentie visée : la dernière fois qu’une organisation syndicale a été condamnée pour une manif, c’était sous l’Occupation. »
Les prévenus n’ont pas écouté les conclusions du juge jusqu’au bout : après avoir énoncé un verdict qui reprenait à la lettre les requêtes du ministère public ainsi que celle de l’avocat de la Coordination rurale, le juge s’est lancé dans une défense vibrante des bassines. Sur les marches du Palais de justice, Julien Le Guet a condamné un « jugement très politique » avant de faire part de son projet de faire appel pour continuer de mener le combat anti-bassine sur deux fronts : dans l’arène politique et devant la justice.
Pour aller plus loin
🚜 Le deux poids deux mesures de Darmanin en images. Avec son habituelle efficacité, Sébastien Fontenelle a assemblé un terrible édito vidéo sur la différence de traitement entre les « méchants » écolos et les « gentils » agriculteurs.
🧑⚖️ Un « continuum de répression du mouvement écologiste ». Vous vous souvenez des militant·es qui ont refusé de se présenter à l’Assemblée parce qu’iels étaient en procès ? Les voilà poursuivi en justice pour avoir défendu la séparation des pouvoirs. Une poursuite de plus relatée sur Reporterre.
✌️ Une victoire contre les bassines qui a changé la donne – le 3 octobre dernier, le tribunal administratif de Bordeaux a annulé deux projets prévus en Vienne et en Charente Maritime. Un jugement qui pourrait bien changer le rapport de force, comme le résumait France info.
– Cette newsletter a été conçue par Sylvain Lapoix et Clémence Postis.