Titouan Lamazou a vécu mille vies : navigateur, artiste, écrivain… Plus connu du grand public pour avoir remporté le Vendée Globe en 1990, il est aussi « artiste de l’UNESCO pour la Paix ». Pendant le festival Biotope, il a posé son attirail d’aventurier pour transmettre aux jeunes générations « un autre regard ».
Nous sommes ensemble ici au Festival Biotope, qui a pour thème « l’eau ».
Quand vous venez à ce festival en tant qu’invité, que voulez-vous défendre ?
Personnellement, je connais plus l’eau de mer que l’eau douce ! À l’inverse d’Erik Orsenna qui intervient ici, et qui a fait le tour des lieux où l’eau douce est un enjeu. Moi, j’ai surtout fait le tour du monde sur l’eau salée.
Je me sens plus concerné par ceux qui habitent les rivages de l’océan. Cet océan qui recouvre 70 % de notre planète. L’eau, l’océan, nous les imaginons comme un immense réservoir, dans lequel on peut jeter nos ordures. Qu’importe, ils sont tellement gigantesques avec leurs profondeurs abyssales et leurs rivages qui se perdent au-delà des horizons…
Mais c’est faux ! Il faut prendre conscience que l’océan est comme une flaque. Une toute petite flaque d’eau posée sur l’écorce terrestre. Une flaque qui fait en moyenne trois kilomètres d’épaisseur.
La réussite n’est pas la richesse matérielle. Rien à foutre.
Si vous prenez les dimensions de l’univers — pas celles de planète ou de la galaxie —, c’est infime ! Sans oublier que nous vivons avec sensiblement la même épaisseur d’oxygène. Ces deux couches superposées n’en font qu’une et elles ont créé un miracle — et n’y voyez rien de religieux — qui est peut-être unique dans tout l’univers. Une biodiversité quasiment infinie, dans une mince couche de six kilomètres. Que nous dégradons avec beaucoup de méthode et d’efficacité !
Ici, vous dialoguez avec beaucoup d’enfants. Que souhaitez-vous leur transmettre ?
À l’époque, l’un de mes vieux mentors disait « Dans la vie, il y a trois périodes vraiment importantes. Celle où l’on découvre, celle où l’on célèbre, et enfin celle où l’on transmet. » Bien que je continue à découvrir de nouvelles choses tous les jours, et que j’en célèbre tout autant, il faut se rendre à l’évidence. J’entre dans la troisième période.

Aujourd’hui, j’ai envie de transmettre. D’expliquer que nous vivons dans un univers extrêmement riche, merveilleux, mais aussi incroyablement fragile. Il faut en avoir conscience et veiller à le protéger.
Les fleuves et l’océan, l’eau douce et l’eau de mer sont une source de vie. On vient tous de là. Mais c’est aussi un espace de mouvement, de migration, d’échanges depuis le début de l’histoire de l’humanité. Je veux vanter le divers, la diversité de l’humanité et sa richesse inouïe.
On doit célébrer cette diversité, et non pas se l’approprier. La préserver, mais surtout ne pas s’en défier. Avec la mondialisation on pourrait imaginer que cette diversité nous connecte. Eh bien non, on voit exactement l’inverse. Paradoxalement les frontières se ferment, des murs s’érigent partout, et la défiance de l’autre s’intensifie. Je voudrais montrer un autre regard sur cette diversité.
Comment transmettre ces idées à un jeune public ?
Je veux lui proposer un autre regard. Cet autre regard, je veux qu’il soit proposé par des artistes et des chercheurs. Parce qu’ils ont quand même un certain nombre de points communs ! Ne serait-ce que dans leur mode de vie, dans leur mode de travail… Ils travaillent tout le temps ! Ils bossent sans cesse, même les dimanches, sans pour autant bien gagner leur vie. Voire sans gagner d’argent. Ils sont très investis dans leurs recherches artistiques, scientifiques, et ils travaillent dans la durée, sur le long terme.

J’aime beaucoup travailler avec des historiens par exemple. Ils n’ont pas du tout la même vision du monde et de sa temporalité que les médias actuels ou les réseaux sociaux. Ils se détachent de cette information trépidante et permanente.
Quand on parle de Bamako dans les médias, c’est uniquement pour parler des attentats. Personnellement, j’ai passé quatre ans dans la région de Bamako. 99 % des gens sont exactement comme vous et moi, avec les mêmes préoccupations. Ils ne sont pas tous barbus avec des kalachnikovs à essayer de dégommer le voisin !
Je veux transmettre une approche longue, douce, qui explique les choses.
L’objectif est d’essayer d’ouvrir les consciences et de montrer à un jeune public que la réussite n’est pas la richesse matérielle. Rien à foutre. L’important c’est de devenir riche « en soi ».
Il y a des alternatives à ces voies toutes tracées, et j’ai envie de proposer à des élèves et à des professeurs un autre traitement. Parler de ces thèmes avec le langage et les outils de la culture, de l’expression artistique.
Vous pensez que l’école ne présente pas les bons outils aux jeunes ?
Pour moi il faut utiliser l’expression artistique. Cela s’étend du dessin à la peinture — sur ordinateur comme sur papier — en passant par le chant, la danse, le théâtre, la poésie… Tous ces éléments qui sont exclus de l’enseignement conventionnel. L’école est là pour apprendre à lire et à écrire, pour apprendre les sciences et les lettres.
Mais l’expression artistique est aussi très importante dans l’histoire de l’humanité. L’enseignement artistique permet de proposer un autre langage : celui de la créativité.
Je viens de faire un atelier avec des enfants, ici, à Saint-Émilion. Je peux vous dire qu’ils ont une grande créativité, et un véritable désir de l’exprimer.
La créativité apprend des choses qui n’existent pas dans l’enseignement conventionnel, qui vise uniquement la réussite. Quand vous conjuguez un verbe, il n’y a qu’une seule réponse juste. Vous ne pouvez pas, vous ne devez pas vous tromper. Alors que lorsque vous créez quelque chose, vous allez forcément au-devant de l’erreur. Se tromper est bénéfique : c’est être créatif !
J’ai Bac-2, j’ai quitté l’enseignement conventionnel à 16 ans. J’avais décidé d’être artiste peintre à l’âge de 11 ans. Quand vous entrez au collège avec l’ambition d’être un artiste, l’enseignement conventionnel ne vous offre pas vraiment ce que vous attendez. Je l’ai donc quitté le plus tôt possible. J’ai abandonné mes études pour découvrir l’école de la vie comme le dit joliment García Márquez. À l’époque, partir à l’aventure était un peu à la mode. On trouvait ça très bien, très formateur. Aujourd’hui on parlerait d’échec scolaire.
Votre prise de conscience écologique, quand est-elle intervenue dans votre vie ?
Je pense que dans certaines périodes de ma vie, celles qui ont été les plus médiatisées, je n’ai pas vraiment été un modèle de vertu dans le domaine écologique.
Les marins médiatisés aujourd’hui sont les marins d’océan. On peut tout de même penser qu’ils sont sensibles à la cause écologique : ils sont toujours sur l’eau, en lien avec la nature.

Mais prenez un très beau voilier du Vendée Globe. Un voilier de 18 mètres, c’est un magnifique agencement de matériaux composites très subtilement optimisé. Tout aussi merveilleux et brillant qu’il soit, il n’est absolument pas recyclable. Si on enlève tous les appareils de navigation et autres, un bateau fait environ cinq tonnes.
Pour concevoir ce bateau, il faut produire 15 tonnes de déchets. Depuis que j’ai gagné le Vendée Globe il y a 25 ans, on est toujours face au même problème. L’envie de devenir un champion de course au large fait qu’on laisse ces considérations de côté.
Mais l’envie de compétition m’a abandonné lorsque j’ai franchi la ligne d’arrivée du Vendée Globe en tête. Le métier de sportif est très simple. On a un objectif : franchir la ligne d’arrivée et de préférence le premier. J’ai été un sportif pendant quelque temps parce que j’en avais vraiment envie. Jacques Brel ne croyait ni au génie ni au talent. Pour lui, seule comptait l’envie. J’avais cette envie, comme à 11 ans lorsque j’ai voulu de devenir artiste.
Une fois la ligne d’arrivée franchie, l’envie m’a abandonné. J’ai repris mes pinceaux, ma première vocation.
Finalement, ma période de course au large a duré à peine cinq ans, mais elle a été très médiatisée. On me connaît encore aujourd’hui comme un coureur d’océan, comme le vainqueur du Vendée Globe.
Une fois cette époque révolue j’ai sillonné le monde à la rencontre des autres. Le dessin et la photographie sont de bons médias pour rapprocher les gens. Petit à petit, j’ai commencé à m’intéresser à l’environnement dans lequel vivaient ces gens.
Il y a des endroits dans le monde où on vit avec une consommation minimum, et un bonheur bien supérieur au nôtre.
D’autres civilisations que la nôtre sont beaucoup plus proches de la nature. Mais les religions monothéistes — avec Dieu qui nous a fait à notre image ou l’inverse, nous ont vraiment mis en marge de notre écosystème.
Je pense que passé un certain âge, on essaye de revenir à ces notions fondamentales. Nous appartenons à la biodiversité. Dans mon travail je m’intéresse maintenant à la culture, à la nature, aux divers et à la biodiversité.
Pour moi qui suis né pendant les Trente Glorieuses, la prise de conscience a été difficile. La Révolution industrielle nous a orientés sur un chemin éloigné de la nature. Nous sommes mus par un désir de profit — le plus immédiat possible — et individualiste qui passe par la productivité. Il faut changer notre vision de la vie, il faut être un peu plus frugal.

Il y a des endroits dans le monde où l’on vit avec une consommation minimum, et un bonheur bien supérieur au nôtre. Dans notre mode de vie, en quête de bien matériel, on ne parle que de pouvoir d’achat, de consommation, de chômage… Je pense qu’il s’agit de voies erronées. Il faut en proposer d’autres.
Je me souviens avoir séjourné quelques jours avec une tribu amazonienne, dans une réserve. Les Indiens y vivent comme autrefois : nus, ils se nourrissent de chasse et de pêche. Ils se peignent sans cesse des motifs sur le corps ; à force de se baigner dans le fleuve, les peintures s’effacent, il faut donc continuellement les refaire. De notre point de vue occidental, tout cela a l’air extrêmement lassant. Pourtant, tout se passe très bien.
Au bout de dix jours, je suis revenu avec un petit avion dans une ville du Mato Grosso, au Brésil. J’ai fini dans une petite supérette. Je ne parle pas d’un super carrefour de banlieue où il y a des dizaines de marques pour chaque produit. Mais j’ai regardé les rayons et me suis dit : mais c’est quoi ça ? Pourquoi on a tout ça ? À quoi ça sert ?
C’est difficile de transmettre ce genre de sentiments vécus, mais je suis arrivé à ces considérations petit à petit, au fil de ma vie. Ce n’était pas évident au départ…