Marie-Monique Robin est journaliste, réalisatrice et écrivaine. Son documentaire Le monde selon Monsanto est l’un des plus piratés d’internet, et son livre éponyme a été traduit en 25 langues. De passage à la Rochelle pour le festival Terre & Lettres, elle a partagé avec nous sa révolte face à l’inertie des gouvernements sur les questions climatiques et agricoles.
Pourquoi être venue au festival Terre & Lettres ?
Parce que j’ai été invitée ! (rires) Plus sérieusement, les deux thèmes « Terre » et « Lettres » me parlent beaucoup. Récemment, un rapport est sorti sur l’état des terres du globe : elles sont dans un état absolument critique, polluées et défrichées à grande échelle. Il est très inquiétant de voir comment nous dégradons passivement des sols dont dépend la vie sur terre, en grande partie à cause de l’agro-industrie. Ce thème m’a toujours beaucoup interpellée : les défis et les dangers qui pèsent sur la planète. Le thème « lettres » également, car pour presque tous les films documentaires que je réalise, j’écris un livre sur le sujet.
À quoi est due cette dégradation des sols ?
Depuis 20 ans, la majorité des terres se détériore à une vitesse complètement folle. Les zones humides par exemple ont à moitié disparu depuis le début du 20e siècle. Ces changements sont dus à l’activité humaine, et mettent en danger toute la biodiversité.
Un autre rapport estime que 50 % des vertébrés ont disparu au cours des 40 dernières années. La déforestation massive est en partie responsable : on détruit les forêts pour cultiver du soja transgénique qui nourrit nos vaches et nos cochons. La monoculture détruit également les sols, y compris dans nos pays. En France, les derniers chiffres sont très inquiétants : plus du tiers des oiseaux ont disparu au cours des dernières années.
Vous vous rendez compte de ce qui est en train de se passer sous nos yeux ?
Vous vous rendez compte de ce qui est en train de se passer sous nos yeux ? Les pratiques industrielles de l’agriculture, que j’ai beaucoup dénoncées, sont responsables. Des monocultures où l’on arrache tous les arbres, les haies, que l’on recouvre de pesticides… Des produits chimiques tueurs d’insectes responsables de la disparition des oiseaux qui n’ont plus rien pour se nourrir. Des terres nues, sans arbre, qui dégagent du carbone alors que l’agriculture devrait en capter. La chaîne est chamboulée au niveau planétaire, même les grands mammifères sont en train de disparaître !
Pour enrayer ce processus, la solution est connue pourtant : changeons de modèle agricole, passons à l’agro-écologie. Cela permettrait de mieux nourrir la planète alors qu’un milliard de personnes ne mangent pas à leur faim malgré le modèle industriel dominant. Cela réduirait considérablement les émissions de gaz à effet de serre : si les pratiques ne changent pas, 36 gigatonnes de carbone pourraient être dégagées par les sols d’ici à 2050. Soit l’équivalent de 20 ans d’émissions liées au transport.
Si nous ne rectifions pas le tir, que se passera-t-il d’après vous ?
On parle de la sixième extinction des espèces. Vous vous rendez compte que la dernière date de 65 millions d’années ? Il s’agissait des dinosaures ! Il nous aura suffi de deux siècles. D’ici 2050, il n’y aura plus un seul primate. Plus aucun. Nous en parlons comme si c’était un objet indépendant de nous, qui ne nous concernait pas. Mais nous n’y survivrons pas : si les singes disparaissent, nous disparaissons aussi. Il est absolument incroyable de penser que la planète peut continuer de se dégrader sans que nous soyons concernés. Nous dépendons de la planète pour vivre, les animaux sont nos sentinelles et malgré les alertes émises par les scientifiques, nous restons inertes !?
Vous avez beaucoup travaillé sur Monsanto et le glyphosate. Que pensez-vous de sa réautorisation par la Commission européenne ?
Ce sont les gouvernements qui ont voté, pas la Commission européenne. Le problème est qu’elle aurait dû proposer directement l’interdiction. Sauf que le rapport qu’on lui a remis, et cela a été dénoncé, est complètement frauduleux. Elle a autorisé une utilisation de cinq ans sur la base d’un rapport faux. Mais ce sont bel et bien les gouvernements qui ont voté. C’est scandaleux compte tenu de la dangerosité de cette molécule.
En Nouvelle-Aquitaine, entre la viticulture et l’agriculture, nous avons beaucoup d’enjeux autour des pesticides…
Dans Notre poison quotidien, je démontre le lien entre les produits chimiques qui contaminent la chaîne alimentaire depuis le champ du paysan, donc les pesticides, jusqu’à l’assiette du consommateur avec les additifs alimentaires. Dans ce film, et le livre associé, j’ai révélé l’histoire de Paul François, le céréalier des Charentes qui a porté plainte contre Monsanto.
Un des secteurs où il y a le plus de pesticides est aussi le vignoble. Mais c’est également le domaine où le taux de conversion en bio est le plus élevé : actuellement, vingt fermes par jour se convertissent en bio. Parmi elles, de nombreux viticulteurs dans le Bordelais, en raison du nombre de malades.
Des études faites par l’INSERM montrent que le taux de cancers du cerveau ou de la vessie chez les viticulteurs est beaucoup plus élevé que la moyenne française. Pire : ces cancers touchent aussi les riverains. Quand on épand des pesticides dans l’environnement, seul 1 % du produit atteint sa cible ! Si ces victimes commencent aussi à se mobiliser, les pouvoirs publics ne les aident pas beaucoup. On va vers de plus en plus de conflits dans les campagnes, car l’inquiétude grimpe… Quand on sait qu’une pomme subit en moyenne quarante traitements, inutile d’insister sur le besoin de la laver et de l’éplucher… et sur la nécessité d’interdire les produits dont on sait, comme le round-up, qu’ils sont très toxiques !
La solution, c’est l’interdiction ?
C’est toujours l’interdiction qui permet de trouver des solutions rapidement. Il faut arrêter de dire, comme pour le glyphosate, qu’on va essayer de trouver un produit de substitution. Et dans 20 ans on dira à nos enfants « excusez-nous, désolés de vous informer que ce produit est très toxique. On va l’interdire aussi. »
Cela se passe ainsi à chaque fois, avec tous les produits chimiques. Prenez le DDT, le lindane, le 245, le 2,4 — D, le Lasso qui a empoisonné la Charente… L’histoire est toujours la même : on balance le produit dans l’environnement, et après on compte les malades et les morts. Ensuite on interdit pour remplacer par un autre produit, avant que tout recommence 20 ans après. Arrêtons donc cette logique, agissons ! Pourquoi ne pas suivre l’exemple des CFC, les chlorofluorocarbones ?
De facto, à cause des lobbies, de pressions et de connivence avec les organismes publics, on viole les lois.
Utilisés en masse dans la chaîne du froid et accusés en 1985 d’être responsables des trous dans la couche d’ozone. En deux ans la communauté internationale s’est mobilisée, ils ont été interdits par le protocole de Montréal. Les industriels ont menacé : « si vous interdisez les CFC, c’est toute la chaîne du froid qui va s’effondrer, on va perdre des milliers d’emplois… » Pipeau ! Quand on veut, on sait faire. Arrêtons de tergiverser : on a des malades partout, il faut changer de modèle !
Vous avez aussi beaucoup travaillé sur le « brevetage du vivant ». De quoi s’agit-il ?
En industrie, on dépose un brevet. Vous êtes un inventeur, vous créez une machine et vous déposez un brevet pour protéger votre invention. Pour une durée de 20 ans, ceux qui veulent la reproduire doivent vous payer des droits de propriété intellectuelle. Depuis 1980 on assiste à une dérive, et des violations du droit international. Il a toujours été interdit de breveter le vivant. Parce que le vivant, une bactérie par exemple, se reproduit tout seul. Il n’y a aucune raison de s’accaparer le vivant qui préside à l’activité humaine.
En 1980, à cause des premières manipulations génétiques, le premier brevet a été accordé à une bactérie qui avait été modifiée génétiquement. Elle devait pouvoir ingurgiter des résidus d’hydrocarbures pour décontaminer les sols. Cela n’a jamais fonctionné, mais ils ont quand même obtenu le brevet. Ce fut le coup d’envoi. Ensuite, Monsanto préparait ses OGMs et des brevets ont été accordés à son soja transgénique. Comme ils ont intégré à ce soja un gène qui le rend résistant au glyphosate, Monsanto considère être l’inventeur de ce soja. Depuis, tous ceux qui utilisent leurs semences transgéniques doivent lui payer des droits de propriété intellectuelle.
Les agriculteurs aux États-Unis qui utilisent ce soja sont obligés de racheter tous les ans des semences. Pour les surveiller, Monsanto a créé « la police des gènes » : des détectives privés qui sonnent aux fermes et réclament de voir les factures pour vérifier qu’ils ont bien acheté des semences de l’année et qu’ils n’ont pas gardé celles de leurs récoltes précédentes.
Il y a des brevets sur le vivant partout. En Colombie des scientifiques ont breveté un gène qu’ils avaient détecté dans le sang d’Indiens. Il s’avérait que cette communauté indigène avait très peu de diabète. Ils ont breveté ce gène. Ou comment accaparer le vivant…
Si c’est illégal, comme est-ce possible ?
Nombre de choses illégales sont faites quand même… La loi américaine est pourtant claire : on n’a pas le droit de breveter le vivant. Cette petite bactérie qui devait aspirer les hydrocarbures a été déposée par un ingénieur de General Electrics. L’office américain des brevets a d’abord dit non. C’est une bactérie, donc un être vivant. Ils ont fait un appel, pour un autre refus. Ils sont allés en cassation devant la Cour Suprême américaine.
Dans les années 1980, elle venait de changer de composition avec l’élection de Ronald Regan. Il prônait avant tout le libéralisme. Résultats ? Ils ont dit oui. L’un des juges a prononcé cette phrase terrible : « Tout ce qui est sous le soleil et qui a été touché par l’homme peut être breveté. » Mais la loi américaine n’a pas changé, on ne peut toujours pas breveter le vivant. De facto, à cause des lobbies, de pressions et de connivence avec les organismes publics, on viole les lois.
Photo de couverture : Flickr