Et si Mai 68 c’était maintenant ? Usul, vidéaste et éditorialiste pour Médiapart est un communiste qui s’assume. Pour lui, les années Macron sont les années de domination de trop par la bourgeoisie. La lutte des classes, loin d’être finie, a besoin de la politisation des jeunes et de l’espoir des citoyens brisés par le système.
Usul est passé par Bordeaux à l’occasion d’une conférence avec Pierre Carles. À la table d’un petit café, nous nous sommes entretenus avec lui sur la vulgarisation politique, la politisation, la lutte des classes et l’avenir de la contestation en France.
Dans la première partie de cet entretien, Usul nous parlait de son parcours, des éditos pour médiapart et de vulgarisation politique. Alors que le café où nous nous trouvons se remplit de clients, ils nous parlent année Macron et domination bourgeoise.
Emmanuel Macron s’attaque aux « fake news ». Il dit notamment que toutes les paroles ne se valent pas. Pour vous qui vous exprimez librement sur internet, qu’est-ce que ça inspire ?
Rien. Ce n’est pas intéressant. Typiquement, c’est la bourgeoisie qui comprend qu’elle n’arrive pas à tenir tout ce bordel à cause des nouveaux espaces de dialogue. Elle cherche à cadenasser tout ça. Elle attaque l’idée même d’égalité et de compétence. Pour croire en la démocratie, il faut croire aux compétences démocratiques des citoyens et les aider à les travailler.
Pour avancer, il faut créer du politique, encourager les compétences démocratiques des citoyens, et surtout leur dire de se faire confiance. Tout ce discours, expliquer aux gens que toutes les paroles ne se valent pas, c’est dire « Ne vous faites pas confiance. Faites-nous plutôt confiance ».
C’est d’une violence !
Voilà la domination. On ne peut pas vous faire confiance, alors on va tout verrouiller parce que vous faites n’importe quoi. La démocratie c’est tout l’inverse normalement.
J’essaie de rappeler aux gens qu’il faut avoir confiance en ses compétences, confiance en eux, qu’ils ne sont pas une bande de cons. Au fond, même si j’ai un discours critique, il est toujours positif. Je ne suis pas désespéré, cynique ou amer.
Je veux dire à tous ceux qui luttent, sous n’importe quelle forme : c’est bien. Vous luttez et ce n’est pas absurde. En effet, il y a un discours qui dit que la lutte ne sert à rien, que c’est nul. Vous êtes nuls. Tout le monde est nul, sauf nous, les dominants. Il est omniprésent ce discours. Il est dans le moindre éditorial, il est sur BFM, sur TF1, dans les vœux de Macron. Les discours qui veulent briser les gens, briser la confiance qu’ils ont en eux.
On crée des corps brisés, dociles et craintifs. Il n’y a pas de domination sans humiliation.
Quand je rencontre des personnes intelligentes, avec des idées, mais qui sont brisées, cela me fait beaucoup de peine. Elles sont ruinées par l’école, par la vie, par le monde du travail. Toutes ces personnes qui finissent convaincues qu’elles sont des merdes. C’est horrible ! Quel genre de monde fabrique des personnes comme ça ? Et c’est toujours les mêmes. Parce qu’il y en a qui sont incassables : ceux qui ont les marques de la bourgeoisie, les enfants de bourgeois… Ceux-là ils ont une assurance folle ! Ils sont indéboulonnables. Les autres, les femmes, les racisés, ceux qui n’ont pas assez de diplômes… Voilà ceux qu’on arrive à décourager. Ils vivent une vie où ils ont honte d’eux. Tout ça, c’est une société de classe, une société de domination.
Moi aussi j’ai été brisé. Par l’école, par mon absence de diplômes. C’est dur parce que c’est dans ta tête, mais dans ton corps aussi. La domination devient physique également. Quand je vais dans des endroits où je ne suis pas censé être, c’est mon corps qui est mal à l’aise, je ne sais pas où me mettre. Un lieu trop luxueux, ou une institution trop prestigieuse : je ne suis pas bien et c’est physique. On crée des corps brisés, dociles et craintifs. Tout cela ne fonctionne que grâce à l’humiliation ; il n’y a pas de domination sans humiliation. On participe à sa propre domination quand on adhère à cette vision de nous-mêmes que nous a imposée l’autre avec violence.
Est-ce que c’est une lutte des classes ? Vous pensez qu’elle est finie ?
Mais non. Jamais de la vie ! Il n’est pas trop tard, il n’est jamais trop tard. C’est le discours des dominants, ça. Dire « c’est bon, c’est réglé, on est parvenu à un consensus ». C’est leur consensus à eux. Dire que la lutte des classes est finie suit l’intérêt des dominants. Je ne comprends même pas qu’on puisse recevoir ce message et le prendre tel quel, sans se poser la question « qui me le dit ? Pourquoi il me dit ça ? ».
On sait très bien qui le dit : les bourgeois, les installés. À partir du moment où la gauche s’institutionnalise on commence à entendre ce message. Dans les années 1980 : la gauche est au pouvoir, elle se fracasse sur le mur de l’argent. Le mur tombe, la construction européenne est en cours… Les socialistes ne sont pas assez forts, ils lâchent l’affaire. Alors ils se convainquent eux-mêmes qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. Sinon, tu es obligé de tenir un autre discours, de dire « on a perdu la lutte des classes et c’est à cause de nous. Et on n’a pas du tout envie de la continuer ». Tu n’as pas envie de dire ça si tu es de gauche.
Il vaut mieux présenter la lutte des classes comme une vieille grille de lecture, absurde, dire que le monde a changé.
Le plus salaud, c’est que ce soit la gauche qui nous ait convaincus d’arrêter la lutte. Elle n’est pas là pour dire ça. Voilà pourquoi le PS aujourd’hui est mort : les gens se souviennent.
La loi Travail devait passer par un gouvernement de Gauche. Tout le monde le sait. Depuis les années 1980, dès qu’il y a des réformes un peu brutales pour le droit du travail, la Gauche les fait passer. C’est le rôle de la Gauche institutionnelle. Elle a le même cahier des charges que la droite : adapter la France à la mondialisation marchande.
La droite Juppéiste peut aussi le faire, sauf qu’on se rappelle que c’est la droite. Tout de suite on voit le mal, « ils veulent tout casser. » Ce qui est le cas, ils avancent en le disant ouvertement. La Gauche avance en disant « on veut préserver ».
Vous parlez souvent « des années Macron ». Qu’est-ce que ça veut dire ?
C’est une offensive de la bourgeoisie qui change un peu de stratégie. Mais c’est tout de même la crise : nous sommes dans une crise de régime. Macron est un pansement sur une plaie béante. La société avance, et les changements trouvent leur voie, leur chemin.
Mon truc c’est la démocratie. Je dis souvent que je suis communiste parce que je veux de la démocratie jusque-là gestion de la production. Être communiste, c’est être pour la démocratie. Pour faire avancer l’empowerment des gens, qu’ils croient en eux-mêmes et en la démocratie. L’exact inverse des années Macron, de la Vème république, de François Hollande et de la loi travail.
Les années Macron ce sont les années de trop. Les années de domination de trop.
On observe dans toute l’Europe des montées de la demande de démocratie. Elles prennent des formes multiples : l’indépendance en Catalogne, les manifestations contre la loi Travail ou Nuit Debout.
Les changements culturels, démographiques et structurels sont profonds. Nous sommes dans un Nouveau Monde. Un monde où il y a plus de diplômés du supérieur qu’il n’y en a jamais eu, mais avec une précarité incroyable. On ne peut pas vivre avec les mêmes structures politiques que le monde d’avant.
Les années Macron ce sont les années de trop. Les années de domination de trop. Il y a des forces qui veulent que les choses changent, qu’elles bougent. Elles veulent plus de démocratie. Derrière Macron, c’est soit l’extrême droite soit l’extrême gauche. Ce sera l’échec de plus de la bourgeoisie.
On se retrouve avec les mêmes recettes, les mêmes politiques, mais dans une société qui a changé. Mai 68 c’est maintenant. Mai 68 était la concrétisation des changements démographiques de l’après-guerre, et des changements technologiques et culturels. Le vinyle, la télévision, la radio… Ce sont toutes ces choses qui rendent Mai 68 possible. Face à une droite vieillissante qui opposait l’ordre moral face à des injonctions de libération.
J’ai l’impression que nous sommes dans la même situation de contradiction. Ça peut péter.
Pour le moment il n’y a pas eu de grosse explosion, mais des mini explosion un peu partout. Est-ce qu’il y a besoin que tout pète en même temps ? Je ne sais pas, mais il y a des choses qui changent.
Nuit debout et les manifestations contre la loi travail étaient de petites explosions ?
Nuit Debout a été importante pour politiser une partie de la jeunesse. Pour qu’elle retrouve le lien avec une culture de la contestation qui est très ancienne chez nous. La tradition de la grève générale. Nous vivons vraiment un pays avec une culture du blocage. Je pense que le mouvement contre la loi travail a permis à des gamins de renouer avec une culture plus ancienne, avec une imagerie, un folklore : celui de la lutte à la barricade.
Cela a été important pour créer des jalons, donner des espoirs et de la culture politique. C’est important, il n’y a pas de mouvement social s’il n’y a pas de politisation. On se politise par la lutte. On se retrouve dans une manif, un lieu de lutte, embarqué par des copains et on se demande pourquoi on est là, on rencontre des militants. Quelqu’un tout seul chez lui, dans son canapé qui se dit « je vais aller en manif », cela n’existe pas.
Le gouvernement a eu peur pendant Nuit Debout. Peur que ça prenne, que les banlieues s’embrasent… Si les banlieues avaient rejoint le mouvement, le gouvernement perdait pied.
Souvent on souscrit aux grilles de lecture de la bourgeoisie : ils ne diront pas qu’ils ont eu peur, mais c’était le cas. C’est intéressant de savoir qu’on arrive à leur faire peur.
Mais dans la lutte nous sommes face à un problème de précarité. Il est difficile d’organiser une lutte où tout le monde est précaire. Il faut noter que les plus belles conquêtes sociales ont été faites quand l’économie était au beau fixe. Lorsque tout va bien, que le plein emploi existe, les gens ont confiance en leur pouvoir.
Ils ont fait le choix conscient d’opter pour plus de pauvres et moins de chômage.
À l’inverse, quand ça va mal, on dit aux gens que c’est de leur faute. La faute des chômeurs qui ne cherchent pas assez bien du boulot, parce qu’ils n’ont pas fait les bonnes études, qu’il faudrait être plus productif, plus compétitif… À la fin les gens ont l’impression d’être responsables de ce qui ne fonctionne pas, donc ils ne luttent pas.
Si on te dit « tout va bien », tout le monde a du travail, tu as l’impression de participer à la collectivité, d’être reconnu comme un citoyen : tu te sens des droits. Y compris celui de réclamer et de gueuler.
La politique de Macron c’est la même que celle de Hollande. La pauvreté monte et ils le savent. Ils ont fait le choix conscient d’opter pour plus de pauvres et moins de chômage. Pourquoi ils font ce choix-là ? Parce que les pauvres se tiennent bien en place. Alors que des salariés, avec des statuts, qui sont protégés, syndiqués… Ils sont casse-couilles ceux-là. Il faut les briser. Les briser en les précarisant.
Bien joué les gars : ça marche. Pour l’instant.