Crise démocratique, crise climatique, crise sanitaire. Nous assistons actuellement à une superposition de ces différents bouleversements. Noam Chomsky, linguiste et philosophe américain, rappelle que ces crises s’entremêlent et forment un terrain fertile aux populismes. Cette grande figure intellectuelle de la gauche américaine et de l’anarchisme mondialement reconnue soutient que des solutions pour surmonter ces crises existent.
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Découvrir nos offres d’abonnementNoam Chomsky est interrogé par Nathalie Bois-Huyghe, vice-présidente et co-fondatrice de Darwin Climax Coalitions, Un entretien réalisé dans le cadre du Climax Festival 2020 en partenariat avec Revue Far Ouest.
Photo de couverture : Wikimedia, Noam Chomsky à Toronto en avril 2011.
Quelles sont les différentes crises que l’Humanité doit actuellement traverser ?
Nous sommes dans une confluence de crises majeures : la crise environnementale, la guerre nucléaire, la détérioration de la démocratie et la pandémie. Tout cela nous frappe en même temps. Nous savons pourtant comment faire face à chacune de ces situations graves.
Sur l’environnement, des études montrent qu’il est possible d’atteindre les objectifs des Nations Unies en matière d’émissions de CO2 et de les réduire de moitié en dix ans. Nous pouvons aussi arriver à des émissions nettes nulles au milieu du siècle. Cela nous donnerait une chance de survivre décemment.
Les entreprises vont changer. Non pas parce qu’elles l’ont décidé, mais parce qu’on leur met la pression avec force.
Combien cela coûterait-il ? Une petite fraction de ce que le département du Trésor américain vient de verser pour faire face aux problèmes des deux premiers mois de la pandémie, ou une infime fraction de ce qui a été dépensé pour la Seconde Guerre mondiale. Mais cela ne va pas se faire tout seul, il faudra un engagement fort, principalement de la part des jeunes. Cette génération a des responsabilités qui n’ont jamais existé dans l’histoire de l’Humanité, elle doit décider si notre civilisation va persister.
Pour vous, donc, la crise climatique est un problème majeur ?
La crise climatique est littéralement une crise existentielle. Si nous ne la traitons pas, nous sommes finis. Pas demain : cela pourrait être dans 100 ans, peut-être dans 200 ans. La civilisation ne pourra pas vivre avec un niveau de la mer dix mètres plus haut qu’aujourd’hui. Des milliards de personnes devront fuir leurs maisons à cause de la chaleur extraordinaire. Nous ne survivrons pas à de tels bouleversements. Mais cela ne va pas se produire soudainement. Ces transformations sont en cours. Cela se produit déjà sous nos yeux, juste devant nos fenêtres, littéralement.
Pouvez-vous nous expliquer quel type de résistance pourrait ou devrait être source d’un ultime changement face aux menaces environnementales ?
Une résistance de n’importe quelle sorte : tout doit être fait. De l’occupation des bureaux du Congrès pour les obliger à mettre le Green New Deal à l’ordre du jour législatif, à la grève du climat en passant par Extinction Rebellion et au mouvement Sunrise. Ces mouvements écologistes ont eu un effet très puissant. À tel point que les grandes entreprises de combustibles fossiles sont maintenant très inquiètes.
Elles sont sous la pression des investisseurs qui sont eux-mêmes sous la pression des circonscriptions populaires. Jeunes pour la plupart, ces dernières ont pour but l’arrêt des financements des industries des combustibles fossiles. Les entreprises vont changer. Non pas parce qu’elles l’ont décidé, mais parce qu’on leur met la pression avec force. Elles risquent d’y laisser leur réputation. Il s’agit aussi d’un enjeu démocratique : faites pression sur tout ce que vous pouvez. Inversez la destruction de la démocratie par tous les moyens possibles.
Est-ce que certains pourraient s’opposer à ces types de résistance mis en place pour sauver la planète ?
Ce dont je suis sûr, c’est qu’il faut créer un monde meilleur. Il y a bien plus d’emplois dans les énergies renouvelables que dans les industries des combustibles fossiles. Bien sûr, il y a un obstacle : les dirigeants du monde, qui veulent continuer à s’enrichir et à garder le contrôle. Si ce problème n’est pas résolu, nous sommes grillés, c’est fini. Et je dois dire que ce n’est qu’un seul de nos problèmes.
Il est très frappant de constater qu’il n’y a presque pas de discussion sur un autre sujet tout aussi grave et qui risque aussi de détruire la planète : la guerre nucléaire terminale vers laquelle nous nous dirigeons. La menace est plus grande qu’elle ne l’était pendant la guerre froide. Elle s’aggrave de plus en plus. Ce n’est pas seulement mon opinion, mais celle d’à peu près tous les grands spécialistes du sujet, y compris des voix très sobres et non alarmistes. William Perry, par exemple. Cet ancien secrétaire à la défense a passé toute sa vie au plus haut niveau dans la gestion de la guerre nucléaire.
Il dit maintenant qu’il est doublement terrifié. Il est effrayé d’un côté par la menace croissante d’une guerre nucléaire, et de l’autre, car personne n’y prête attention. Bien sûr, dans les cercles de contrôle des armements, ils y sont attentifs. Mais nulle part ailleurs. Ce n’est pas mentionné dans les conventions. Rien n’en est dit dans la presse. Même la gauche n’en parle pas.
Qui sont les principales victimes de cette crise environnementale ?
Il se trouve que je vis en Arizona, dans le sud-ouest des États-Unis. La Californie et l’Oregon sont en feu. La fumée de ses feux de forêt s’étend à tous les États-Unis, jusqu’à New York, à 5 000 km. C’est un pays riche et puissant, nous pouvons survivre aux nuages de fumée en extérieur. Beaucoup de gens, les pauvres, ne peuvent pas, même aux États-Unis. Je vis dans une maison avec des panneaux solaires, donc j’ai l’air conditionné. Pas les pauvres. Pas les gens qui vivent près des usines polluantes.
Nous nous trouvons à un moment où nous avons désespérément besoin d’internationalisme.
Quand Trump supprimera les réglementations qui limitent la pollution, qui en souffrira ? Pas ceux qui pourront partir en banlieue, mais les gens qui seront obligés de vivre à proximité des usines. Qui sont ces personnes ? Des pauvres, des noirs, des Hispaniques… Les plus grandes victimes sont les personnes avec le moins de responsabilités dans cette affaire. Ce sont les pays riches les responsables et au sein de ces derniers, les personnes riches et non pas les pauvres. Donc, si vous regardez au niveau international, une infime partie des personnes très riches a créé cette crise horrible ; et elle souffrira aussi, mais pas de la même manière que les autres.
Ces victimes sont-elles les mêmes que celle de la pandémie de coronavirus ?
Oui. C’est assez dramatique. Tôt ou tard, il y aura probablement un vaccin. Qui va l’obtenir ? Une organisation internationale, COVAX, s’est réunie pour essayer de coopérer à la production de vaccins. Comment pouvons-nous nous assurer que les personnes qui en ont vraiment besoin, à savoir les pauvres et les Africains, l’obtiendront ? Qu’il ne sera pas monopolisé par les riches ? Il s’avère que les premiers vaccins seront produits très probablement ailleurs qu’aux États-Unis, en Europe ou alors en Chine — cette dernière se trouve très en avance sur les tests de son propre vaccin.
Vous croyez donc à la coopération entre les Nations ?
Nous nous trouvons à un moment où nous avons désespérément besoin d’internationalisme. La coopération internationale a été mise en pièces. La puissance dominante mondiale se retire de tout : de COVAX, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)… Pourquoi ? Parce qu’il y a alors quelqu’un à blâmer pour le fait que Trump ait tué quelques centaines de milliers d’Américains. « Je ne peux pas accepter ceci, cela doit être la faute de quelqu’un d’autre. C’est l’OMS, détruisons-la. »
Et que se passe-t-il quand on la détruit ? En Afrique, au Yémen, on oublie les innombrables personnes dépendant des services de l’OMS pour leur survie. « OK, tuons-les tous, on s’en fiche. Cela améliorera mes perspectives électorales. Je peux me présenter comme un super nationaliste qui se bat contre le monde. » C’est surréaliste, mais ce sont les choses qui se passent.
Quelle est votre analyse de la démocratie à l’échelle internationale au moment où nous traversons cette pandémie ?
Il y a deux forces qui s’affrontent sur le plan international. La première est la force populaire. Par exemple, la manifestation « Black Lives Matter » s’est répandue dans le monde entier. Il s’agit du plus grand mouvement social de l’histoire américaine s’étant développé spontanément.
Le 18 septembre aura lieu la réunion d’ouverture de ce qu’on appelle l’internationale progressiste. Ce projet rassemble la mouvance Sanders aux États-Unis et un parti paneuropéen. Le but de ce mouvement transnational est de maintenir ce qui a de la valeur dans l’Union européenne et de surmonter ses graves problèmes, comme la crise démocratique.
De l’autre côté, il y a la seconde force. Elle rassemble ceux à l’origine de la crise et qui en tirent profit. Ces personnes veulent des institutions encore plus dures et plus de contrôle. Leur chef est Trump. Il s’agit d’une internationale qui n’a pas de nom, mais qui est en train de se former : une internationale réactionnaire.
Son objectif est de faire passer en force la continuation des structures institutionnelles qui ont conduit aux circonstances de la crise. Elle est dirigée par la Maison-Blanche, dans un effort concerté pour rassembler les États les plus durs du monde. En sont membres le Brésil, sous le règne d’un autocrate brutal et cruel, Bolsonaro, et l’Inde de Modi. Le Premier ministre détruit systématiquement tous les aspects de la démocratie laïque indienne. Il impose une ethnocratie de droite, un État hindou ultra nationaliste et ultra religieux écrasant la population musulmane et détruisant le Cachemire, occupé.
Nous avons été soumis à une expérience économique : le néo-libéralisme.
Mais la pièce maîtresse de l’internationale réactionnaire se trouve au Moyen-Orient : les dictatures familiales du Golfe, l’Égypte d’Al-Sissi et Israël, qui s’est droitisé avec force. Les relations tacites de Tel-Aviv avec les régimes dictatoriaux du Golfe sont maintenant ramenées à la surface. Mais réunir l’extrême droite répressive israélienne avec les pires États réactionnaires du monde est considéré comme une merveilleuse réalisation à l’image de l’Occident… Même par les libéraux.
Pensez-vous que la crise démocratique a été accentuée par le néo-libéralisme ?
En Europe, les partis politiques centristes au pouvoir depuis toujours sont pratiquement détruits. Il y a un ressentiment croissant contre le caractère gravement antidémocratique de l’Union européenne dans laquelle les décisions ont été transférées des parlements nationaux à une bureaucratie non élue à Bruxelles. Les décisions sont celles qui sont déterminées par les banques allemandes et les banques françaises, qui ont leurs propres intérêts.
C’est le reflet de ce qui se passe dans le monde depuis 40 ans. Nous avons été soumis à une expérience économique : le néo-libéralisme. Il a été très bénéfique pour un minuscule pourcentage de la population — ceux qui l’ont mise en œuvre — et désastreux pour tous les autres. Nous avons vu ce à quoi cela mène : une concentration radicale des richesses.
C’est la première fois depuis plus de 100 ans qu’aux États-Unis, les milliardaires paient moins d’impôts — pas seulement des impôts proportionnels, moins d’impôts absolus — que les camionneurs, les plombiers… C’est ça, le libertarianisme. Il y en a un aspect presque partout dans le monde. Il a conduit à une colère justifiée, au ressentiment, au mépris des institutions. Terrain fertile pour que des démagogues du type Bolsonaro, Modi, Trump viennent dire « je suis votre sauveur, suivez-moi ».
L’entretien complet :