Inès Trépant est conseillère politique à la Commission Développement du Parlement européen . Elle a écrit de nombreux ouvrages sur les impacts environnementaux de la politique commerciale européenne. Nous l’avons rencontrée lors de son passage à La Rochelle pour le festival Terre & Lettres. De quoi revenir sur les raisons qui la pousse à dénoncer l’hypocrisie de l’Union Européenne et de sa politique agricole commune.
En quoi consiste votre travail de conseillère politique à la commission développement ?
Je travaille sur plusieurs thématiques : agriculture, énergie, climat, migrations, etc. En ce moment, je m’active principalement sur la réforme de la politique agricole commune (PAC). Il s’agit de mesurer son impact sur les pays en développement. Il y a peu, je me suis attelée à une directive sur les énergies renouvelables : qu’elle nécessite une importation de bois ou de matière première agricoles, cela a aussi des répercussions en matière de développement…
Pourquoi être venue au festival Terre & Lettres ?
Les organisateurs m’ont invitée en tant qu’auteure d’un livre, Biodiversité : quand les politiques européennes menacent le vivant, dans lequel je démontre qu’une nouvelle méthode de protection de la biodiversité est nécessaire. Il nous faut sortir de notre vision cloisonnée des réserves naturelles et autres parcs nationaux et considérer la protection de la biodiversité comme un ensemble d’actions globales à mener.
La PAC et l’agriculture intensive sont incriminées dans beaucoup de rapports comme premiers vecteurs responsables de la perte de la biodiversité. J’analyse donc tout particulièrement leur responsabilité dans les mécanismes de destruction du vivant.
En 2015, à New York, l’ONU a défini dix-sept objectifs mondiaux de développement durable, dont la protection de la biodiversité. La politique agricole doit impérativement changer si nous voulons être crédibles dans la poursuite de ces objectifs. Pourtant, le décalage est encore terrible entre les préconisations des scientifiques et les futures actions politiques de l’Union européenne. Et si les orientations énergétiques et commerciales sont intrinsèquement liées, notre modèle économique reste fondamentalement insoutenable. Pour enrayer l’effondrement de la biodiversité, nous devons aller à la racine du mal…
Qu’entendez-vous par « sortir de notre vision cloisonnée » de la protection de la biodiversité ?
Les bulletins de santé de la biodiversité ne font que s’aggraver. Les habitats continuent de se détériorer. Les réserves naturelles seules ne peuvent pas résoudre ce problème.
Il y a eu un programme européen pour sauver certaines espèces de papillons dont les habitats avaient été détruits. Il a été démontré qu’ils disparaissaient à cause d’un manque de prairies « maigres ». Pour survivre, ces papillons avaient besoin de sols pauvres. La plus grande biodiversité se développe sur des sols beaucoup plus pauvres. Sur des sols riches, qui ont été engraissés, vous n’allez trouver que des pissenlits, des pâquerettes…
Ces papillons ont montré qu’il fallait restaurer les prairies pauvres. Le problème ? L’agriculture engraisse nos sols de façon généralisée. Croire que les actions d’un agriculteur se limitent à son champ est une illusion. Dans le cas des pesticides par exemple, 95 % des produits partent dans l’atmosphère. Avant qu’on interdise le DDT, il en a été retrouvé dans les peaux des phoques du Pôle Nord.
L’agriculture devient une source de problème climatique, alors qu’elle pourrait être une solution.
Pour les engrais, dont on fait un usage abusif, le principe est le même. Le lessivage des terres par la pluie déplace les produits dans les nappes phréatiques, les cours d’eau et les terres voisines. On ne peut considérer que l’agriculteur n’a aucun impact sur l’environnement, et il faut donc envisager la politique agricole de manière plus large.
Concrètement, comment la politique européenne menace-t-elle la biodiversité ?
Prenons un exemple d’actualité : l’Union européenne se lance dans des négociations d’accords tous azimuts. Ces accords commerciaux touchent tous les secteurs économiques, y compris l’agriculture.
Un accord entre l’Union européenne et les pays d’Amérique latine a le vent en poupe. On constate dans ces négociations que pour obtenir des avancées et de nouveaux marchés, nous sommes prêts à sacrifier des secteurs agricoles, notamment celui de la viande bovine. À force de libéraliser toujours plus les secteurs agricoles, nous poussons toujours plus les marchés à se spécialiser. Certains pays vont se spécialiser dans la production de viande, d’autres dans celle des céréales… Nous nous dirigeons ainsi vers une uniformisation des cultures et de l’élevage, ce qui va tout à l’opposé d’une logique de préservation de la biodiversité !
Qui dit monocultures, surtout très vastes, dit piège infernal des pesticides et des engrais à outrance. Or, la restauration de la biodiversité passe par une agriculture multifonctionnelle, avec une mosaïque de paysages. Il ne s’agit pas de faire de jolis points de vue, mais de jouer au maximum sur l’interdépendance naturelle des écosystèmes. L’agriculture devient une source de problème climatique, alors qu’elle pourrait être une solution !
En Nouvelle-Aquitaine, nous avons beaucoup de monoculture (blé, maïs…). Est-ce que cela va bientôt changer ?
La France est une des plus grosses puissances agricoles européennes. Elle a joué un rôle majeur dans le modèle productiviste de la PAC et dans la spécialisation agricole. Mais il nous faut maintenant en sortir.
Les solutions sont connues. Les rapports de l’ONU et les scientifiques sont unanimes : l’avenir passe par l’agroécologie, par un sol vivant, garant de la productivité agricole et de la biodiversité. Il faut également retrouver la multifonctionnalité de l’agriculture, des circuits courts où l’élevage complète et diversifie la culture agricole. L’agriculture pourrait ainsi devenir un secteur gagnant-gagnant : elle pourrait enraciner convenablement le développement rural dans les politiques régionales et offrir aux agriculteurs une diversification des revenus. Sans oublier tous les bénéfices climatiques : l’agroécologie permet de caper du CO2.
Cela dit, je ne suis pas très optimiste quand je vois les concertations et les jalons posés pour la réforme de la PAC… D’un côté, un discours affiche la volonté d’aller un secteur agricole plus performant économiquement, qui tient compte des aspects sociaux et des défis environnementaux.
L’Union européenne est le premier exportateur mondial de produit agricole, mais aussi le premier importateur !
Mais de l’autre, il est écrit noir sur blanc que la vocation exportatrice de l’Union européenne doit être non seulement maintenue, mais aussi renforcée. Ils vont jusqu’à dire que la PAC doit pouvoir nourrir le monde et pas seulement la population européenne. Comment respecter les volets social, économique et climatique de l’agriculture tout en faisant prônant la libéralisation des échanges agricoles ?
Dans le cadre de cette économie mondiale dérégulée, les vices sont récompensés et les comportements vertueux pénalisés. Un produit agricole qui tient compte des conditions sociales et environnementales va être plus cher. Et dans le système actuel, ce coût devient un désavantage compétitif… si bien que la libéralisation des échanges provoque un nivellement par le bas des normes sociales et environnementales.
Résultat ? Les agriculteurs sont très mécontents du verdissement de la PAC, puisque se soucier de la biodiversité et de l’environnement nuit à leur compétitivité. Cela ne va pas, il faut absolument arrêter, purement et simplement. Considérer que la nourriture n’est pas une simple marchandise, relocaliser l’économie et retrouver les fondements mêmes du traité : une forme de sécurité alimentaire et d’autosuffisance.
Or aujourd’hui, on nage dans l’ineptie ! L’Union européenne est le premier exportateur mondial de produits agricoles, mais aussi le premier importateur : 90 % de l’alimentation européenne est importée. Ne devrions-nous pas être capables de la produire nous-mêmes au lieu d’importer d’Amérique latine de la nourriture remplie d’OGM pour nos vaches et nos cochons ?