Le navigateur François Gabart était l’invité du festival Biotope, autour des vignes et du cuivre. Porte-parole d’un monde différent, celui de la voile, il alerte sur la petitesse de notre monde et sa fragilité. De retour dans son Sud-Ouest natal, il nous parle de bateaux volants et des prouesses technologiques qui, coûteuses en ressources aujourd’hui, seront les solutions de demain.
François Gabart est un skipper, autrement dit un pilote de bateau. Son domaine ? La voile. Cet hiver 2017 il a même battu le record du monde en solitaire avec un temps de navigation de 42 jours. Véritable surdoué de la voile, il a remporté le Vendée Globe à tout juste 29 ans, et son palmarès incroyable fait de lui un des navigateurs les plus talentueux de sa génération.
Je le retrouve dans un magnifique jardin aux odeurs de printemps qui surplombe Saint-Émilion. Un chat paresse sur le banc à côté de nous, sous la surveillance de la poule la plus bizarre que j’ai jamais vue. Je soupçonne un chinchilla d’avoir copulé avec un coq.
Des vignes, du cuivre et de la voile
François Gabart correspond à l’image que je me fais d’un jeune navigateur : souriant et décontracté. Cheveux blonds en bataille, chemisette blanche et sourire franc rehaussé de ses premières rides, il se prête au jeu de l’interview à quelques minutes de sa conférence pour le festival Biotope. Mais que fait-il à un événement consacré à la viniculture, avec pour thème cette année « Le cuivre dans tous ses états ».
« Je suis né et j’ai grandi au milieu des vignes. J’ai de la famille dans le domaine du vin, alors même si je n’y ai jamais travaillé, c’est un milieu dont je me sens issu. » Il se souvient avoir senti, enfant, les produits épandus dans les vignes. « Certains jours, je savais qu’il valait mieux ne pas sortir à vélo ou courir dans les vignes ! » S’il sait à quoi sert le cuivre dans le domaine viticole, il reconnaît ne pas être un expert du sujet. « Il n’y a probablement pas qu’une seule solution, mais tout un équilibre à trouver. J’espère sincèrement qu’au terme de ces deux jours, des pistes de réflexion apparaîtront. »
Il reconnaît dans un rire se demander lui-même quelle est sa légitimité ici ce soir. Plus sérieusement, il pense sincèrement avoir quelque chose à apporter à l’événement en tant que navigateur. Comme porte-parole d’un univers différent, ici, à Biotope. « J’ai pu me rendre compte que notre monde est un monde fermé. Malgré les apparences il est tout petit. On revient toujours là d’où on est parti. » Il a pris conscience de l’extrême fragilité de cet univers fabuleux. « C’est extrêmement choquant, lorsqu’on est à des milliers de kilomètres de toute présence humaine, de tomber sur un sac plastique qui flotte dans l’eau. Si j’ai un message à faire passer, c’est celui-ci : le monde est fragile, nous devons le protéger. »
Ses yeux bleus se font plus sérieux lorsqu’il expose les liens entre la vigne et la voile. « Ce sont deux domaines vieux comme le monde. On a dû mettre des bateaux à l’eau à peu près en même temps que certains ont pensé à utiliser le raisin pour faire du vin. Les pratiques de ces deux mondes sont l’héritage de nombreuses traditions qui sont aussi leur richesse. Et tous les deux, ils vivent aujourd’hui de grandes révolutions. »
Des bateaux qui volent : le foil exploit
Il s’anime lorsque je lui demande quelles sont les révolutions aujourd’hui dans le monde de la voile. « Il y a des milliers d’années, on s’est rendu compte que si on mettait un bout de bois dans l’eau, il flottait. Depuis, la navigation n’a pas beaucoup changé. Elle s’est améliorée, mais le concept de base est resté le même. Mais aujourd’hui on fait des bateaux qui volent ! » Un sourire aux lèvres, il m’explique avec enthousiasme cette affirmation étrange.
La technologie, en marine comme dans la vie quotidienne, il ne faut pas en faire n’importe quoi.
Une révolution est en train de s’opérer dans le monde de la course au large. Depuis une dizaine d’années, les ingénieurs travaillent sur les « foils ». Derrière ce mot barbare se cache une aile profilée, placée sous le bateau. « Comme une aile d’avion, sauf qu’elle repose sur l’eau. Elle génère une force qui pousse vers le haut et soulève le bateau. » Avec ce système, la coque n’est plus immergée et ne frotte plus sur l’eau. Moins de frottement et plus de vitesse.
Un bateau qui vole, comme le trimaran Macif que pilote François Gabart, va plus vite que certains bateaux à moteur. Son voilier pousse jusqu’à 70 km/h, et a permis à François Gabart de faire son tour du monde en 42 jours. « Nous sommes capables, grâce à quelques idées, d’arriver à ce résultat fabuleux. Moins de frottement c’est aussi moins d’énergie dépensée. C’est un cercle vertueux. Un modèle que l’on peut dupliquer sur les bateaux à moteur pour qu’ils consomment moins de gazole. » Il reconnaît qu’il est difficile de savoir à quoi ressemblera la navigation dans dix ou quinze ans. « Mais ce qui est certain, c’est que tous les bateaux d’aujourd’hui vont évoluer. »
Coûter des ressources aujourd’hui pour préserver demain
Au festival Biotope, François Gabart n’est pas le seul invité sur scène. D’ici une demi-heure, il participera à une conférence aux côtés de Guillaume Pitron. Ce journaliste, auteur de La guerre des métaux rares — La face cachée de la transition énergétique et numérique a enquêté sur l’impact écologique et géopolitique réel de notre innovation technologique. Je ne peux retenir une question à ce sujet : des bateaux qui volent, cela a l’air fantastique. Mais est-ce bien raisonnable ?
« Aujourd’hui, la majorité des bateaux de courses sont faits avec du carbone, un matériau composite complexe qui demande malheureusement beaucoup d’énergie et de matière première pour le construire. C’est loin d’être optimal, mais des solutions sont déjà en route : on teste des composites en fibre de lin ou avec des résines biodégradables. » Rien ne semble pouvoir atteindre l’optimisme de François Gabart. « Quand on me dit que la technologie attaque le sens marin, qu’il n’est plus là, je ne suis pas d’accord. » Quel plaisir de pouvoir brancher le pilote automatique et se libérer les mains pour aller cuisiner, faire d’autres manœuvres ou simplement profiter ! « Cela n’enlève rien, le plaisir d’être à la barre est toujours là. La technologie, en marine comme dans la vie quotidienne, il ne faut pas en faire n’importe quoi, mais se servir à bon escient de toutes ces bonnes idées. »
La voie à suivre pour François Gabart est celle de la pleine conscience : connaître les limites de l’innovation et ne pas s’emprisonner dans des systèmes irréversibles où navigateurs et particuliers finissent par être complètement dépendants de la technologie. « Il est difficile de se positionner sur ces questions d’environnement et de technologie. Le simple fait de vivre consomme des ressources. Il ne faut pas faire machine arrière à chaque fois qu’une nouvelle idée ou avancée technologique apparaît. On se doit de vivre cette révolution pour arriver à trouver d’autres solutions. »
Les trois ingrédients pour faire voler les bateaux qui aujourd’hui transportent des personnes et demain peut-être des marchandises ? Des technologies, qui en termes de matériaux, comme le carbone issu du pétrole, ne sont absolument pas « propres » ; d’informatique et de l’électronique pour contrôler le navire ; et enfin une bonne idée pour la forme du foil. « On avait besoin de tout ça pour découvrir de nouvelles façons de naviguer. Et je suis persuadé que l’étape d’après est de concevoir des bateaux en matériaux entièrement renouvelables. »
Développer un savoir-faire grâce à l’innovation permettra demain de se passer d’informatique et de matériaux trop coûteux en ressources et en énergie. François Gabart refuse de se séparer de son optimisme : « Il faut être optimiste. Sinon, on se bloque, et on n’arrive pas à trouver de nouvelles idées. Il faut y aller, même si on ne sait pas où ces nouvelles idées nous mènent. »
L’intégralité de l’entretien en vidéo :