Pendant une semaine, sept jeunes se sont mis dans la peau de chercheurs en questionnant leurs propres pratiques numériques. Et tenter de répondre à une question : quelle place le numérique prend-il dans leur vie ? Ces jeunes ont réalisé un film sur leur expérience, « Le je des réseaux », dont nous diffusons un extrait. Il sera projeté le 24 juin lors du Festival R festif, au Rocher de Palmer à Cenon.
Illustrations : Aurore Végas
Le projet Les Apprenti·e·s est un programme d’éducation aux médias développé par l’association Les Ami·e·s de Far Ouest. Dans ce feuilleton, nous donnons la parole à des jeunes qui s’essaient à l’écriture ou l’audiovisuel. Que leurs réalisations soient d’initiatives scolaire, associative ou individuelle, notre plateforme les valorise.
« L’idée, c’était d’interroger nos rapports aux réseaux sociaux. Le bon, comme le mauvais », résume Jason Cavernes. Avec Chloé, Sarah, Thomas, Maxime, Ilam et Alex, il a passé une semaine à analyser son usage des réseaux sociaux et la façon dont ces derniers forgent son identité. Sans se connaître, ces sept Girondins de 13 à 20 ans se sont interviewés les uns les autres, ont mené des expériences comportementales, le tout encadré par Sabra Ben Ali, doctorante à l’OREAG, et filmé par Vincent Péchaud de l’association La Smalah.
À l’origine, le film a été pensé comme un outil à destination des éducateurs, parfois en décalage face aux usages que font les jeunes des réseaux sociaux. « Notre envie était de créer un support pour que les éducateurs prennent conscience de la place qu’occupe cet outil dans le quotidien des jeunes qu’ils suivent », explique Sabra Ben Ali, à l’initiative du projet. « Ce qui nous intéressait, c’était donc d’avoir des jeunes qui étaient accompagnés par un éducateur. » Parmi les ados qui ont participé à l’expérience, certains sont donc suivis par la PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse), par l’OREAG, par l’association Rénovation.
Un fossé entre les jeunes et ceux qui les encadrent
L’idée d’une expérience et d’un film sur le rapport des jeunes aux réseaux sociaux vient d’ailleurs de Sabra, et d’un constat d’échec. « J’ai travaillé trois ans dans la prévention de la radicalisation. J’ai vu ce qu’il y avait de pire en termes de rencontres en ligne. Ça m’a beaucoup touchée. » Face à ce constat, Sabra s’est interrogée sur la place des parents et des éducateurs dans le rapport qu’ont les jeunes des réseaux sociaux. « Comment faire en sorte qu’un dialogue s’instaure et qu’on ne soit pas dans un rapport de jugement, quand les réseaux sociaux ont une vraie fonction pour les jeunes ? Je me suis posée ces questions, et j’ai voulu aller plus loin dans la réflexion. »

À l’arrivée du Covid en mars 2020, le projet a pris tout son sens. « Chacun s’est enfermé dans sa bulle cognitive, se remémore Sabra. Les éducateurs m’ont souvent dit ne plus avoir de lien avec les jeunes pendant le premier confinement : ils avaient énormément de mal à investir les réseaux sociaux ou les outils numériques pour entrer en contact avec eux. Je me suis dit qu’on pouvait profiter de cette expérience-là pour savoir pourquoi on n’y va pas. »
Et plutôt que de réunir des éducateurs ou des experts, Sabra Ben Ali a préféré laisser parler les premiers concernés par les réseaux sociaux : les jeunes. En août, pendant une semaine, ils ont réalisé plusieurs expériences, tant pour analyser leurs propres usages du numérique que pour l’expliquer à ceux qui les encadrent. À travers des micros-trottoirs, des interviews face à face, des tutos d’utilisation d’Instagram ou de TikTok, ils interrogent leurs pratiques et tentent d’expliquer en quoi elles influencent leur vie au quotidien.
Prendre conscience de l’usage des réseaux
C’est Sabra qui a convaincu Jason de faire partie de l’aventure. Longtemps accueilli en ITEP, Jason est un ancien stagiaire de l’association Entr-autres, dont Sabra est présidente et dont il est par la suite devenu vice-président. « J’ai voulu participer pour apprendre des choses sur ma propre utilisation des réseaux sociaux. » À 21 ans, Jason utilise principalement Instagram, et a téléchargé Snapchat suite au tournage. Conscient que ces réseaux font partie de sa vie, il est aussi lucide sur les dangers qu’ils comportent. « Les réseaux sociaux, c’est une fausse identité qu’on se donne. Mais c’est aussi une manière plus facile d’aborder des gens qu’on ne connaît pas. »

Tous sont unanimes : dans la vraie vie, on n’aborde pas quelqu’un qu’on ne connaît pas. Sur Instagram, oui. « En soirée, par exemple, je n’ose pas aborder quelqu’un, poursuit Jason. Alors quand je remarque quelqu’un, je regarde son compte, ça me permet d’avoir beaucoup d’informations d’un coup d’œil. » Pour rendre compte de cette pratique, les sept jeunes ont participé à un exercice où ils doivent d’abord se parler face à face avant de regarder les réseaux sociaux de l’autre. « Ça a été difficile pour moi, car je suis timide, et j’étais face à quelqu’un d’encore plus timide, explique Jason. Ce n’était pas très naturel pour nous. Mais cet exercice m’a fait prendre conscience de l’usage que je fais des réseaux sociaux, sans m’en rendre compte. Le fait d’en parler m’a permis de mieux comprendre ce que j’en faisais. » Pour Sabra Ben Ali, cette prise de conscience est d’ailleurs l’un des principaux enseignements de l’expérience. « C’est comme s’ils avaient un usage intuitif du numérique, et qu’ils avaient enfin mis des mots sur leurs pratiques. »
Du film à la thèse
Le film, réalisé pour l’OREAG et financé grâce aux aides de la DRAC et de la Fondation de France, a vocation à être diffusé au sein d’ateliers avec des éducateurs. « On aimerait également le montrer aux parents, précise Sabra. On le diffuse dans des cercles restreints d’abord, pour animer le débat. » Conçu comme un outil pédagogique, le film doit servir à mieux comprendre le quotidien et les pratiques des ados qu’ils accompagnent. « Pour les éducateurs ou les parents, les réseaux sociaux sont encore des sphères assez obscures. L’enjeu, c’est de trouver notre place là-dedans pour créer le dialogue sur ce sujet. »

Les premières diffusions ont déjà permis aux éducateurs d’entendre, parfois pour la première fois, des jeunes parler librement de la place que prennent les réseaux dans leur vie. « Ce qui m’a le plus percuté, pendant le tournage, c’est quand les jeunes m’ont dit “on n’a pas d’espace pour penser” », réagit Sabra. « On se rend compte qu’il n’y a que très peu d’espace de paroles où ils ne sont pas jugés, où il n’y a ni préventif ou éducatif. » En montrant des jeunes dans leur utilisation quotidienne des réseaux sociaux, le film crée un pont entre eux et leurs éducateurs. « Ça sous-tend qu’on peut travailler avec ces réseaux nous aussi. La façon dont ils investissent le numérique nous dit quelque chose de ce qu’ils sont : l’identité numérique, c’est une partie de l’identité. »
Pour Sabra, l’expérience du film a été si enrichissante qu’elle a décidé d’approfondir le travail de recherche pour en faire une thèse. « Je suis partie pour trois ans de travail. Je souhaite créer une cohorte de jeunes, qui seraient des pairs-chercheurs. L’idée, c’est de réfléchir à quelle place prend le numérique dans le quotidien des structures médico-sociales, surtout dans le rapport éducateurs-jeunes. En gros, créer un regard clinique sur ces outils et conscientiser les pratiques des réseaux sociaux. » Et, à terme, imaginer comment les éducateurs peuvent investir ces outils dans leurs métiers.
Les travaux de sa thèse se poursuivront notamment à travers des ateliers d’éducations aux médias et des groupes de paroles. « Le but, c’est d’inverser les places. Pour une fois, ce sera aux jeunes de nous guider dans l’apprentissage et l’utilisation de ces outils. » Comme d’autres jeunes ayant participé au film, Jason a accepté de poursuivre l’expérience pour la thèse. « Je vais laisser mon compte Instagram en public pendant trois ans. Pour voir comment se comportent les gens. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de déceler les nouveaux dangers, les faux profils… Et ça, ça évolue tout le temps. »