Erik Orsenna est un « amoureux des fleuves ». Pour lui, ils racontent une histoire. Notre histoire. Présent au festival Biotope à Saint-Emilion il a répondu à nos questions.
Nous sommes au festival Biotope, à Saint-Émilion. C’est ici que nous avons commencé le tournage de notre feuilleton sur les pesticides « Cash sur Table ».
Quel est votre point de vue sur la façon dont le vignoble bordelais gère ce problème ?
Ah ! C’est une question extrêmement difficile parce que les alternatives aux pesticides et aux insecticides ont un coût. Avec un produit très haut de gamme, comme le vin produit dans le Saint-Emilionnais, vous pouvez être soigneux, prendre en charge plus de dépenses et vous débarrasser des mauvaises herbes avec des méthodes plus onéreuses que les produits que vous utilisiez avant. C’est beaucoup plus difficile avec des produits de gamme inférieure.
Sans oublier le rôle joué par les consommateurs : nous voulons toujours plus, en donnant toujours moins. Je pense très honnêtement que nous ne consacrons pas assez d’argent à notre alimentation ! Comment demander aux agriculteurs essorés par la grande distribution de fournir des produits de haute qualité quand nous préférons consacrer notre argent à nos téléphones portables ?

Certes, on fait beaucoup de progrès dans le domaine du bio, de la biodynamie, etc. Tous les vignobles vont s’y mettre progressivement. Mais regardons le problème dans son ensemble : généraliser des pratiques plus responsables implique de revoir le juste prix de notre alimentation.
Si on veut manger des saloperies, très bien. Mais dans ce cas on ne s’étonne pas et on en tire des leçons. Au lieu de blâmer les agriculteurs, qui sont le maillon le plus faible de la chaîne, regardons les contraintes qu’ils subissent. Franchement, je souffre de voir les gens de la ville donner des leçons de nature aux agriculteurs. Tout comme je trouve insupportable de voir des gens riches donner des leçons de respect à des gens pauvres qui se battent pour bouffer.
Président fondateur d’« Initiatives pour l’Avenir des Grands Fleuves » (IAGF), vous vous définissez comme un « amoureux des fleuves ».
Qu’entendez-vous par là ?
Les fleuves racontent notre histoire. Les fleuves sont comme la vie : un parcours. Il n’y a pas de grandes civilisations sans grands fleuves. Et un fleuve, comme une vie, peut être la meilleure ou la pire des choses.
Certains grands fleuves du monde, principalement en Asie, déversent dans l’océan cinquante kilos de plastique par seconde. Ces « chemins qui avancent », comme disent les taoïstes, sont souvent délaissés au privilège de camions le long des routes…
Si on veut manger des saloperies, très bien. Mais dans ce cas on ne s’étonne pas et on en tire des leçons.
On ne les utilise pas non plus pour produire de l’électricité renouvelable. On fait des barrages — qui sont au sens strict des barrages à la vie, alors qu’on pourrait ouvrir le chemin, aux poissons par exemple.
L’IAGF a été créée afin de mieux parler des fleuves, car un fleuve bien géré représente un apport inestimable à la santé de la planète. À l’inverse, un fleuve mal administré ajoute au malheur que nous connaissons, et que nous allons connaître de plus en plus avec l’urbanisation.
Vous êtes ici pour annoncer une étude des fleuves et des cours d’eau autour de Saint-Émilion.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Nous engageons un dialogue avec toutes les parties prenantes de Saint-Émilion pour connaître leur relation avec le fleuve. L’idée est de rassembler des personnes du monde entier, de cultures différentes, qui connaissent d’autres fleuves. Plusieurs disciplines vont également se côtoyer : anthropologues, archéologues, spécialistes de l’hydrologie…
La plupart du temps et dans la plupart des pays, on se désintéresse de son fleuve. Au mieux, on reconquiert les quais. Prenez l’exemple de Bordeaux : on a restauré les quais, mais la Garonne est vide, sans vie dessus.

Notre volonté à Saint-Émilion est de démontrer que le fleuve est un élément vital de notre quotidien. Et nous sommes ici pour engager le dialogue.
Votre livre a bientôt 10 ans. Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Le diagnostic reste le même : l’eau est le miroir de nos civilisations. Mais l’urgence grandit. La pression démographique dans certaines régions du monde est très forte ; l’urbanisation se développe. Et les tensions autour de l’eau s’accentuent. Dans le temps, quand on se battait pour un puits, il arrivait qu’une personne finisse égorgée… Mais c’était anecdotique !
Aujourd’hui, ce sont des métropoles de cinq à dix millions d’habitants qui se battent pour le même cours d’eau. Voyez les conflits majeurs entre l’Égypte et ses 85 millions d’habitants, qui doivent tout au Nil, et l’Éthiopie en amont qui compte désormais 100 millions d’habitants — dont un sur cinq qui ne mange pas à sa faim et doit trouver de l’eau pour développer son agriculture… Regardez aussi le Bangladesh, le Vietnam ou même de l’Amérique latine !
Ici même à Saint-Émilion, il y a de moins en moins d’eau dans les fleuves. Dans vingt ans, toutes les études prédisent un tiers d’eau en moins dans la Dordogne et la Garonne. Et ce alors que les usages vont être de plus en plus importants et concurrentiels — légitimement concurrentiels : un agriculteur a besoin d’eau, dans les villes nous avons besoin d’eau. L’économie du tourisme a besoin d’eau.
Vous cultivez depuis toujours de nombreux liens avec le monde politique. Avez-vous l’impression que vos idées sont écoutées ?
Les politiques sont élus. Moi je suis lu. Ils ont une légitimité qui est forte, mais transitoire : quand ils ne seront plus ministres ou présidents, je serai toujours écrivain. J’ai cette liberté et cette durée dans le temps qui est plus grande que la leur.
Ils m’écoutent, mais en même temps ils ont des contradictions. On voit très bien ce qui se passe avec l’alimentation ; évidemment qu’il faut supprimer les poisons terrifiants des insecticides et des pesticides. Mais on les remplace par quoi ? Comment les agriculteurs doivent-ils faire ? Comment nourrir la population ?
Cette question du financement de ce livre par Veolia ou par Suez est absolument fausse. Fausse.
Les politiques vivent au cœur des contradictions. Leur grande difficulté est l’agacement et l’impatience qu’ils suscitent chez nous. Moi j’ai un point de vue, et je suis libre de le défendre sans contradiction entre mes paroles et mes actes.

Nos abonnés nous ont demandé de vous poser une dernière question. Certains affirment que votre enquête sur l’eau, il y a dix ans, a été financée par Veolia. Que répondez-vous à ces personnes ?
Cette question du financement de ce livre par Veolia ou par Suez est absolument fausse. Fausse. Il se trouve que mon livre précédent,Voyage au pays du coton a été vendu avant même de sortir en poche à plus de 200 000 exemplaires. L’éditeur m’a alors dit : « Tu vas où tu veux, je paye ». Et donc ce livre a été totalement financé par l’éditeur. Intégralement.
Simplement, pour enquêter sur les questions de l’eau, il faut bien évidemment rencontrer les grands responsables de l’eau. Je me suis donc adressé à Véolia, à Suez, mais aussi aux ONG du monde entier.
Je suis disposé à discuter point par point avec les personnes qui croient en ce financement par Veolia. Après cela ne m’empêche pas de m’interroger : si les militants ont des questions légitimes, travaillent-ils autant que moi ? Sont-ils aussi libres que moi ? Moi j’enquête là où souvent ils ne n’ont que des postures.