Christiane Franck a dirigé pendant plus de dix ans la compagnie des eaux belges. Elle garde aujourd’hui encore une attache profonde avec le monde de l’eau et ses impacts sur la société. Elle a défendu contre Nestlé l’idée d’une eau du robinet « noble », et se bat pour un accès à l’eau potable pour tous. Un accès parfois difficile, même en France.
Quand vous venez ici au festival Biotope, quelles idées voulez-vous apporter au débat ?
Je crois sincèrement, comme beaucoup d’autres, que l’eau est un droit. Ce n’est pas un produit que l’on commercialise. L’eau est comme l’air que l’on respire. Il faut absolument la défendre pour que les 600 millions d’hommes et de femmes qui en sont privés aient un accès direct à l’eau potable.
Il faut avoir conscience qu’aujourd’hui deux milliards d’êtres humains n’ont pas accès aux services sanitaires de base comme des toilettes. Il faut se battre pour qu’ils aient accès à des services dignes d’un être humain.
Il faut aussi sensibiliser le public à l’eau en tant que ressource. Elle n’est pas inépuisable, au contraire. Nous avons le devoir de la transmettre aux générations futures. Pour cela, un certain nombre de dispositions et de contrôles doivent être mis en place. Nous devons inculquer à la population, qui n’y est pas nécessairement sensibilisée, que l’eau n’est pas illimitée. Il ne faut pas croire que lorsque l’on ouvre le robinet, une rivière ou une source arrive directement de manière infinie !

Il faut protéger cette eau, et permettre aux générations futures de vivre dans les mêmes conditions que les nôtres, avec les mêmes ressources.
Quelle est la différence entre des gestionnaires de l’eau privés et publics ?
Les distributeurs privés d’eau potable comme Suez ou Veolia ont pour la plupart les mêmes contraintes, volontés et valeurs que celles des distributeurs publics.
La seule différence à mes yeux — et elle est de taille — est leur obligation de bénéfices afin de pouvoir les distribuer aux actionnaires. Là, le gestionnaire public va utiliser ses bénéfices pour améliorer l’outil, et impacter positivement le prix de l’eau. Il faut se dire que, même dans nos pays, avec la crise économique, de plus en plus de ménages ont des difficultés à payer la facture d’eau.
Elle est tout de même l’une des moins chères dans le budget d’un foyer. Pour un ménage moyen — une machine à laver, une voiture, etc. — la facture d’eau s’élève à un euro par jour.
Pourtant on se rend compte que des ménages qui sont à la limite de pauvreté n’arrivent plus à payer la facture. Même dans nos pays, l’accès à l’eau peut devenir un problème.
L’eau du robinet est un des produits les plus contrôlés de la chaîne alimentaire.
Mais tout n’est pas noir du côté de l’actionnaire. Le gestionnaire privé va être sensibilisé sur le plan financier pour bien gérer son entreprise.
Le gestionnaire public est une solution s’il gère correctement des indicateurs économiques, au même titre que le gestionnaire privé. Il faut que l’on soit obligé de gérer cette entreprise « en bon père de famille », tant sur la qualité de l’outil que sur le plan financier et économique.
Quant à la gestion de l’eau, ce n’est pas l’Europe ou même les états qui décident. Prenez l’exemple de Paris. Jusqu’en 2010, l’eau était privée. Bertrand Delanoë, alors maire, a fait de la déprivatisation de l’eau potable à Paris un argument de réélection. Lorsqu’il a gagné les élections, les deux géants Veolia et Suez ont été remplacés par la mairie de Paris. C’est une décision du maire et de son équipe. Tout se joue au niveau des métropoles.
Pourriez-vous nous expliquer les conflits qui vous ont opposé avec les minéraliers et notamment Nestlé ?
C’est le grand débat entre eau du robinet et eau en bouteille ! Je pars du principe qu’il faut donner le choix aux gens. Je n’ai aucun problème lorsque des amis ou de la famille choisissent de boire systématiquement de l’eau en bouteille.
Mais l’eau du robinet répond aux caractéristiques sanitaires qui en font une eau de boisson tout à fait valable. Pour moi, les populations qui sont dans des conditions financières difficiles doivent être correctement informées. Elles peuvent utiliser l’eau du robinet pour boire, mais aussi pour leurs enfants et même pour leurs bébés.
Ce message est très important. Il doit être transmis en particulier aux populations immigrées que nous accueillons en France comme en Belgique. En particulier les populations subsahariennes qui arrivent chez nous avec leurs propres valeurs.
L’eau du robinet ne pose aucun problème !
Dans ces pays, l’eau du robinet est très peu contrôlée et elle n’est pas potable. Il faut pouvoir les contacter pour leur expliquer qu’ici la situation est différente — ce n’est pas toujours évident, puisqu’on ne les rencontre pas facilement. Il faut éviter que ces populations, déjà paupérisées, soient amenées à consacrer une partie de leur petit budget à acheter de l’eau en bouteille.
J’ai répété à qui voulait l’entendre — et je le dis toujours — que l’eau du robinet est un des produits les plus contrôlés de la chaîne alimentaire. Il y a une dizaine d’années, le président de l’association des minéraliers belges est venu me trouver pour me dire que ce message le préoccupait énormément. Il m’a expliqué que ce message était à l’origine d’une baisse considérable du chiffre d’affaires des minéraliers.
Enfin, il m’a averti que si je continuais à transmettre mon message lors d’interviews, il se verrait obligé d’introduire une action en justice contre moi. Pour message mensonger !
Mais je considère toujours que ce message est un devoir citoyen. L’eau du robinet est une alternative tout à fait noble et digne d’être bue.
Je me suis retrouvée traînée en justice par l’un des plus grands groupes mondiaux.
Je lui ai donc répondu que je continuerais. J’ai même amélioré le contact avec ces populations qui vivent plus ou moins en circuit fermé dans des ghettos. Nous avons compris qu’il serait plus facile de les atteindre via les hôpitaux publics. Cette population immigrée se trouve toujours obligée de consulter un médecin, généralement dans un hôpital public.
À l’époque, nous avons ainsi édité une brochure explicative pour les médecins. Cela a été l’élément déclencheur pour l’association des minéraliers.
Comme j’étais l’éditrice responsable de cette publication, ils ont introduit une action en justice contre moi. Mais une action en justice doit être justifiée par un dommage potentiel. Or, l’association ne subissait pas un tel dommage. Il a fallu qu’un acteur subissant une diminution de ses ventes s’associe à leur cause. Ils ont réussi à en trouver un et pas des moindres : le groupe Nestlé.
J’ai donc été traînée en justice par un des plus grands groupes mondiaux. C’était David contre Goliath : la patronne d’une petite entreprise face à un géant.

Finalement, le tribunal de commerce m’a donné raison. Ils ont bien sûr fait appel. Ils voulaient des publicités rectificatives dans les journaux. Il fallait que j’indique sans l’ombre d’un doute que mon message était faux.
Mais j’ai finalement eu gain de cause. Cela m’a fait terriblement plaisir, parce que l’objectif que je défendais a été atteint : le tribunal a indiqué que l’eau du robinet était une eau adéquate pour les biberons.
Alors que cette action en justice est en cours en Belgique, la France s’est retrouvée face au même problème. Un minéralier français avait édité une publicité où il associait l’eau du robinet à celle des toilettes.
Eau de Paris s’est révoltée contre assimilation. On boit l’eau du robinet, on lave ses légumes avec… Évidemment, Eau de Paris a eu gain de cause.
Je pense que tout cela a bien refroidi les minéraliers. Je n’ai plus jamais ressenti une telle pression depuis.