Magyd Cherfi est un chanteur, acteur et écrivain français. Il grandit à Toulouse dans la cité des Izards, avec ses parents kabyles, la précarité, le racisme et l’art chevillé au corps. Connu du grand public grâce au groupe de rock Zebda et leur tube « Tomber la chemise », il revient sur sa vie, son militantisme et la notion d’engagement dans son parcours. Retrouvez l’intégralité de cette discussion en audio à la fin de l’article.
Cet article reprend une partie de la discussion publique entre Magyd Cherfi et l’anthropologue du politique et ethnologue Armelle Gaulier. « Musiciens, vos papiers ! » était une soirée proposée par KiéKi Musiques, Miaou Records, l’association Jamira, l’Université Populaire de Bordeaux et les Vivres de l’Art.
Le non-choix de l’émigration
Magyd Cherfi est né en 1962 à Toulouse, de parents algériens kabyles. La même année les accords d’Évian sont signés alors que l’Algérie est toujours dans une crise économique majeure. La France en pleine industrialisation a besoin de main d’œuvre. Le père de Magyd a beau avoir perdu tous ses frères pendant la guerre d’Algérie, il émigre en France pour y travailler. « Là d’où vient mon père, le village décide du sort des individus. Il n’a pas choisi de venir en France. Il était juste un paysan de la montagne, à qui on a dit de partir en France. Parce que là-bas on pouvait gagner sa vie. Venir en France n’était pas vraiment un choix.
Mon père n’a jamais compris pourquoi il était parti ni pourquoi il est resté. Il répétait “On va repartir chez nous”. Peut-être qu’il n’y croyait même pas. Jusqu’à l’adolescence, j’ai été nourri de l’idée du retour et d’une vision négative de la France : “Les Français ne nous aiment pas et on ne les aime pas.”
Je suis encore très soudé à L’Algérie. Petit, j’y allais avec mes parents. Pour moi, c’était un Western : pour avoir de l’eau, il fallait monter un âne, le charger, parcourir deux ou trois bornes. Il fallait garder les chèvres dans la montagne. Partir en Algérie pour nous, c’était rejoindre ce petit village en haut d’une montagne. Retrouver les figues, l’huile d’olive, les poivrons, les baisers de mamie et les cousins. Ils nous voyaient comme des martiens et on leur racontait toute sorte de salades pour les faire rêver.
En arrivant en Algérie, dès la frontière on entrait dans le monde de la terreur. La peur du douanier, du flic, du facteur, du médecin et de toutes les institutions. Cela ne m’a jamais quitté. Quand je pars avec mes mômes, je suis toujours infusé de cette peur. On se sent protégé au village, avec la famille. Mais c’est tout un moment de terreur, il y a un non-droit admis. Je n’arrive pas à croire que, tout à coup, de jeunes Algériens sortent librement dans les rues pour défendre les choses élémentaires de la liberté, de la démocratie. Je suis dans un effarement positif. »
Les parents de Magyd Cherfi arrivent à Toulouse et s’installent dans la cité Raphaël. Il s’agit d’une cité d’urgence construite par l’abbé Pierre. Dans cette cité d’urgence il y a de toutes petites maisons, des préfabriqués qui devaient être provisoires. Ils y sont restés vingt ans. « La France n’a jamais voulu regarder la réalité en face. En fonction des familles regroupées, nous vivions en Algérie, au Maroc, en Tunisie… J’ai vécu en Algérie jusqu’à mes 15 ans dans les quartiers nord de Toulouse. Mes parents et leurs cousins kabyles ont fait un petit îlot, un peu comme la Kabylie en Algérie.
Il y avait le reniement des Arabes. “Arabe” dans la bouche d’un Kabyle est un mot péjoratif, une insulte. Le père d’un copain pied-noir pour ne pas me froisser me disait “mais t’es mauresque”. J’ai trouvé ça magnifique. Dans cette cité, on a vécu complètement fermé. Les Kabyles ont fait leur petit business, les Rebeu le leur.
Le fasciste d’extrême droite était condamnable, mais pas le petit ouvrier communiste qui détestait les Arabes.
Par moment il y avait des passerelles, notamment grâce à l’islam. On prenait les cours d’islam ensemble quand on était mômes. Et en sortant de la cité, on entrait en France. Il y avait une limite qu’on ne passait pas seul. Nous partions à dix ou quinze pour casser des dents, parce que c’était l’objectif de tout beur qui se respecte en banlieue. Des dents de français. »
Les rendez-vous manqués de l’antiracisme
Dans cette cité, Magyd Cherfi passe énormément de temps dans un club de prévention. Le positionnement à gauche y est très marqué. « Ces travailleurs sociaux voyaient ces milliers de mômes dans les quartiers populaires de France. Il fallait nous former, nous étions les futures forces vives de la grande révolution prolétarienne. Mais ça ne pouvait pas marcher.
Ils nous parlaient de lutte des classes. Nous leur répondions que les ouvriers traitaient nos parents de sale arabe, pas les patrons. La priorité, ce n’était pas la lutte des classes, mais de s’occuper de l’ouvrier qui dit à mon père “rentre chez toi, sale bougnoule”. L’ouvrier était sacralisé. Le fasciste d’extrême droite était condamnable, mais pas le petit ouvrier communiste qui détestait les Arabes.
Quand la Gauche est arrivée au pouvoir, il y avait des possibilités nouvelles. Des gens venaient dans les quartiers pour parler ministère de la ville, budget pour créer des associations… Les premiers jeunes de quartiers ont été salariés. Et il y a eu La Marche pour l’égalité.
À Paris, nous étions 100 000 personnes. Nous étions dans l’euphorie avec tous les budgets et toute cette attention. On pensait qu’il allait se passer quelque chose. Mitterrand reçoit une délégation. Un jeune sort de l’Élysée et nous dit : “Nous avons obtenu une carte de séjour de dix ans.”
Nous avions marché pour réclamer l’égalité des droits. En bout de course, on a reçu : “vos parents vont avoir le droit à une carte de résidence de dix ans” ? Cela signifiait que les gens de droite ne voulaient pas de nous, et que la gauche pouvait nous tolérer dix ans de plus. Cette carte de résidence, je crois qu’elle nous a définitivement renvoyées vers des obscurités définitives. Au lieu que cette marche nous sorte de quelque chose, elle nous a finalement enterrés.
Notre problème était de n’être jamais français tout en l’étant. Depuis trente ans, Gauche et Droite nous courent derrière avec “l’intégration”. Mais si on est Français, pourquoi faut-il le devenir ? Des mécanismes à rebours se créent, avec aujourd’hui des mômes de 16 ans, de la troisième ou de la quatrième génération, qui courent derrière les mosquées. »
Dans le club de prévention, Magyd Cherfi rencontre Maïté, une animatrice, qui aura un rôle déterminant dans sa vie. Elle lui ouvre les portes de l’art. « J’ai été étonné de n’être traité ni en français, que je n’étais pas, ni en arabe, que je n’étais plus. À trois ans je ne parlais plus le kabyle. Maïté est allée chercher quelque chose qui sonnait vrai. Elle nous a interpellés comme aucun français ne l’avait fait auparavant. À l’école nous étions des élèves, des fils d’immigrés, des voyous ou des pauvres. En fonction de ce que l’autre attendait de nous.
Elle nous a amenés un jour assister à une pièce de Beckett : une révélation. Il faut imaginer un troupeau de jeunes maghrébins du quartier qui vont voir Beckett dans un endroit un peu intime. Il y a eu la magie de l’imaginaire, de la scène, des acteurs… Je me suis dit “c’est là qu’est ma place.” Maïté nous a révélés à nous-mêmes au travers de choses que nous ne pensions pas faites pour nous. Nous étions tout de même préfabriqués.
Nous étions soit français ou soit arabes quand ils le voulaient.
À l’école, en cinquième de transition, tous les Arabes dégageaient et partaient dans les ateliers. Les autres barrières étaient la quatrième CPPN et la troisième CPA. Ma mère l’avait noté. Quand je suis arrivé en cinquième, elle s’est pointée : “le mien ne disparaîtra pas”. Elle était une des rares femmes qui venait semer la terreur dans le collège. Voir un principal et toute l’administration chier dans son froc devant une mère de famille, c’était un vrai délice pour nous. Sauf que nous subissions le même châtiment par ma mère à cause des mauvaises notes.
Nous avions tous honte de nos mères. Elles étaient petites, en surpoids, avec des foulards bariolés, des pompes en plastique, ne savaient pas parler français… Et la mienne venait deux trois fois par semaines au collège. Fais chier. Ma mère passait sur le chemin de l’école, elle en prenait un et bim ! et un autre, la même chose ! “Je sais que vous avez une mauvaise note !” Et elle avait raison. Toutes les mères n’avaient pas ce souci de la scolarité. La mienne, tous les mercredis, les samedis et les dimanches, pendant des années, elle nous faisait faire les devoirs attachés à la table. »
Zebda : le succès pour tombe
Au milieu des années 1980, le groupe Zebda commence à voir le jour, même si aucun des membres ne sait jouer ou vraiment chanter. « On ne sait pas chanter, les musiciens jouent deux accords. Nous étions portés par l’énergie et par cette question : “qu’est-ce qu’on défend ?” On se foutait des instruments choisis, le message seul comptait : l’idée militante était celle de la musique. Souvent, tu fais de la musique, puis tu entres dans un registre engagé. Nous, c’était le contraire.
Les premiers malaises commencent là. Nous étions tout à coup étiquetés plus militants, plus rebelles que nous ne l’étions vraiment. Les gens attendaient cela, nous sommes devenus des pros du concert militant ou bénévole. Nous étions devant des gens revendiquant la lutte des classes, alors que nous étions toujours dans l’idée de “qu’est ce que tu fais de l’ouvrier qui a dit à mon père ‘rentre chez toi’ ?”. Un malentendu s’est installé et nous avons commencé à débattre entre nous de nos engagements. Nous avons commencé à exiger de la distance, de l’humour pour offrir un matelas à nos revendications.
Nous sommes devenus le groupe “beur français” par excellence. Toutes les banlieues nous ont appelés, les combattants antiracistes, les associations de quartier… Mais en bas des HLM, les mecs attendaient du rap ou du rail. Pas du rock. Nous jouions pour les marginaliser, les exclus, les déclassés. Ils demandaient du radical alors que nous proposions des nuances. Parfois nous nous sommes fait lapider, notamment dans la banlieue de Metz : partout où il y avait un Arabe, on a reçu une pierre.
La cerise sur le gâteau, c’est lorsqu’on nous a demandé de faire la première partie de Cheb Khaled. Nous étions soit français ou soit arabes quand ils le voulaient. Nous étions constamment en décalé jusqu’à Tomber la chemise. »
En 1998 le titre Tomber la chemise de l’album Essence ordinaire se vend à plus d’un million d’exemplaires et devient le tube de l’été. Dans la presse la bonne humeur remplace l’idée de critique sociale et d’ironie. Zebda devient un groupe consensuel. « Il existe de mauvais tubes. Quelque temps auparavant nous étions en première partie d’IAM. Pendant plus d’une heure, 3 000 personnes dormaient et attendaient juste le titre Je danse le Mia. Je me suis dit : “pourvu que ça ne nous arrive pas !”.
Deux ans plus tard sort Tomber la chemise. Notre public passe de quelques centaines de personnes à des milliers. On se retrouve dans des zéniths pleins avec 5000 personnes venues écouter Tomber la chemise. Ils pionçaient pendant 1 h 15 en attendant. J’ai compris que c’était la fin du groupe.
Mes copains me disaient que ce n’était pas un crime de faire le consensus. Ce consensus dont ils parlaient était des armées de gens du Front National, des campings, des boîtes de nuit. Sont arrivés le succès, la gloire, le fric. Quand tu as couru toute ta vie derrière le confort, tu as ce que tu voulais. Et c’est ta tombe. »
Photo de couverture : Zebda en concert en 2015 — Source : Wikimedia