Épisode 22
5 minutes de lecture
Mardi 2 mars 2021
par Amandine Sanial
Amandine Sanial
Journaliste souvent, photographe parfois, Amandine a collaboré avec Télérama, M le magazine du Monde ou encore Rue89 avant de couvrir l’actualité police-justice pour une agence de presse à Paris. De retour d’un long voyage à travers l’Europe, l’Asie centrale et l’Inde, elle a posé ses valises dans le Sud-Ouest.

Et si la démocratie avait disparu ? Si les livres étaient interdits ? Si le monde était gouverné par une « caste », un pouvoir autoritaire rassemblant ceux qui détiennent le savoir ? C’est ce qu’ont imaginé les élèves de la classe d’Enseignement conjoint des langues anciennes (ECLA) du Lycée Victor Louis de Talence, dans leur court-métrage dystopique « Vae Victis ».

Le projet « Les Apprenti·e·s » est un programme d’éducation aux médias développé par l’association Les Ami·e·s de Far Ouest. Dans ce feuilleton, nous donnons la parole à des jeunes qui s’essaient à l’écriture ou l’audiovisuel. Que leurs réalisations soient d’initiatives scolaire, associative ou individuelle, notre plateforme les valorise.

« Au final, celui qui détient le savoir, c’est celui qui détient le pouvoir. » Marie Chabenat ne s’en était pourtant pas rendu compte au moment du tournage. Élève de la classe d’ECLA, aujourd’hui en terminale, c’est elle qui a co-réalisé Vae Victis, un court-métrage projetant les lycéens en 2100, dans une dictature où les langues étrangères et la culture sont interdites. L’usage des mots est restreint, les temps de discussion réglementés. Leur monde bascule à l’arrivée de Léo, un·e étudiant·e venu·e d’un autre établissement, qui va mener une rébellion par le biais d’une nouvelle langue : le latin.

Tourné début 2020, Vae Victis montre la vie de lycéens asservis par une « caste », ici invisibles, mais qui domine le monde et révise l’histoire en sa faveur. Hautement politique, le message véhiculé par le film est pourtant venu sur le tard. « Lors de l’écriture, on était tous d’accord sur le fait d’en faire une dystopie », explique Ulysse Attidekou-Wuilliet, qui tient le troisième rôle du film. « On a choisi l’asservissement d’un peuple par les puissants, sans vraiment réfléchir à la portée politique. »

Les élèves asservis par la caste sont surveillés pendant leurs seuls temps de pause.

Les classes de secondes, premières et terminales se sont partagées l’écriture du court-métrage, sans s’être inspirés d’une œuvre ou d’une période historique particulière. Pour l’écriture comme pour le tournage, les élèves ont eu carte blanche et ont seulement été épaulés par Romain Claris, réalisateur professionnel, qui s’est également chargé du montage. Pour le titre, les élèves ont choisi une citation du chef gaulois Brennus après avoir vaincu Rome, signifiant « malheur aux vaincus ».

Au fur et à mesure, on s’est rendu compte qu’il y avait un message derrière

« On ne s’est pas directement basé sur un régime dictatorial, mais je pense qu’inconsciemment, on a été influencés par le nazisme, reconnaît Marie. C’est sûrement ce qui nous a inspiré les affiches que l’on aperçoit dans le film. » Pour elle, la portée politique est venue après, quand les scènes ont été mises bout à bout. « Au fur et à mesure, on s’est rendu compte qu’il y avait un message derrière. »

Un écho aux Gilets jaunes

Le message politique véhiculé par l’insurrection n’est pas non plus une volonté de Romain Claris, pas plus que des professeurs. « Ce n’est pas un film militant », explique Auguste Poulon, professeur de lettres classiques et de théâtre au lycée Victor Louis, à l’initiative du court-métrage. Auparavant enseignant dans un lycée de Pauillac, dans le Médoc, il a déjà participé à la réalisation d’un premier court-métrage scolaire. Sorte de remake des Visiteurs en latin, Ave les Gonzes est néanmoins bien moins sombre que son deuxième film.

Léa Krazem joue le rôle de Cléa, à l'origine de l'insurrection.

« Pour Vae Victis, nous sommes partis de deux groupes qui s’opposent, poursuit Auguste Poulon. Un groupe qui se sert de la langue des savants pour conserver le pouvoir, l’autre qui est écrasé. » Sans en être inspirée, la rébellion des jeunes opprimés rappelle certaines scènes de violences policières lors des manifestations de Gilets jaunes en 2018 et 2019. « Forcément, les Gilets jaunes ont dû résonner en eux », note Auguste Poulon.

« Quand on a commencé à chercher des idées de scénario, le thème des Gilets jaunes a surgi, abonde Ulysse. On a voulu montrer comment il est possible de se faire entendre en se révoltant. » Marie, en revanche, n’a au départ pas fait le lien avec les manifestations de Gilets jaunes. « Pour la réalisation, j’ai d’abord pensé à une forme de police, un régime qui empêchait toute liberté. » Pour elle, l’essentiel était de montrer qu’une personne seule pouvait être le déclencheur d’une révolte. « Quand on enlève les libertés, il y aura toujours une rébellion. Parfois, il suffit qu’une personne s’insurge pour que les autres suivent. »

On a voulu montrer comment il est possible de se faire entendre en se révoltant

Un an après le tournage, Marie reconnaît que Vae Victis l’a poussée à s’interroger sur les règles qu’on nous impose et les libertés dont on nous prive. « Concernant les restrictions liées au Covid par exemple, c’est important de s’interroger sur nos libertés, mais sans tomber dans le complot ou dans la paranoïa. » Plutôt que d’y voir un parallèle avec la société actuelle, Marie retire une leçon du court-métrage : « Le savoir est très précieux et peut être dangereux quand on le manipule. Celui qui sait manier le savoir ou la langue manipule aussi les autres. »

Le latin, une langue morte ?

Avant même l’idée de dystopie, la principale contrainte du film était d’intégrer le latin ou le grec. « À partir de là, on a réfléchi à associer le latin à une forme de confiscation de la culture », explique Auguste Poulon. Dans Vae Victis, les élèves sont privés de livres et ignorent l’existence d’autres langues que la leur. Grâce à Léo, qui a étudié le latin, ils vont l’apprendre et l’utiliser comme un langage secret pour organiser un soulèvement. « C’est un film qui fait du latin une arme de libération. On voulait l’opposer à l’image de langue morte et inutile qu’elle a aujourd’hui », explique Ulysse. Conscients que le latin n’attire plus, les élèves de la classe d’ECLA ont voulu montrer la force de cette discipline. « C’est bien plus qu’une langue, c’est de la culture générale. Le latin nous sert en philo, en français, pour l’étymologie des mots… », énumère Marie. Pour elle, parler de « langue morte » est presque une erreur. « Les premiers écrits sont en grec et en latin. C’est la base de notre savoir. »

Avec l'aide de deux autres élèves, Léo va mener une rébellion contre la caste.

Un message fort dont leur professeur Auguste Poulon se réjouit : « En ECLA, le but est de faire découvrir aux élèves un savoir ancien, mais à la fois utile aujourd’hui. C’est tout l’objet du film. » Il avoue mener « une lutte au quotidien » pour garder ses effectifs et ne pas voir sa discipline disparaître, malgré le discours du ministère de l’Éducation nationale, qui officiellement défend l’enseignement du grec et du latin. « On est toujours sur la corde raide. L’autre problème est le recrutement des élèves : il y a une telle dispersion dans les options qu’on a du mal à leur faire comprendre que les langues anciennes vont être bénéfiques pour eux. »

Le confinement, un coup d’arrêt

Tourné en février 2020 et monté dans la foulée, Vae Victis aurait dû être projeté au lycée Victor Louis. « Romain Claris avait prévu une séance pour nous expliquer comment monter un film, mais le confinement a tout annulé. C’est frustrant », déplore Ulysse. Aucun débat autour du court-métrage n’a pu avoir lieu. « La question de l’oppression, le thème central du film, aurait pu être l’occasion de discussions au lycée », explique Auguste Poulon. Une deuxième projection du court-métrage, prévue au lycée en novembre 2020, a elle aussi été annulée compte tenu des restrictions. « C’est surtout dommage pour les élèves. Ils ont travaillé dur pour mener un beau projet, et doivent forcément rester sur leur faim. » Pour autant, l’année de restrictions liées à la pandémie n’a pas douché ses envies de cinéma. « J’aimerais beaucoup faire un troisième court-métrage. Reste à trouver l’idée ! »

Amandine Sanial
Journaliste souvent, photographe parfois, Amandine a collaboré avec Télérama, M le magazine du Monde ou encore Rue89 avant de couvrir l’actualité police-justice pour une agence de presse à Paris. De retour d’un long voyage à travers l’Europe, l’Asie centrale et l’Inde, elle a posé ses valises dans le Sud-Ouest.
Dans le même feuilleton

Qui es-tu Lamine Senghor ?

Un film consacré à Lamine Senghor, figure des mouvements noirs de l’entre-deux-guerres.

Inégalités : la parole des femmes voyage

Le 27 février 2020 se tenait l’avant-première du documentaire « Woman » au Cinéma Bordeaux CGR Le Français, qui révèle les injustices subies par les femmes dans le monde. La...

« Faire dire n'importe quoi aux images »

Au lycée Nicolas Brémontier, les élèves de 2e année de CAP paysagiste-jardinier se sont prêtés à un exercice particulier avec l’association landaise dédiée au numérique La...

L'esclavage, ça existe encore ?

L’esclavage, on en parle en cours d’histoire, parfois dans les livres, mais, cela reste un concept assez vague, on n’en parle pas au quotidien, et pourtant, on devrait....

La conscience écologique des enfants

En novembre 2019, douze enfants de 7 et 12 ans ont réalisé un court-métrage dans le cadre du Txiki Festival, créé par l’association éponyme. Autour du thème « La Terre », ils...

Transidentité et non-coming out

En 2017, dix élèves de l’option cinéma au lycée libournais Max Linder ont choisi de réaliser un court-métrage sur le coming-out imaginaire d’une personne transgenre, en...

Nourrir l'économie avec les données

De quel camp êtes-vous : ceux qui acceptent les cookies d’un site pour accéder à son contenu rapidement, ou ceux qui prennent le temps de les refuser ? De novembre 2018 à avril...

Poudlard est-il écolo ?

Au collège de Cantelande de Cestas, le journal papier fait par les élèves sort chaque trimestre. Habituellement, les journalistes en herbe du Canard de Cantelande choisissent...

Quand la nature reprend ses droits

En 2018, trois élèves de quatrième du collège Lahaye d’Andernos-les-Bains ont réalisé un reportage photo sur une maison abandonnée, dans laquelle s’invite une végétation. Dans...

Les ados surexposés aux images

Internet, la télévision, les réseaux sociaux… les images se multiplient autour de nous. Elles sont accessibles à tous et peuvent devenir nocives lorsque les jeunes y sont...

Photoreportage : l'entretien, ça déménage !

Pendant leur seconde année de CAP, en 2018, deux classes du lycée professionnel Jean-Baptiste Darnet de Saint-Yrieix-La-Perche (87) ont réalisé un exercice plastique avec un...

Radio au collège : l'Amérique latine on air

La classe média de quatrième du collège François Truffaut (Saint-Martin de Seignanx, 40) a réalisé l’an dernier une émission radio d’une heure, diffusée en direct. « Sur un air...

Pédopsychiatrie : « Voyez comme l’on voit le monde parfois »

Les jeunes hospitalisés dans le pôle de pédopsychiatrie du centre Esquirol, situé à Limoges (87), ont remporté le prix Mediatiks du photoreportage en 2019. Avec des boîtes de...

Le journal des Fées divers

L’association Code Chaplin a créé un jeu d’éducation aux médias pour les jeunes en décrochage. Avec des personnages fictifs comme le Smart Faune ou Pandi Pandab, les adolescents...

L’Histoire d’Angoulême à travers ses commerces

Pour mieux connaître l’histoire sa ville, la classe du Centre de formation de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Angoulême l’a traversée. Dans le podcast « Angoulême...

La « politique de la ville » avec des mots simples

Sept collégiens de l’atelier radio ont travaillé, en partenariat avec Radio Libres Périgord, sur des thématiques inhérentes au quartier dans lequel se situe leur collège Jean...

Harcèlement scolaire : « Agir, réagir, pourquoi ne rien dire ? »

32 élèves de seconde au lycée Sud-Médoc La Boétie (Taillan-Médoc) ont rédigé le webmagazine « pupille » en suivant le thème du harcèlement scolaire. Des rubriques concernant des...

Des paillettes dans le monde de la mode ?

« La représentation à l’écran du monde du travail » était le thème sur lequel devaient travailler les Terminales du Lycée Montesquieu pour leur option cinéma en 2017-2018. Un...

Jeunesse dorée, jeunesse jugée

Huit adolescentes du centre social Bordeaux-Nord, conscientes des préjugés sur la jeunesse, ont engagé des discussions intergénérationnelles dans leur quartier. Pour mettre les...

Déconstruire les stéréotypes de genre

Les Secondes de la promotion 2017-2018 du lycée Jean Monnet (Blanquefort) ont réalisé, pour leurs cours de sciences économiques et sociales, tout un épisode de podcast autour...

Harcèlement de rue : t'es bien rentrée ?

« Ce genre de situation nous arrive à toutes, partout. » Manon Montrouge a 22 ans, et comme toutes les filles, a déjà été harcelée dans la rue. Étudiante en quatrième année à...

« Vae Victis », quand le savoir devient une arme

Et si la démocratie avait disparu ? Si les livres étaient interdits ? Si le monde était gouverné par une "caste", un pouvoir autoritaire rassemblant ceux qui détiennent le...

Au lycée aussi, des collages féministes dénoncent le sexisme

À Bordeaux, les affiches féministes n’ont pas fleuri que dans la rue. Depuis septembre dernier, des messages dénonçant le sexisme ont envahi les murs du lycée Michel de...

"Gonflé", un court-métrage pour s'évader

Eugène, un trentenaire qui vit toujours chez sa mère, s’envole en montgolfière pour tenter de lui échapper. C’est l’histoire qu’a imaginée Louis Changeur, 23 ans, dans le...

Giulia Foïs : "Le viol, c’est le chaos complet"

Le temps d’une émission radio, les élèves du lycée professionnel Pablo Picasso de Périgueux ont reçu la journaliste et autrice Giulia Foïs. Victime d’un viol à 23 ans, elle...

Réseaux sociaux : que font-ils de moi ?

Pendant une semaine, sept jeunes se sont mis dans la peau de chercheurs en questionnant leurs propres pratiques numériques. Et tenter de répondre à une question : quelle place...

Faire des films "pour ne pas oublier"

À quoi ressemblait la vie d’un écolier en 1943 ? C’est la question que se sont posés les élèves de Saint-Gervais et de Lugon-et-l’Île-du-Carnay, en Haute-Gironde. À travers deux...

"Le vrai du faux" : apprendre à décoder l'information

Pendant une semaine, des jeunes de La Teste-de-Buch, en Gironde, ont participé à un stage de « fact-checking », encadré par la Revue Far Ouest et l'éducateur à l'image Guillaume...

Ces épisodes pourraient vous intéresser
Le PodCATS

PodCATS #1 : Loup y es-tu ?

PodCATS #1 : Loup y es-tu ?

Fin 2018, le roman Lune Rousse sort aux éditions Castelmore. Ce roman suit deux jeunes filles dans un petit village à la fin du 19ème siècle. Entre secret de famille...
Les Passager·e·s

Chomsky : « Nous sommes à la confluence de plusieurs crises majeures »

Chomsky : « Nous sommes à la confluence de plusieurs crises majeures »

Crise démocratique, crise climatique, crise sanitaire. Nous assistons actuellement à une superposition de ces différents bouleversements. Noam Chomsky, linguiste et philosophe...
Soutenez Revue Far Ouest !

Nous avons besoin de 1 000 nouvelles souscriptions pour continuer à exister.

Découvrir nos offres d’abonnement