L’effondrement, la collapsologie, la fin des sociétés industrielles… Des termes et des concepts entendus partout depuis quelques mois, y compris chez Far Ouest. Jean-Baptiste Fressoz est historien, et ne peut s’empêcher d’être méfiant vis à vis de ce discours peut-être un peu trop en vogue pour être véritablement objectif. Sans être un opposant à la collapsologie, il offre trois pistes de réflexion pour recentrer le débat autour de la fin probable de nos sociétés actuelles.
Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de l’environnement. Ses travaux portent sur l’histoire environnementale et les savoirs climatiques ainsi que sur l’anthropocène. Il est venu à Bordeaux pour participer à une grande soirée de conférences autour des bouleversements écologiques. Cette soirée faisait partie du projet phase2, portée par l’association Sciences & Consciences.
À cette occasion Jean-Baptiste Fressoz a proposé des pistes de réflexion sur l’effondrement et son discours de plus en présent auprès du grand public.
« Je ne suis pas entièrement convaincu par ce que je vais vous dire. Il s’agit de quelques pistes d’une réflexion encore en cours. Une réflexion sur cette notion d’effondrement particulièrement en vogue. Comme pour toutes les choses populaires, on a toujours envie d’être un peu méfiant, de se poser des questions sur les raisons et les effets de cet engouement. Depuis le best-seller de Jared Diamond, Collapse, il ne se passe pas un mois sans un article, un livre, un essai, une tribune… sur l’effondrement qui nous attend.
Je ne veux surtout pas que mon discours soit prît comme une forme de doute ou de scepticisme sur la gravité des évènements actuels. Il s’agit d’une réflexion sur le terme “effondrement”. Est-ce le bon mot pour penser ce qu’il nous arrive ? »

Piste n° 1 : l’histoire de la théorie de l’effondrement
Le discours de l’effondrement climatique émerge à la Révolution française. À la fin du 19° siècle, le cycle de l’eau et la forêt devient un sujet particulièrement angoissant.
Depuis le 16° siècle, le phénomène d’évapotranspiration, à savoir le lien entre les arbres et l’eau de l’atmosphère, est connu. La théologie naturelle, autrement dit le créationnisme, s’intéresse beaucoup au cycle de l’eau pour prouver l’existence d’un plan divin. Les théologiens naturels s’interrogent sur ces grandes masses d’eau qui s’évaporent des océans, circulent dans l’atmosphère et se condensent sur les montagnes.
Pourquoi Dieu a fait autant d’océans alors qu’à première vue ils ne servent à rien ? Ils avancent alors que l’océan permet d’humidifier l’atmosphère et d’assurer la fertilité des zones tempérées de l’Europe depuis les zones tropicales.
Il y a une idée prégnante sur la fonction de l’arbre dans ce cycle de l’eau et ce phénomène d’humidification de l’atmosphère. Cette vision est longtemps perçue comme positive : pour améliorer le climat, il faut couper des arbres. Prenons le débat autour du climat de l’Amérique du Nord : en coupant les arbres de ces terres laissées en friche par les Indiens, les Européens vont améliorer le climat. Il va se normaliser sur le climat européen.
Jusqu’à la fin du 18° siècle, cet optimisme climatique est particulièrement fort. Jusqu’à devenir un catastrophisme climatique à partir de la Révolution française. Pendant la Révolution, les biens du clergé sont nationalisés, parmi lesquels d’immenses domaines forestiers. À chaque problème financier — et il y en a eu beaucoup sous la Révolution —, il y a des débats autour de la vente de ces forêts nationales. L’argument du changement climatique est mobilisé à chaque fois au Parlement, avec la crainte de vendre les forêts à des capitalistes qui les exploiteraient mal, et détruiraient ainsi le climat.
Pour améliorer le climat, il faut couper des arbres.
Le grand débat est ainsi la crainte des paysans. Il y a une angoisse autour d’eux. Libérés des régulations de l’Ancien Régime, ils risquent de faire n’importe quoi sur les forêts nationales. Un discours catastrophiste se développe alors pour inculquer aux paysans le respect des forêts. Il leur est expliqué le rôle fondamental des forêts dans les équilibres climatiques, et donc dans la survie de leurs récoltes. Le discours de l’effondrement est alors utilisé pour gouverner les comportements.
Un autre des grands discours de l’époque est que le changement climatique explique l’effondrement des civilisations. Babylone se trouve au milieu de déserts alors que les civilisations étaient décrites comme riches, entourées de grands jardins suspendus. Cela signifie qu’ils ont finalement coupé trop d’arbres. En gérant mal leur environnement, ils ont changé leur climat et causé l’effondrement de leur civilisation.
Ces discours sont aussi franchement racistes : à cette époque on pense que le climat et l’environnement façonnent profondément les êtres vivants. En changeant le climat, les Babyloniens ont aussi produit leur propre dégénérescence, ont modifié leur « race ».
Ce discours de l’effondrement climatique va être ainsi constamment repris pour la colonisation. Les colons français ont utilisé ce discours du déclin environnemental, de la déforestation et du changement climatique pour expliquer la conquête de l’Algérie par exemple. L’arabe gère mal son environnement : on accuse les conquêtes islamiques du Moyen-Âge, le nomadisme, ou encore l’agriculture sur brûlis. Cette dernière est présentée comme une abomination, alors qu’elle est parfaitement adaptée à des environnements arides.
Le 19° siècle est le deuxième moment du discours de l’effondrement, axé autour de l’épuisement des ressources minérales. Pour éviter la fin de l’Europe, à court de matières premières, il faut aller conquérir le reste du monde. La colonisation résout ainsi deux effondrements : l’effondrement écologique des indigènes qui gèrent mal leur environnement et l’effondrement des pays riches et industrialisés, en pleine seconde Révolution Industrielle.
Piste n° 2 : anthropocentrisme occidentalocentré
Le terme d’« effondrement » est sans doute beaucoup trop anthropocentrique. De quel effondrement parlons-nous ? Évidemment celui de la civilisation industrielle, alors que l’effondrement de la nature est largement consommé. Les humains et leur bétail représentent 97 % de l’ensemble de la biomasse des vertébrés terrestres. Il ne reste plus que 3 % pour tous les autres vertébrés terrestres vus à la télévision. Ils ne représentent en réalité quasiment plus rien.
Des articles récents font mention d’une perte de 75 % des insectes volants depuis 30 ans en Allemagne. La destruction du vivant est absolument massive. Pourtant, l’effondrement ne parle que de nous et de nos petites affaires d’humains. En nous focalisant sur l’effondrement à venir des sociétés industrielles, nous nous rendons peut-être aveugles à tous les effondrements en cours ou déjà achevés de la vie.
Les impacts du changement climatique vont reproduire les inégalités économiques globales qui existent déjà.
L’effondrement est aussi un peu trop « occidentalocentré » ; une sorte d’écologie des pays riches. Cette grande angoisse de l’effondrement d’une société industrielle marque un phénomène massif : le changement climatique est principalement une accentuation des inégalités. La moitié des émissions de CO2 est due à 10 % des plus riches de la planète. Il y a une très forte injustice en termes d’émission, mais surtout en termes d’impact. Les gens les plus touchés sont les pauvres des pays pauvres.
L’histoire donne de nombreux exemples pour mettre en garde sur cette vision trop unifiée d’un effondrement collectif. À la fin du 19° siècle, des épisodes plus puissants du phénomène climatique El Niño ont provoqué de grandes famines. Elles ont fortement touché la Chine, l’Inde et l’Amérique du Sud.
Mike Davis, auteur de Génocides tropicaux parle d’un phénomène massif : il estime qu’en deux vagues, entre les années 1870 et 1890, El Niño a causé 60 millions de morts. Il s’agit d’une énorme saignée démographique. En Inde, alors sous domination britannique, des famines épouvantables font des dizaines de millions de morts. Elle bat pourtant ses records d’exportation de céréales vers l’Europe occidentale. Les impacts du changement climatique vont reproduire les inégalités économiques globales qui existent déjà.
La pédagogie de la catastrophe est parfois présentée : face à la réalité du changement climatique, les choses vont vraiment changer. Ces immenses famines ont touché des pays colonisés ou soumis à l’impérialisme européen. Pourtant, elles sont largement inconnues à l’échelle du grand public et même des historiens. Pour Mike Davis, ce serait comme si les historiens contemporains racontaient le 20° siècle sans mentionner la Seconde Guerre mondiale.

Qui a entendu parer du cyclone Bola ? 300 000 morts en 1970 au Bangladesh. Le typhon Nina ? 170 000 morts en Chine en 1975. Le cyclone Nargis ? 130 000 morts en Birmanie en 2008. Ils n’ont pas changé grand-chose à nos systèmes économiques.
Piste n° 3 : une vision Énergéticienne
Le discours de l’effondrement mélange la perturbation du système Terre et l’effondrement de la biodiversité avec l’épuisement des ressources fossiles, sans cesse repoussé à plus tard. Mauvaise nouvelle : il y a largement assez de pétrole, de gaz et de charbon pour continuer encore longtemps sur une trajectoire industrielle. Les climatologues nous disent que pour ne pas dépasser les 2° en 2100, il faudrait laisser les deux tiers des réserves de pétrole, de gaz et de charbon économiquement exploitables à l’heure actuelle. Le capitalisme industriel et fossile se porte très bien. Il n’y a aucune raison qu’il s’effondre à court terme, et c’est bien ça le drame.
On se focalise sur la baisse du « Energy Returned On Energy Invested » ou EROI. Dans les années 1990 à 2000, il est devenu possible d’extraire des pétroles non conventionnels. Des conditions d’exploitation plus difficiles comme pour l’extraction du pétrole en mer nécessitent plus en plus d’énergie pour récupérer le pétrole.
Un désastre en terme énergétique. Mais s’il y a un intérêt financier, cela peut être fait.
Il est possible que le discours de l’effondrement dépolitise profondément la question écologique. Un petit peu comme les marxistes des années 1970 qui attendaient la chute du capitalisme avec la baisse tendancielle du taux de profit. De la même manière, imaginer que le capitalisme fossile s’effondrera parce que l’EROI va baisser me semble beaucoup trop simple.
Dans les années 2008, au moment où le pétrole était très cher, des formes d’exploitation à partir d’énergie atomique ont été envisagées. Pour extraire les sables bitumineux du Canada, on planifiait d’utiliser de l’énergie atomique pour les chauffer. Un désastre en terme énergétique. Le EROI serait peut-être même négatif, mais s’il y a un intérêt financier, cela peut être fait. Ces visions très énergéticiennes de l’effondrement me semblent donc assez problématiques.