Aujourd’hui on se demande si la vidéosurveillance sert à quelque chose.
Cette newsletter a été envoyée à nos inscrit·es le 9 septembre 2025.
Peut-être en avez-vous déjà aperçu quelques-unes… ou peut-être pas, car certaines sont habilement dissimulées. Ces dernières années, les caméras de vidéosurveillance se sont largement multipliées dans l’espace public.
En Nouvelle-Aquitaine, cette tendance gagne aussi bien les villages que les grandes villes. À Bordeaux, longtemps à la traîne sur ce sujet, la situation a basculé depuis 2019 : la capitale girondine est désormais l’une des villes les plus équipées de France. Mais c’est quoi le problème au juste ?

Dans cette newsletter, on vous explique les raisons de cette montée en puissance, les enjeux que cette installation massive soulève, et comment, à Bordeaux, des collectifs comme Technopolice organisent des soirées cartographiques pour repérer et documenter la présence des caméras dans l’espace public.
Le coup de loupe
Pourquoi autant de villes installent des caméras de vidéosurveillance en ce moment ?
Parce que c’est simple, visible et politiquement rentable. Pour un·e maire, la caméra de vidéosurveillance coche toutes les cases : elle donne l’image d’une action concrète contre l’insécurité, répond aux inquiétudes d’une partie de la population, sans nécessiter de recruter du personnel.
Cette tendance s’inscrit dans ce que le sociologue Ulrich Beck appelle la « société du risque ». Dans cette société, le pouvoir politique ne promet plus le progrès, mais se contente d’anticiper les menaces. La vidéosurveillance devient alors un outil politique qui rend visible la capacité d’agir, même quand son efficacité réelle n’est pas démontrée. L’exemple de Jarnac, en Charente, est frappant : cette commune de moins de 5 000 habitants dispose de 79 caméras, ce qui en fait la ville la plus vidéosurveillée du département. Ce déploiement impose une nouvelle norme où la surveillance fait du quotidien.

Ce développement est facilité par d’importants financements publics. Le Fonds interministériel de prévention de la délinquance peut couvrir jusqu’à 80 % des dépenses, particulièrement pour les caméras installées dans les centres-villes ou près des écoles. En Nouvelle-Aquitaine, intercommunalités et départements comme la Charente ou la Dordogne soutiennent financièrement les communes.
C’est quoi le problème ?
D’abord, c’est une question démocratique. Contrairement aux cookies numériques qu’on peut refuser, il est difficile, voire impossible, d’éviter la captation dans une ville équipée de vidéosurveillance. « Pourtant, rien dans la loi n’oblige un citoyen à être filmé en permanence pour circuler », relève Sacha de Technopolice Bordeaux, un collectif qui documente les surveillances technologiques policières.
Même dans les communes les plus surveillées, les habitants ignorent souvent l’étendue du dispositif. C’est le cas à Libourne, en Gironde où plus d’une centaine de caméras sont reliées à un centre de supervision urbain. Certaines sont équipées de haut-parleurs pour interpeller les passants, d’autres ont expérimenté un logiciel croisant météo et profils sociaux pour anticiper d’éventuels troubles.

Ce manque de transparence interpelle aussi certains professionnels. L’année dernière, un agent a signalé des dysfonctionnements au sein de son centre à Marseille : des images auraient été écartées pour dissimuler des violences policières et des échanges sexistes relevés entre opérateurs. Une enquête est en cours.
Mais l’effet le plus marquant reste souvent invisible : on ne se comporte pas de la même manière quand on se sait observés. Même la solidarité pourrait être mise à mal : « Si demain on voit quelqu’un se faire agresser, est-ce qu’on ira l’aider, ou est-ce qu’on comptera sur la caméra ? » interroge Sacha.
Ah bon, c’est pas efficace les caméras de surveillance ?
Pas vraiment. En tout cas, pas comme on l’imagine. Contrairement à l’intuition, la présence de caméras n’a pas démontré d’effet clair sur la baisse de la délinquance. Des études anglaises ou françaises concluent qu’elles n’ont qu’un impact marginal, parfois nul.
Déjà, car il n’y a pas assez d’opérateurs dans les Centres de supervision urbaine (CSU) pour suivre les caméras en temps réel. Donc dans les faits, elles peuvent être utiles, mais surtout après coup, dans un laps de temps limité à 30 jours avant que les images soient supprimées. Globalement leur rôle reste minoritaire : moins de 3 % des enquêtes abouties en France utilisent des images de vidéosurveillance comme élément décisif.

Le problème, c’est que ces limites n’empêchent pas leur extension. C’est un « tonneau des Danaïdes » : plus on en installe, plus on a l’impression qu’il en manque. Et comme la délinquance se déplace plutôt qu’elle ne disparaît, chaque nouvel angle mort devient un prétexte à filmer un peu plus. Jonathan Prioleaud, maire de Bergerac et fermement opposé à l’installation de caméras, s’en amuse : « Ce qu’il faut se demander, c’est à quoi vont servir des caméras. Elles ne vont rien filmer ! Notre ville est apaisée, ce qui existe c’est un sentiment d’insécurité de la part de certains », avait-il déclaré à France Bleu Périgord.
Le sachiez-tu ?

C’est le taux d’augmentation du nombre de caméras de surveillance installées sur la commune de Bordeaux depuis 2020.
C’est arrivé près de chez nous
Technopolice Bordeaux : surveiller la surveillance dans la métropole
Depuis sa création cette année, Technopolice Bordeaux s’emploie à documenter et à questionner l’essor de la surveillance dans l’espace public. Parti du mouvement national lancé en 2019 par La Quadrature du Net, ce collectif citoyen s’intéresse à toutes les formes de surveillance technologique : vidéosurveillance, drones, reconnaissance faciale, algorithmes d’analyse comportementale… Une trentaine de personnes suivent aujourd’hui sa liste de diffusion en Nouvelle-Aquitaine.

Au cœur de ses préoccupations : les caméras de surveillance dites « classiques », dont l’usage massif dans l’espace public reste largement méconnu du grand public. À Bordeaux, le collectif a obtenu des chiffres précis : la ville compte aujourd’hui 229 caméras pour 320 vues (une caméra pouvant filmer sous plusieurs angles). Chaque année, entre 15 et 30 nouvelles caméras sont installées, pour un coût unitaire de 3 000 euros. Les secteurs les plus surveillés ? Le centre-ville, le quartier Victor Hugo ou encore les zones où la gestion des encombrants pose problème.
229 caméras et un rythme soutenu
« Les habitants n’ont aucune visibilité sur le développement de ce réseau », alerte Sacha, membre du collectif. Contrairement à Rennes, la mairie de Bordeaux refuse de rendre publique la localisation des caméras, évoquant un risque de vandalisme. Cette opacité alimente l’inquiétude de Technopolice, qui redoute une surveillance de plus en plus discrète, mais omniprésente.
C’est une manière de rendre visible l’absurde : montrer ce que les algorithmes considèrent comme “anormal”
Mais pour Technopolice, les enjeux dépassent les seules caméras visibles. Le collectif alerte sur l’essor de la vidéosurveillance algorithmique (VSA), une technologie qui ne se contente plus d’enregistrer : elle analyse en direct les images filmées pour identifier automatiquement des « anomalies » : regroupements, objets abandonnés, courses soudaines… Si Bordeaux affirme ne pas vouloir l’utiliser d’ici la fin du mandat, le collectif reste méfiant : « Il suffit d’une mise à jour logicielle pour qu’une caméra classique devienne “intelligente” du jour au lendemain. »
Cette surveillance dite « intelligente » repose sur une définition floue et arbitraire du comportement suspect. Et soulève des craintes sérieuses : biais raciaux ou sociaux dans l’identification des personnes, atteintes aux libertés de réunion, de manifestation, voire d’errance. En ciblant des « écarts à la norme », elle tend à imposer une normalisation des comportements dans l’espace public. « C’est tout un modèle de société qu’on voit se dessiner, où chaque mouvement peut être interprété, surveillé, signalé », résume Sacha.
Des alternatives à la transparence
Pour sensibiliser à ces dérives, le collectif mise sur des actions concrètes. À la rentrée, il lancera ses premières « cartoparties » : des balades urbaines participatives pour localiser et cartographier les caméras dans les rues bordelaises. Carnets, cartes, GPS ou smartphones à la main, les participants notent l’emplacement, l’orientation et la nature de chaque dispositif. Ces données seront ensuite téléversées sur OpenStreetMap, pour constituer une carte librement accessible de la surveillance urbaine. Objectif : visualiser les zones les plus filmées et permettre à celles et ceux qui le souhaitent de les éviter.

Autre initiative, plus spectaculaire : les « marches bizarres ». Inspirées d’actions militantes menées à Marseille, ces déambulations collectives consistent à adopter volontairement des gestes atypiques (marcher à reculons, s’arrêter soudainement, effectuer des mouvements exagérés…) afin de tester les capacités de détection des caméras intelligentes. « C’est une manière de rendre visible l’absurde : montrer ce que les algorithmes considèrent comme “anormal” », explique Sacha. Mais aussi une invitation à réinvestir l’espace public de manière ludique, créative, critique.
Pour Technopolice Bordeaux, la lutte contre ces dispositifs ne se limite pas à une défense de la vie privée. Elle touche à des droits fondamentaux : liberté d’aller et venir, d’expression, d’association. Le collectif entend rouvrir le débat citoyen sur des technologies souvent imposées sans réelle concertation, et rappeler que leur généralisation n’a rien d’inéluctable.
Tour d’horizon
⏪ « La vidéosurveillance ne résout pas la délinquance ». Le chercheur et spécialiste des questions sécuritaire, Laurent Mucchielli revient au micro de France Inter sur ce qu’il considère « un bluff technologique ».
🌃 Comment sont encadrées les caméras de surveillance dans l’espace public ? France Culture y répond avec Louis Dutheillet de Lamothe, secrétaire générale de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Quelles sont les lignes rouges dans l’usage de la vidéosurveillance ?
🚨 Technopolice, ou la police totale. Pour Au Poste, le chercheur et militant Félix Tréguer explique l’intégration massive des technologies dans l’activité policière : vidéosurveillance, drones, reconnaissance faciale, logiciel de prédiction criminelle…