Les jours défilent. Manon, Rosa, Anthony, Willy et les autres acteurs notre série sont toujours au front. La fatigue commence à se faire sentir. Ils témoignent de leurs doutes, de leurs peurs, et d’un quotidien complètement bouleversé. Dans leur tête, comme dans celle de millions de français, toujours les mêmes questions sans réponses.
25 mars 2020, 9e jour du confinement. Les journées sont longues comme des nuits d’hiver, même pour ceux qui abordaient ce confinement avec sérénité.
L’absence d’horizon aveugle. Jusqu’à quand cette situation va-t-elle durer ? Faut-il attendre un déconfinement dans les semaines à venir ? Faut-il écouter les rumeurs ? Peut-on faire confiance au gouvernement ? Nous cache-t-on des choses ? Dans l’esprit de chacun et de chacune, les questions abondent. Et si tout le monde se résigne à faire le dos rond, l’anxiété ronge les foyers, lentement mais sûrement.
En Aquitaine, pourtant, la situation sanitaire reste pour l’heure relativement stable : le 1000e cas est rapporté par l’Agence régionale de santé (ARS). « On arrive à gérer correctement, l’organisation est bien huilée et il y a encore des places dans l’hôpital. Si l’on doit comparer notre situation avec celles des hôpitaux parisiens et de l’est, alors on peut dire qu’ici, c’est calme », explique Manon, depuis le CHU.
Les Bordelais, pour beaucoup, commencent à intérioriser l’ampleur du désastre. Dans les files d’attente qui mènent à l’intérieur des grandes surfaces, l’inquiétude se lit sur les visages. À l’intérieur, les clients slaloment entre les rayons, s’évitant soigneusement. Des peurs qui sont aussi vectrices de tensions. Anthony, depuis Carrefour Rives d’Arcins, raconte : « Les personnes qui travaillent en caisses sont protégées par des plaques en plastique. Dans les rayons, il y a quand même des tensions : des personnes ne comprennent pas pourquoi on bloque les rayons le temps de la mise en place des produits. J’ai failli me faire agresser physiquement », explique le jeune homme. Pourtant, si beaucoup ont l’impression de rentrer des courses comme on rentre de la guerre, la consommation ne diminue pas, bien au contraire : « Aux échos que nous avons, nous faisons un chiffre d’affaires record sur le non alimentaire, comme les consoles, ou le bricolage », poursuit Anthony.
Dans les pharmacies, l’heure est à résilience, comme l’explique Rosa : « Les gens se font à l’idée, oui. On reçoit des ordonnances de toutes parts : dans les boites aux lettres, par fax, par mail, ou carrément dictées par téléphone. C’est un peu compliqué à gérer pour nous. » D’autant qu’il a fallu aussi qu’elle et ses collègues commandent des trousses d’urgence pour les médecins généralistes ainsi que pour les EHPAD : « Ces derniers ont reçu comme consigne de se préparer à assurer les soins palliatifs à domicile. J’ai très peur d’une pénurie de médicaments, qui nous empêcherait de fournir les médicaments nécessaires aux médecins. »
Dimanche 29 mars 2020. La gare Saint-Jean a pris les allures d’un bunker. Les forces de police et l’armée quadrillent le quartier. En début d’après-midi, un train médicalisé en provenance de l’est arrive sur le quai numéro 1. Devant la partie nord de la gare, des dizaines d’ambulances stationnent. À bord du train, quatre patients sont installés par voiture, accompagnés par une équipe médicale pour le moins conséquente : des infirmiers, un médecin anesthésiste réanimateur, d’un infirmier anesthésiste, et un interne.
Le transfert des malades est minutieux. Plusieurs d’entre eux ne tardent pas à arriver au CHU : « Nous avons été impressionnés par l’organisation mise en place pour aller chercher ces patients et pour les ramener intubés, ventilés… De notre côté, nous ne nous sommes pas posé de questions. Il y a eu de suite des volontaires pour aller les chercher, par solidarité avec les autres régions bien sûr, mais aussi par envie de participer. Cela a été plutôt bien vécu dans nos rangs », explique Manon.
« L’opération Chardon » est un franc succès. Quelques jours plus tard, un nouvel hôpital roulant rejoindra les bords de la Garonne, amenant une nouvelle vague de malades.
Le travail en question
Si une grande majorité de Français reste cloîtrée, pour ceux qui ont repris le travail — où qui ne l’ont jamais arrêté —, chaque seconde ressemble à une prise de risques. Face à l’absence de protections efficaces, c’est la débrouille qui prévaut, comme l’explique Marc, qui travaille dans le BTP : « Les masques sont introuvables, nous avons la tête dans le guidon, ce qui rend les gestes de sécurités difficiles à effectuer. Nous avons dû aménager un camion de chantier, en créant une cabine avec un rideau de douche scotchée pour limiter l’échange de microbes entre nous. On ne sait pas si ça va fonctionner, mais il y a de la bonne volonté. »
L’homme de 35 ans ne le cache pas. Il se sent abandonné par l’État, mis en danger inutilement : « Cela démontre le mépris que l’État a pour les travailleurs. Comment je le vis ? J’ai la tête ailleurs, un manque d’envie, des fois je me demande ce que je fous là… » explique-t-il.
La question de l’absence de protections, et particulièrement de masques, est brûlante. Les informations contradictoires s’enchaînent, et agacent. Amaia, enfermée dans son petit appartement du centre-ville, enrage : « Au début, les masques ne servaient soi-disant à rien : cela correspondait au moment où le pays était en pénurie. Ensuite, ils ont commencé à nous dire qu’ils étaient efficaces, mais inutiles pour la majorité de la population : c’est la période où il n’y avait pas assez de stocks et où il fallait les réserver au personnel hospitalier. Aujourd’hui, on commence à questionner le port du masque obligatoire pour tout le monde, et même l’Afnor encourage à fabriquer ses propres masques. »
Résultat, de plus en plus de Français portent des masques artisanaux, dont nul ne connait l’efficacité : « À la pharmacie, les gens arrivent désormais avec leur propre équipement, masques et gants plus ou moins bidouillés… C’est un drôle de spectacle », raconte Rosa. En première ligne face au rétropédalage en cours des autorités françaises sur cette question, la pharmacienne peste : « Tous les jours, ça change, et on a les infos souvent a posteriori. »
Alors, les révélations récentes de Mediapart — qui évoque et documente un « fiasco d’État » — font grand bruit. Amaia poursuit : « Après la découverte du scandale sanitaire des masques, le rachat d’une commande à son arrivée sur le tarmac par les États-Unis et l’échec de la coopération européenne, il ne sert plus à rien de laisser croire que la situation est toujours sous contrôle. À part peut-être pour rassurer les porte-monnaie. »
À La Poste, la situation ne semble guère s’arranger. Le syndicat SUD PTT accuse publiquement l’entreprise d’avoir dissimulé près de 24 millions de masques. Willy analyse : « Je pense que La Poste a voulu temporiser dans sa distribution de masques pour en garder en cas d’obligation nationale. La direction est en contact permanent avec le gouvernement, ils ont toujours un coup d’avance. Plus l’entreprise les distribue tardivement, plus le stock demeure, pour la période où ils deviendraient obligatoires. Le PDG a raconté à la chaîne Public Sénat que les masques ont été envoyés partout et mis à disposition des postiers et des postières, mais c’est des conneries… » rapporte Willy.
Les conditions de travail des employés sont également source de crispations. Ainsi, la fédération SUD PTT a assigné en référé la direction de la Poste, pour « mise en danger » de ses employés. « La direction continue sa stratégie autoritaire et gère cette crise comme elle gère ses affaires habituelles : pressions, manque de moyens, loi du silence. Tout est fait pour garantir un maximum de production avec un minimum de moyens : faire du fric, peu importe les conséquences. On distribue tout et n’importe quoi et on ne fait même pas de différence entre le journal de Mickey et un courrier vital… » enrage Willy.
Urgence alimentaire
Le confinement a également ses exclus. En particulier les personnes les plus vulnérables, dont les 2 000 qui vivent en squat, ou dans l’un des nombreux campements de fortune que compte la métropole. Depuis le début de cette crise, un certain nombre d’acteurs multiplient, discrètement, mais inlassablement, leurs efforts. Malgré les risques. Shirley et Adrien sont de ceux-là. Ils font partie des Enfants de Coluche, une association née en 2016 qui œuvre sur la collecte et la distribution de nourriture. « Nous avons répondu au cri d’alerte de Médecins de l’onde qui nous ont dit : “Les gens en camp vont crever de faim” », explique Shirley, 39 ans.
L’accès à la nourriture et à l’eau potable est un véritable enjeu. « Tout est compliqué pour eux. Même l’accès aux attestations, il faut les moyens de les imprimer, de les lire. Et puis tous leurs petits boulots, qui sont leurs moyens de survie, sont à l’arrêt. Médecins du Monde fait un travail formidable d’accompagnement, de diagnostic… Mais c’est très dur, face à une telle demande », poursuit Shirley.
Nous la retrouvons le 10 avril, sur un terrain vague, à Bordeaux-lac. Des dizaines de kilos de nourriture destinés aux habitants d’un camp, composés majoritairement de Roms et de Bulgares, s’apprêtent à être distribués.
Aux côtés des Enfants de Coluche et de Médecins du Monde, plusieurs camarades militants sont venus donner un coup de main. L’organisation est rigoureuse : ils possèdent le recensement et les noms des différentes familles qui vivent sur zone. Une personne par famille est appelée à venir récupérer la part collective, à bonne distance. Shirley poursuit : « Nous nous sommes organisés avec Médecins du Monde ainsi qu’avec le GIP qui connaissent tous deux très bien le public, ainsi que les compositions familiales. Cela nous permet de préparer des colis adéquats, en amont, et de les répartir équitablement aussi. La semaine dernière, nous avons nourri 586 personnes sur un même lieu. Sans le GIP et Médecins du Monde, cela aurait été impossible. Ils les connaissent, cela permet d’apaiser, de rassurer des deux côtés, et d’agir de manière efficace. Ne serait-ce que sur la question de la quantité : l’objectif n’est pas de provoquer une émeute. Les gens ont faim. »
Adrien, bénévole aux Enfants de Coluche, est par ailleurs infirmier au CHU, en gériatrie. Le jeune homme se retrouve donc, par la force des choses, sur tous les fronts. Il n’en reste pas moins lucide : « Le covid exacerbe les problématiques sociétales. Ceux qui sont en difficulté de manière habituelle deviennent en grande précarité. Ceux qui étaient un peu justes se retrouvent en difficulté. C’est un révélateur et un potentialisateur des disparités sociales. »
Avec la trentaine de bénévoles des Enfants de Coluche, ils ont récupéré à la Banque Alimentaire puis distribué plus de 9,9 tonnes de nourriture depuis le début du confinement. Pourtant, pas question de tirer la couverture à eux : ils l’assurent, leur action est impossible sans le reste des organisations au front en ce moment, avec qui ils sont en partenariat. « Nous faisons de l’urgence alimentaire », explique Adrien.
Ce dernier juge l’investissement de l’association nécessaire, mais « non suffisant ». D’ailleurs, plusieurs organismes ont signé des documents communs afin de réclamer des moyens d’État, et des aides de la préfecture, des mairies, et des CCAS.
« Nous on pallie l’urgence, mais nous ne sommes pas des professionnels. Nous sommes des bénévoles. Nous avons besoin de moyens supplémentaires. Notre camion frigorifique, par exemple : il a été loué par un organisme en solidarité et mis à disposition. Cela ne va pas durer et nous n’avons pas les moyens de nous louer un camion frigorifique. Et puis, on parle de 2000 personnes en situation d’urgence, avec toute la bonne volonté du monde, nous n’avons pas les moyens de les distribuer toutes les semaines. »
Angoisses et fatigue
À Blanquefort, le 33290 affiche toujours, comme tous les bars et restaurants de France, porte close. Virginie, sa propriétaire, tente de garder le moral, même si ses préoccupations sont nombreuses : « Le moral n’est pas au plus bas, mais il n’est pas au top non plus. Plus les jours avancent, plus je me dis que je ne vais pas rouvrir avant juin. Et encore, j’en doute de plus en plus… Je vais devoir faire une demande de crédit. »
La jeune femme a sollicité l’aide de l’État, qui n’a pas tardé à arriver. « C’était simple et rapide, j’étais même surprise. Mais je me dis que les bars et les restos seront vraiment les derniers endroits à rouvrir leurs portes. Je suis inquiète, oui, mais je reçois des messages de mes clients, qui prennent des nouvelles, qui me disent qu’il leur tarde la réouverture, et qu’ils seront là le grand jour venu », reprend-elle.
Cette absence de perspectives inquiète, d’autant que l’Élysée a déjà fait savoir que le confinement ne serait pas levé le 15 avril. La fatigue se fait ressentir, dans les corps, et dans les esprits. En particulier pour les personnes les plus exposées, comme Rosa : « Si j’ai l’impression d’être miraculée après près d’un mois de confinement ? Non, je dirais plutôt en sursis. Aujourd’hui, je viens d’apprendre que mon amie pharmacienne a tous les symptômes du covid, malgré les gestes barrières, les masques, les plexis, et le fait qu’elle ne sort de chez elle que pour se rendre au travail. » La jeune femme s’apprête à respirer : « une semaine de congés sous confinement m’attend », se réjouit-elle.
Au CHU, Manon l’assure : « Psychologiquement, moi ça va. Le plus dur, c’est de gérer le confinement, la vie de famille, l’école à domicile. On gère cette crise tous ensemble donc on tient bon », explique-t-elle. Mais comme beaucoup de ses comparses, elle se sent parfois un peu coupable : « Coupable de pouvoir gérer sans être sous l’eau, quand on pense à nos pairs dans les services d’urgence de Paris et de l’est… Beaucoup de mes collègues partagent ce ressenti. Mais s’il y a vague importante, on sera prêt », rassure-t-elle.
À La Poste, Willy n’entend pas baisser les bras, même si son activisme syndical l’a placé dans l’œil du cyclone : « En ce moment, on a un rôle qui très important, je ne veux pas laisser le champ libre à la boite, qui essaye par tous les moyens de m’éloigner. Un membre de la direction a déclaré être malade, la direction a appliqué le protocole et a enquêté pour savoir qui avait été en contact étroit avec lui. Sur les 300 agents de l’établissement, selon eux, je suis le seul dans ce cas. J’ai donc été placé 14 jours en confinement forcé. La Poste est championne de la répression syndicale et elle est très inventive en la matière, on ne peut pas lui enlever ça… », confie-t-il, amer.
C’est un fait, la situation est épuisante pour tous et toutes. Le monde est plongé dans le doute. « On tient, mais on est tous fatigués. Cela m’arrive d’avoir peur quand je rentre chez moi le soir, on a la crainte de tomber malade, même si on met en place le maximum de gestes barrières. Et on ne sait pas jusqu’à quand ça va durer », abonde Shirley.
Alors que le pic de l’épidémie n’est toujours pas arrivé en Nouvelle-Aquitaine, les traits sont déjà tirés. Et, dans les foyers, dans les hôpitaux, les pharmacies, les associations ou dans les entreprises qui continuent de tourner, les questions sont les mêmes. Des questions sans réponse. Tous attendent avec anxiété le discours d’Emmanuel Macron prévu le 13 avril au soir. 2020 sera-t-il annulé ?