Confinement, arrêté « anti-mendicité », arrivée de l’hiver… le quotidien des SDF est un parcours du combattant à Bayonne. Malgré les épreuves, les sans-abris luttent avec d’autres habitants de la ville pour dénoncer et améliorer leurs conditions de vie.
« Golgot ! Au pied ! » Il est dix heures du matin ce 21 novembre et David — ou plutôt Mano comme tout le monde l’appelle ici — la barbe grisonnante et des dreadlocks sur la tête, sort de la salle des sports Lauga de Bayonne. Ses deux autres chiens, Tchuvia et Zaya le suivent de près.
Comme lui, quarante-cinq SDF ont trouvé un refuge provisoire dans cette salle située à environ 4 kilomètres du centre-ville, le temps du confinement. C’est la solution trouvée par la mairie elle-même afin que les sans domicile fixe aient un toit jusqu’au week-end du 8 janvier. « J’avais nulle part où aller alors je suis venu ici », avance Mano.
Le quotidien des personnes sans domicile fixe dans la capitale basque est de plus en plus difficile. Le 18 septembre dernier, le maire Jean-René Etchegaray (UDI) a pris un arrêté interdisant « toute occupation abusive et prolongée des rues […] de nature à porter atteinte à l’ordre public. » Il est également impossible de s’y asseoir et de s’y allonger lorsqu’il y a « entrave à la circulation des piétons ». Alors ici, salle Lauga, les SDF ne décolèrent pas : « on est clairement visé par cet arrêté. Ils ne veulent plus nous voir dans le centre-ville. »
Car les rues concernées par la décision du premier édile sont pour la quasi-totalité dans le petit et le grand Bayonne où l’on trouve beaucoup de commerces et donc du monde. Des endroits où les SDF ont l’habitude de faire la manche. La mairie de Bayonne assure avoir pris cette décision suite à de nombreuses plaintes déposées par des riverains, portant notamment sur l’attitude de SDF violents.
« J’ai pas les moyens de payer »
Camille, 47 ans, le prénom de ses enfants et de ses parents tatoués en mandarin sur les avant-bras, s’approche à vélo de la salle Lauga. Il est le « frère de rue » de Mano. Ici, tout le monde est le frère, la sœur ou le cousin de quelqu’un. Des liens de famille tissés dans l’adversité. Plus que de la colère, c’est de la résignation qui se lit sur le visage de Camille. « Avant, on ne faisait jamais attention à nous », raconte-t-il d’un ton calme. « Les gens détournaient le regard et passaient devant nous sans nous regarder, mais maintenant, on veut même plus de notre présence là-bas. »
Ils nous manquent de respect comme si on n’était pas des personnes.
Suite à l’arrêté du 18 septembre, la mairie a embauché six nouveaux policiers municipaux. Depuis, les SDF se sentent clairement chassés. « Dès qu’ils nous voient, ils nous disent de partir », témoigne Katia, 57 ans, sœur de rue de Mano et cousine de Camille. « Alors on s’en va et on s’installe ailleurs, jusqu’à ce qu’ils nous disent de partir à nouveau. » Un jeu du chat et de la souris qui a malheureusement de fâcheuses conséquences pour les personnes sans-abri. En une journée, Camille assure avoir reçu 200 euros d’amendes sur son « adresse » au Centre communal d’action sociale (CCAS). « Comme presque tous les SDF, je suis au RSA. Je n’ai pas les moyens de les payer. »
« Avec les enfants c’est compliqué »
Mais au-delà des amendes, c’est l’attitude des policiers municipaux qui exaspère les sans domicile fixe. « Ils ne nous connaissent pas et nous tutoient », explique Camille entre deux caresses adressées à Tchuvia. « Ils nous manquent de respect comme si on n’était pas des personnes. » Lors d’un rassemblement devant la mairie en octobre pour dénoncer l’arrêté, un policier l’aurait violemment pris à partie. « Ils sont venus et ont uniquement contrôlé les papiers des SDF », s’insurge-t-il.
Marta et Charlène, deux Bayonnaises proches des SDF, fustigent l’embauche de ces policiers municipaux. Selon elles, la mairie aurait dû chercher des éducateurs sociaux pour aider à la réinsertion des sans domicile fixe. De son côté, Camille entend les plaintes reçues par le maire à l’encontre de certains SDF. « Oui il y en a qui ne respectent rien et qui se comportent mal, mais c’est une minorité. Là, ils punissent tout le monde sans réfléchir. »
Face à ces accusations, le maire Jean-René Etchegaray se défend. En visite à la soupe du soir quelques jours plus tard, accompagné de son adjointe aux solidarités, logements et liens intergénérationnels Christine Lauqué, le premier édile est interrogé sur le sujet. « Non, l’arrêté du 18 septembre n’est pas un arrêté anti-SDF », assure-t-il. « On veut éviter des groupements trop nombreux avec des chiens. Alors oui les SDF comme toute autre personne peuvent être concernés. »
Le maire de la ville explique à nouveau avoir reçu de nombreuses plaintes de riverains. « Une femme a vu son caniche se faire dévorer en pleine rue. Et comme ce genre de regroupement a lieu aux abords des petits commerces, eux aussi en souffrent, car certaines personnes ont peur de s’y rendre. »
Selon lui, la ville de Bayonne ferait beaucoup pour les sans-abris. « On reçoit régulièrement des appels des communes alentour qui nous demandent si on ne peut pas loger des personnes dans le besoin », explique Jean-René Etchegaray. « Nous n’avons aucun problème avec cela et nous acceptons. » Pour l’après-confinement, la mairie penche sur l’ouverture d’un centre qui pourrait accueillir trente-cinq personnes.
Des boxes et des lits militaires
En attendant salle Lauga, trente-six personnes viennent en aide aux SDF. L’accueil est géré par l’association Atherbea. Travailleurs sociaux, bénévoles, médecins… tous s’attellent pour rendre le quotidien des sans-abris un peu plus agréable. Mais ce n’est pas toujours facile. Chaque personne a un box, mais la promiscuité fait qu’il est parfois difficile de s’endormir.
« Tous les matins, je me lève vers six heures et je dois sortir mon lit pour le nettoyage de la pièce », raconte Katia. « Personne ne fait ça chez lui. En plus ce sont des lits militaires qui ne sont pas confortables. » Dans son cas la tâche est rendue plus dure par dix années passées à la rue. Dix années qui aujourd’hui lui tiraillent les os. Elle ne porte même plus de sac sur son dos. « En plus, avec le confinement, il n’y a personne dehors pour faire la manche. Et là, on est chassés de la rue pour trois francs six sous. »
Mais une lueur d’espoir brille à l’horizon pour Katia. Suite à de longues démarches, elle entrera dans un studio en février prochain. Cette passionnée de littérature trouve du réconfort dans les livres et dévore en ce moment la trilogie des templiers de Jack Whyte. Elle consulte également une psychiatre, car vivre dans la rue a chamboulé tous ses repères d’espace-temps. « Quand je vais au Monoprix, je me perds dans les rayons. » Elle réfléchit à rendre visite à ses deux filles en Suisse. « C’est moi qui dois aller là-bas », explique-t-elle. « Elles ont vingt ans, savent que je suis à la rue, mais je refuse qu’elles me voient comme ça. » Camille acquiesce de la tête. Lui aussi est papa et « les relations avec les enfants qui en plus habitent loin sont compliquées », déclare-t-il des larmes dans les yeux.
Le principe de Fraternité bafoué
La question de l’après, et surtout de l’après-confinement, se pose pour tous les SDF. La salle Lauga fermera peut-être ses portes et les nuits froides d’hiver pousseront beaucoup d’entre eux à trouver refuge dans des centres. Commencera alors le parcours du combattant. « Tous les jours il faut appeler le 115 pour demander une place pour la nuit suivante », explique Camille. Et ces centres d’accueil ne seraient pas, comme leurs noms l’indiquent, toujours très accueillants. Les chambres miteuses avec des douches et des toilettes délabrées seraient légion sur la côte basque.
Alors en attendant la suite, la lutte s’organise pour venir en aide aux SDF à Bayonne. Marta, Charlène et huit autres habitantes de la ville ont déposé un recours au tribunal administratif de Pau pour faire abroger l’arrêté du 18 septembre. La justice s’est penchée pour la première fois sur le sujet le 15 décembre dernier. Pour les plaignantes et leur avocat, la décision du maire est contraire au principe de Fraternité inscrit dans la Constitution française. Elle entraînerait une pénalisation de la pauvreté et ne respecterait pas la liberté d’aller et de venir. « On poursuivra les mobilisations jusqu’à ce que ce texte soit retiré. À Strasbourg la nouvelle maire écologiste a abrogé un arrêté similaire », clament les deux amies. Pour elles, c’est la pauvreté qu’il faut combattre, pas les pauvres.
Comme Katia et Mano, Camille sera de tous les rendez-vous. La décision des juges sur le recours déposé devrait tomber à la fin du mois. Mais avant cette échéance, plusieurs actions de désobéissance civile ont déjà été menées. Le 24 septembre dernier par exemple, environ 200 personnes ont participé à une « occupation abusive et prolongée de l’espace public entre 8 heures et minuit » pour dénoncer l’arrêté municipal.
Pour l’instant, Camille squatte un terrain avec sa caravane. Clope au bec, Mano le regarde. Les deux hommes se remémorent leur passé commun de SDF à Bayonne. « Tu te rappelles, au début on dormait dans un kiosque ? » Les deux compères sont formels. S’ils dénoncent l’attitude de la mairie et des policiers municipaux à leur encontre c’est aussi pour dire que « tout peut aller très vite et personne n’est à l’abri ». Il y a encore une dizaine d’années, Mano, Camille et Katia étaient cuisiniers, caristes et employés dans un golf à Biarritz. La pauvreté n’épargne personne. Pour preuve, selon les derniers chiffres de la fondation abbé Pierre, il y aurait aujourd’hui 300 000 personnes sans domicile fixe dans l’Hexagone. Deux fois plus qu’en 2012.