SABINE DELCOUR. Dans sa nouvelle série, la photographe nous plonge dans la frénésie urbanistique de la Chine et la vertigineuse transformation de la ville démesurée, connectée et basée sur l’identification, le contrôle et l’isolement des individus. Propos recueillis par Didier Arnaudet.
Cet article est tiré du numéro de septembre du journal culturel Junkpage, notre partenaire.
Pouvez-vous évoquer votre pratique photographique et les principaux travaux qui ont constitué votre parcours ?
J’ai découvert la photographie à l’adolescence en faisant une enquête de filiation. Je cherchais une image en particulier : celle de ma mère enceinte, preuve que j’étais bien sa fille. C’est comme ça que je suis entrée pour la première fois dans une chambre noire : pour révéler des négatifs qui venaient de tomber entre mes mains. Je n’ai jamais trouvé cette image, mais j’ai découvert La photographie. Cette histoire n’a bien sûr rien à voir avec la Chine, mais ma méthode d’approche et de travail vient de là.
Le déclencheur qui va m’amener à écrire un projet, à démarrer une recherche s’apparente toujours à une enquête qui, progressivement, laisse place à autre chose. Je ne trouve d’ailleurs jamais ce que je cherche ! Chaque image vient recouvrir ma propre histoire, pose les fondements d’une archive inventée, écrite, choisie, dans le glissement d’une réalité crue à une œuvre. L’observation et la relation de l’homme au paysage sont les points de départ de chacune de mes séries photographiques ; qu’il s’agisse de sites bâtis, de zones naturelles ou de territoires sauvages. Chacune de mes recherches porte sur notre manière d’habiter le monde, dans une sorte de proximité distante avec le réel.
Ainsi, Transport (1993) est un itinéraire dans la banlieue nord-est de Paris où chaque image porte en incrustation la description du site figuré, extraite d’un ancien guide touristique. Dans Les Bâtisseurs (2000), je montre une ville nouvelle des années 1970 et mets en friction les souvenirs utopiques des habitants ayant participé au projet et la vision d’une ville photographiée des décennies plus tard. Dans Autour de nous (2002-2005), série réalisée au Japon, j’associe des photographies de maisons individuelles en devenir et une composition sonore livrant les rêves et les désirs d’hypothétiques habitants.
Les Cheminements (2005-2009) sont tracés dans la nature et collectent des histoires de passage et donc de vie. Les Bas-reliefs (2010-2012) montrent des espaces originels à ciel ouvert ayant en commun de dérouler des récits sur les profondeurs de la terre.
Pourquoi la Chine ? Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Du delta de la Leyre à l’Islande, en passant par les Alpes, mes derniers projets m’avaient éloignée des zones urbaines. J’ai eu envie de me rapprocher à nouveau des villes, de reprendre mes investigations dans un monde animé, connecté et habité. Mon premier voyage en Chine date de 1994 ; j’y étais entrée en bateau. J’y suis retournée régulièrement dans les années 2000 en collaborant avec Antoine Boutet sur son documentaire Sud Eau Nord Déplacer. J’ai vu la Chine grandir, se métamorphoser, se développer, se numériser, se connecter.
La Chine bat des records. Elle affiche les plus hautes tours du monde, fabrique des cités en plein désert, déplace les fleuves et les montagnes. En trente ans, ce pays est devenu une puissance économique et politique capable d’influer sur l’économie mondiale et sur l’équilibre écologique de la planète.
Comment s’est constituée la série New Way of Living ? Qu’est-ce qu’elle dit du bâti contemporain et de la condition humaine ?
J’ai commencé à écrire ce projet en 2017. Je faisais depuis quelque temps des expériences en posant des pièges photographiques en forêt, je devais trouver une articulation et transférer ce type de traque visuelle sur une autre espèce. Comme le nôtre, l’habitus des citadins chinois emprunte essentiellement au numérique. Dans un monde ultra-connecté et, particulièrement, dans la ville chinoise, les frontières entre l’espace privé et l’espace public sont devenues poreuses. Les connections entre l’homme et la ville sont maintenant d’un autre type.
Les avancées technologiques nous permettent de dépasser les frontières géographiques, sociales, culturelles, physiques… On transgresse le temps lui-même. Qu’en est-il du présent ? Ne devons-nous pas ralentir ? Avons-nous assez de recul pour évaluer nos avancées, leurs répercutions, leurs nécessités et leurs atouts ? La traçabilité des identités numériques couplée à une vidéo-surveillance massive montre un ordre social en pleine mutation. La mutation est mon hypothèse de départ. Elle préfigure peut-être un nouveau genre humain, au-delà de toute appartenance à un groupe spécifique. La Chine n’est qu’un prétexte, un contexte, une matière, et ses habitants mon échantillon.
Face à la fulgurance de cette évolution urbanistique et technologique et ses conséquences et mutations multiples, quelle place, quels enjeux pour l’image ?
Je fabrique des images depuis longtemps dans un monde inondé d’images, à une époque où le traçage numérique, la vidéo-surveillance mettent à mal nos libertés individuelles et modifient les contours traditionnels de l’identité. L’observation, la restitution par captation, l’image au sens large sont-elles des cautions suffisantes pour évaluer la véracité, l’objectivité d’une situation X à un instant T ? Quels statuts ont-elles ? À quoi, à qui servent-elles ? Qu’en faisons-nous ? Comment les regardons-nous ? Un artiste a-t-il un rôle dans tout ça ? Je n’ai pas de réponses, je ne fais que poser des questions…
« New Way of Living – Sabine Delcour »,
du samedi 19 septembre au dimanche 13 décembre, Vieille Église Saint-Vincent, Mérignac (33).
merignac-photo.com
du samedi 19 septembre au samedi 19 décembre, Arrêt sur l’image galerie, Bordeaux (33).
Vernissage jeudi 24 septembre, 19h.
www.arretsurlimage.com