Les jeunes hospitalisés dans le pôle de pédopsychiatrie du centre Esquirol, situé à Limoges (87), ont remporté le prix Mediatiks du photoreportage en 2019. Avec des boîtes de Ricoré transformées en chambres noires, une quinzaine d’adolescents de 13 à 17 ans a réalisé des photos originales. Leurs accompagnants, un professeur de français et un infirmier, ont mené avec eux une démarche à contre-courant des demandes du concours, avec pour seul but la valorisation des jeunes hospitalisés.
Le projet Les Apprenti·e·s est un programme d’éducation aux médias développé par l’association Les Ami·e·s de Far Ouest. Dans ce feuilleton, nous donnons la parole à des jeunes qui s’essaient à l’écriture ou l’audiovisuel. Que leurs réalisations soient d’initiatives scolaire, associative ou individuelle, notre plateforme les valorise. Ici, le centre Esquirol partage un photoreportage fait avec des sténopés par les patients du pôle de pédopsychiatrie.
« Nous pensions provoquer lorsque nous nous sommes inscrits au concours », s’amuse l’infirmier Julien Testier. Avec son collègue et enseignant de français en milieu spécialisé, Thomas Bordet, ils ont fait participer une quinzaine d’adolescents du centre hospitalier Esquirol de Limoges au concours du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI) Mediatiks 2019, catégorie photoreportage. Et ils sont repartis avec le premier prix de leur catégorie. « Ça a dépassé le cadre de notre atelier, se réjouit le professeur de français. La reconnaissance est venue des collègues autant que du jury de l’éducation nationale car leur travail a été salué. On avait pourtant aucune ambition ! Et on était en concurrence avec de grands établissements comme Louis Le Grand. »
Il justifie alors leur façon de bousculer les codes du concours : « Le thème, c’était “Vue de chez nous”. Nous avons détourné l’intitulé pour appeler notre reportage “Voyez comme l’on voit le monde parfois”. Au-delà du titre, toute la philosophie du projet allait à l’encontre des prérequis habituels, complète l’infirmier Julien Testier : « Le concours était sur des photos numériques, avec du travail de postproduction. Alors j’ai dit qu’on allait faire du noir et blanc en argentique, et qu’on allait le laisser brut ! ». Avec le secret médical concernant les adolescents comme contrainte supplémentaire, le groupe a fini premier de sa catégorie.
Un matériel archaïque pour des photos originales
Du noir et blanc contrasté, presque solarisé, avec un angle de vue qui ressemble à celui du fisheye ; voilà ce qu’ont rendu les quatorze photos présentées dans le cadre du concours et toutes prises par une quinzaine de jeunes âgés de 13 à 17 ans. Tout a été réalisé avec « un appareil photo archaïque : une “chambre noire” », détaille Julien Testier, qui a pensé la construction de ce matériel.
« Une collègue m’avait donné une boîte de café, et ça faisait un certain temps que je regardais sur internet la manière de faire un sténopé. » Ils sont alors partis d’une boîte de Ricoré, qu’ils ont trouée à l’avant et peinte en noir à l’intérieure pour ne pas laisser entrer de lumière. Ils y ont alors placé un métal troué encore plus fin, « comme une canette de bière », pour réduire l’entrée de la lumière. Du papier argentique, développement au laboratoire, et le tour est joué !
« Un matin, après avoir vu le soleil, j’ai dit à une jeune hospitalisée qu’on allait faire une photo avec cette boîte de café », rendant la photo intitulée « Le premier », se souvient l’infirmier. Le nombre de photos faites par heure étant restreint, les adolescents n’avaient pas le temps de se lasser. « Chaque image est unique. Et Il y a le côté « magique » de la photo argentique, dont on ne voit pas ce qui va sortir avant la révélation dans le laboratoire. Les jeunes sont super contents d’avoir réalisé cela ! »
Support de création et de soin à Esquirol
Si Thomas Bordet et Julien Testier se sont autant impliqués dans le projet, c’est qu’ils y ont vu l’utilité pour les jeunes patients aux profils différents : « De l’ado qui a un trait autistique avec troubles du comportement à des jeunes qui vont passer le bac dans l’année avec mention très bien », résume l’infirmier.
Le but étant de travailler la confiance en soi et valoriser leur travail, souligne son collègue Thomas Bordet : « Aller de la construction jusqu’à la réalisation, c’est ce que permet le sténopé. Les jeunes réussissent quelque chose qui est palpable, défini dans un temps, mené à son terme. » Mais elle leur permet en même temps de développer leur côté créatif, poursuit le professeur : « Avec les appareils numérique, on ne se pose pas de questions et on choisit les photos après coup. Là, on est dépendant de cette boîte-là, d’un temps de pose. Il ne suffit pas juste d’appuyer sur un bouton : on le conçoit, on le pense, on choisit où on le met, et on n’a quasiment plus aucun pouvoir sur la chose, jusqu’au moment où on va au laboratoire. »
« C’est un support de soin comme un autre », développe Julien Testier qui a remarqué de bons signes chez les patients qu’il suivait : « Le jeune de dos sur la photo « à deux têtes » a été transformé par son passage à l’hôpital. En arrivant, il ne pouvait ni nous regarder dans les yeux, ni parler. Il était si fier du travail réalisé qu’il continuera sur le côté artistique ! » se réjouit-il. Cette prise en double exposition a été réalisée en binôme. La seconde photo apparaît plus transparente, et la jeune qui l’a faite « était sur un versant très dépressif. Elle est aujourd’hui au lycée, a son appartement à Limoges, et avait un grand sourire quand je l’ai croisée ! »
Enfin, ce travail sert de catharsis pour d’autres. Le patient qui a réalisé la photo nommée « Dehoooooooooooorrrrrrrrrrs » était si heureux que sa réalisation figure dans les photos présentée qu’il en a voulu un tirage pour lui. « C’est un jeune qui a des troubles du comportement amenés à évoluer. Quand je le croise, je lui rappelle que sa photo, ce n’était pas n’importe quoi afin d’ouvrir l’estime de soi pour l’avenir », appuie Julien Testier avant que son collègue enseignant ne complète : « Ça a été un canal pour rétablir la discussion avec eux, en évitant de mettre des mots. Il fallait quelque chose de matériel et farfelu. » L’ambiance avait une allure bon enfant, à en juger les rires des deux collègues qui ponctuent notre entretien téléphonique.
« Avec le temps, les liens se tissent »
Le verdict tombe : le travail du groupe est sélectionné pour participer au concours Mediatiks national. Deux jeunes hospitalisés accompagnent l’infirmier et le professeur de français, ainsi que le directeur de l’hôpital. La grandeur du centre Esquirol, comptant près de 1 500 salariés, révèle l’importance de ce détail : le fait que ce dernier ait pris une journée pour les accompagner dans la capitale montre la réussite de ce projet.
Julien Testier se remémore la vidéo que les adolescents et accompagnants ont dû faire pour présenter leur travail : « Nous avons encore utilisé le procédé de sténopé. On ne pouvait pas présenter les jeunes, ni les faire parler concrètement, donc nous avons encore dévoyé le concept du concours pour faire cette vidéo. » Son collègue enseignant de français, à côté de lui lors de l’entretien, complète alors : « Les voix que vous entendez sont principalement celles d’adolescents, enregistrées lors d’un travail autour des médias pour lever l’inhibition, être en groupe et les revaloriser. Ils lisaient des textes à l’envers, chantaient, puis nous avons fait un montage avec ces bandes sonores. »
Le plus marquant dans cet exercice, pour Julien Testier, c’est « le silence presque d’incompréhension des lauréats, des journalistes, du jury » : « Au bout d’une minute, on les a vus très touchés et émus par les voix off des adolescents. » Après avoir passé cette minute de visionnage un peu ubuesque, les textes sont touchants. « Le sens apparaît au fur et à mesure. C’est ce que veut montrer cette vidéo ; qu’avec le temps, les liens se tissent », souligne alors Thomas Bordet.
Finalement, les deux collègues pensent « que l’objectif de valorisation a été atteint ». Le jury, qui relevait la qualité du travail et non le contexte, a alors prouvé à ce groupe d’adolescents le talent qu’ils avaient : « Il fallait qu’ils osent penser que ce qu’ils faisaient était digne d’intérêt, et que si nous nous intéressions à leur travail, ce n’était pas parce que nous étions payés pour cela », assène l’enseignant de français.
« Voyez comme l’on voit le monde parfois »
Nous avons voulu permettre aux adolescents hospitalisés de retranscrire, autrement que par des mots, leur perception, leur réception du monde – certains sont sur l’unité fermée, d’autres sont en hôpital de jour. Tous ont réalisé une camera obscura à partir de boîtes métalliques, de cannettes, etc. Le reportage traduit l’histoire des lieux, des adolescents qui les traversent, les arpentent, les investissent. Chaque sténopé porte en lui la vision qu’un adolescent a de ce lieu symbolique, de leurs passages, parfois longs, à l’hôpital. Aussi le tricycle a-t-il croisé de nombreux enfants pendant que les adolescents vivaient ici. Le chemin parfois tortueux, comporte un poteau insolite en plein milieu – obstacle ou ancrage ? Les adolescents parfois « absents d’eux-mêmes » se voient comme des fantômes évanescents. Toutes ces impressions vécues, ressenties, laissent planer le doute sur leurs propres états, troubles. Ces sténopés nous donnent à voir ce que les adolescents voient du monde. Soyez les bienvenus chez nous le temps de ce reportage…