Aujourd’hui, on parle mal-être chez les agriculteurs.
Cette newsletter a été envoyée à nos inscrit·es le 05 mars 2024.
Attention, cette newsletter va aborder des sujets sensibles autour de la santé mentale et du suicide. Si vous rencontrez ces difficultés, ou connaissez un proche en danger, n’hésitez pas à consulter toutes les ressources sur ce site.
Alors que le Salon de l’Agriculture vient de clôturer ses portes, on s’est questionné à la rédaction sur le mal-être agricole et surtout… Comment le prévenir ?
Dans cette newsletter, on détaille les causes de la surmortalité chez les agriculteurs, d’où vient le mal-être agricole mais aussi comment des citoyens comme vous et nous, peuvent aider les agriculteurs en dépression.
Le coup de loupe
Y a-t-il plus de suicides chez les agriculteurs?
« En août dernier, j’ai failli passer à l’acte. » Les déclarations de Rémi Dumaure, éleveur de volailles en Dordogne, lors du dernier Salon de l’Agriculture ont fait ressurgir le phénomène qui frappe de plein fouet le monde de l’agriculture, où le taux de suicide est plus élevé que dans d’autres secteurs professionnels. « Je bosse 100 heures par semaine sur mon exploitation, et cela fait trois ans que je ne sors pas de revenus. C’est ma femme qui me fait vivre », a raconté Dumaure à Emmanuel Macron, révélant la difficile situation que traversent certains agriculteurs.
Les derniers chiffres dont on dispose remontent à 2016. Cette année-là, la Sécurité sociale agricole (MSA) a recensé 529 suicides parmi les 1,6 million d’assurés du régime agricole, et 604 suicides l’année précédente.
Des chiffres qui sous-estiment l’ampleur de la situation, car ils ne prennent pas en considération les agriculteurs qui ne sont pas affiliés à la MSA et qui, par conséquent, ne sont pas comptabilisés.
D’où vient le mal-être des agriculteurs?
De nombreux facteurs entrent en jeu lorsque l’on parle des difficultés rencontrées par les agriculteurs. Certains reviennent dans les témoignages des paysans : l’endettement, le sentiment de dénigrement, l’isolement, les relations familiales complexes dans le monde agricole en raison de l’héritage et du poids de la transmission. Le modèle agricole lui-même qui pousse parfois à une course à l’agrandissement, un sentiment de perte de la liberté d’exploiter, la surcharge de travail et le manque de reconnaissance.
La question économique semble aussi être directement liée à la détresse des agriculteurs. Cette population présente un taux de pauvreté plus élevé que la moyenne : 16 % contre 14 % dans la population générale.
En mars 2021, un rapport présenté au Sénat constatait que «le phénomène du suicide en agriculture semble inséparable du contexte historique de modernisation de ce secteur». Pour eux, la révolution agricole que la France a connue au milieu du XXème siècle a affecté massivement les paysans dès l’après-guerre, tant dans la nature du travail que dans l’identité professionnelle, sociale et personnelle des agriculteurs, effaçant la frontière entre leur vie privée et leur activité.
S’agit-il d’un phénomène nouveau?
Eh bien, non. Les données collectées depuis les années 1970 montrent que le taux de suicide augmente depuis des décennies. Il reste proportionnellement plus élevé que celui du reste de la population, notamment depuis le changement du modèle agricole à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Cependant, c’est l’explosion des chiffres de suicides dans les années 2000-2010 qui a poussé le gouvernement en 2011 à mener de nouvelles études auprès des organismes sociaux, qui se sont enfin emparés de la question.
Les premiers cas de suicide chez les agriculteurs-éleveurs ont été relevés dès la fin des années 1960, avec une hausse de dépressions et de suicides entre 1967 et 1974 attribuée à la mise en place des politiques d’incitation économiques et au premier choc pétrolier. Les chercheurs parlent d’un phénomène devenu endémique entre 1974 et 2002, et d’une aggravation de la souffrance au travail entre 2000 et 2010.
En comparaison, le rapport des sénateurs rappelle que l’ouvrage « Le suicide », publié par Émile Durkheim en 1897, avait montré une faible mortalité par suicide des paysans au XIXème siècle. Pour le sociologue, cela s’expliquait car, contrairement aux professions libérales de l’époque, l’industrie agricole semblait être épargnée par la fièvre des affaires qui avait déjà touché d’autres métiers commerçants.
Le sachiez-tu?
Les agriculteurs ont 43,2 % plus de risque de se suicider que le reste de la population. Et chez les plus de 65 ans, le risque de suicide est deux fois plus élevé.
C’est arrivé près de chez nous
Être une sentinelle
Difficile de fermer les yeux face à l’ampleur du nombre de suicides chez les agriculteurs. En 2021, l’État s’empare du sujet et annonce la mise en œuvre d’une feuille de route pour lutter contre ce mal-être agricole. L’objectif principal ? Replacer l’humain au centre des préoccupations.
L’un des piliers de ce plan est le réseau de « sentinelles ». En Haute-Vienne, département qui comptait 1600 exploitations en 2020, des sentinelles, soit des citoyens comme vous et nous, ont été formées dès 2022. Aujourd’hui, ils sont une cinquantaine, répartis dans tout le département, à prendre soin des agriculteurs près de chez eux. « On ne leur donne pas de moyens cliniques, mais on leur apprend à avoir une présence humble, à être dans l’écoute, dans la compréhension de l’autre », explique Guylaine Fabre-Bardou, évaluatrice et formatrice du réseau des sentinelles en Haute-Vienne.
Si les sentinelles peuvent être des quidams, ils sont souvent « des citoyens qui côtoient les exploitants au quotidien, comme des vétérinaires, des contrôleurs laitiers, des médecins traitants ou tout autre professionnel qui travaillent en milieu rural », précise Aurélie Pere, responsable du service sanitaire et social de la MSA Limousin. Certains exploitants sont eux-mêmes des sentinelles, et peuvent ainsi venir en aide à leurs homologues. Il est parfois plus facile de se livrer à une personne qui traverse les mêmes difficultés que nous.
Repérer la détresse avant le passage à l’acte
L’idée n’est pas de faire des sentinelles des thérapeutes, mais plutôt des personnes présentes pour repérer la détresse et encourager les concernés à se diriger vers des professionnels compétents comme les assistantes sociales, infirmières ou médecins traitants.
Dans le secteur de l’agriculture, « on retrouve une clinique avec beaucoup d’angoisse généralisée, de la consommation excessive de nourriture ou de boisson et un sommeil perturbé. En clair, les symptômes de la dépression », relève Guylaine Fabre-Bardou. « Et dans ce type de cas, la posture n’est pas de dire de se bouger, mais de montrer sa présence. Concernant le potentiel suicide, le demander clairement est difficile, mais on peut demander à la personne : si est-ce que s’il n’était plus là, les choses seraient plus faciles ? », poursuit-elle. Ensuite, l’ancienne infirmière recommande de rester présent et d’appeler une assistante sociale ou le SAMU.
Une fois la détresse repérée par les sentinelles, ce sont les travailleurs sociaux de la mutualité sociale agricole qui prennent le relai. En Haute-Vienne, elles sont six assistantes sociales à sillonner les routes du département pour venir en aide aux agriculteurs. Toutes ont été formées par le centre hospitalier d’Esquirol de Limoges pour repérer et évaluer les crises suicidaires. Elles savent quoi dire et comment réagir lorsque quelqu’un souhaite passer à l’acte.
« Le suicide a toujours existé et existera toujours. L’avantage de ces formations et du réseau sentinelles, c’est de se soucier de l’autre, de remettre du lien », conclut Guylaine Fabre-Bardou.
Pour aller plus loin
🆘 Dans le quotidien d’une assistante sociale au chevet des agriculteurs. Dans ce reportage, France Info accompagne Marion Desbordes, une employée de la Mutualité sociale agricole qui va de ferme en ferme pour régler les problèmes administratifs des agriculteurs, mais pas que.
😤 Pourquoi le monde agricole est-il en colère? Blast s’est entretenu avec Thomas Gibert, maraîcher et secrétaire national de la Confédération paysanne, sur les enjeux du mouvement en cours dans le monde agricole.
💭 Les agriculteurs doivent réinventer leur métier. Et si pour mettre fin à ce mal-être agricole, les agriculteurs devaient repenser leur façon de travailler ? Slate Audio est parti à la rencontre de Thomas, un agriculteur bio.
– Cette newsletter a été conçue par Mélissa Huon, María Díaz Valderrama et Clémence Postis.