Ce 11 mai 2020 devait faire date. Pour des millions de personnes, cette journée était celle du renouveau ; et même si le covid-19 est loin d’avoir disparu de nos vies et de nos esprits, ce 11 mai marquait une première étape, comme si nous venions de gagner une première bataille collective contre l’angoisse. Soyons francs : depuis l’annonce de cette échéance le 13 avril dernier, nous n’attendions plus que ce jour. Manon, Rosa, Grégoire et les autres acteurs de notre série « contagions chroniques », à des degrés divers, également. Plongez avec eux dans la phase 1 du monde d’après.
Mercredi 6 mai 2020. Ces derniers jours de confinement sont interminables. Si une partie des Français et des Françaises est dans les starting-blocks, en coulisses, des milliers de petites mains s’affairent.
Dans les foyers, les attestations de sortie se remplissent pour les toutes dernières fois. Enfin, c’est ce que tout le monde espère. Dans une rue Sainte-Catherine toujours clairsemée, d’étranges signes viennent d’être disposés au sol : des inscriptions « zone d’attente » devant les magasins, des flèches indiquant un sens de circulation… Les passants sont amusés par ce nouveau code de la route version piéton ; d’ailleurs, en cette douce après-midi printanière, ils déambulent presque systématiquement à contresens. « Oui, j’ai vu. Je me suis mis sur la bonne file, en partant de l’intersection du cours Victor Hugo. Je ne sais pas comment je me suis retrouvé à contresens », s’amuse un homme d’une cinquantaine d’années.
À quelques mètres de là, un autre, en situation de handicap visuel, avance à tâtons. Il finit par interpeller une passante afin de s’assurer qu’il n’y ait pas de barrière rigide au beau milieu de la rue. Rassuré, il reprend sa route. À la gare Saint-Jean aux arrêts de tramway, même scénario, en plus complexe : des ronds et des croix sont disposés un peu partout afin d’organiser l’attente. Des agents de la société de transport TBM, dépêchés Porte de Bourgogne afin de sensibiliser les usagers au port du masque obligatoire et à la distanciation sociale aux arrêts, appréhendent : « Aujourd’hui, ça va. Lundi matin [le 11 mai], cela risque d’être très compliqué en fonction de l’affluence. »
Un peu partout, c’est la course aux masques. Si les envois tardent à arriver dans les boîtes aux lettres, la majorité des personnes qui parcourent l’espace public en sont bien équipées. Le hall de l’hôtel de Bordeaux métropole fourmille. La tâche est colossale : il s’agit de livrer près de 800 000 masques aux habitants de la métropole, tantôt en livraison directe, tantôt en livraison par points relais, selon le souhait des communes.
Grégoire, employé par la Mairie de Bordeaux, participe à la mise sous pli : « Les masques sont distribués par La Poste. La distribution se fait en fonction de la taxe d’habitation. Mais les facteurs ne distribuent les lots que si le nom sur la boîte aux lettres correspond au nom sur l’enveloppe. » Conséquence, le jeune homme avance « des milliers de retours ». « Les équipes des mairies de quartier doivent vérifier les adresses, se rendre chez les gens, demander la pièce d’identité contre remise des masques. Le plus gros problème, c’est sur les quartiers de Ginko et de Bordeaux maritime. On a entre 10 000 et 15 000 retours », explique-t-il.
Le chronomètre, lui, continue de tourner. Lentement mais sûrement.
LE GRAND JOUR
Lundi 11 mai 2020. Nous y arrivons péniblement, un peu comme un grimpeur viendrait à bout de la dune du Pilat en santiags, le sac à dos lesté de pierres, un jour de canicule.
Mais alors que, depuis des semaines, chacun spéculait sur le programme de « sa libération », cette journée, contre toute attente, ne ressemble absolument pas à ce qui était attendu. Elle ne ressemble à rien, à vrai dire. Le temps est gris, maussade, digne d’un mois de novembre. La grisaille et la pluie refroidissent les cœurs. En ville, rien ou presque ne distingue ce jour des précédents. Pied de nez du destin, il y a même moins de monde que la veille, alors que les boutiques étaient fermées.
Rue Sainte-Catherine, le port du masque est obligatoire. Une décision relativement bien respectée par celles et ceux qui ont bravé les conditions climatiques. Devant les boutiques dont les rideaux ont rouvert, quelques files d’attente. Les parapluies ne s’entrechoquent pas, distanciation sociale oblige. La scène porte en elle quelque chose de dramatiquement rassurant : les Bordelais ont intériorisé que ce retour à la normalité n’en était pas tout à fait un.
Ce 11 mai est également celui du retour dans les salles de classe. Bastien, notre instituteur, se rend dans son école pour une prérentrée. Il tente de cadrer un protocole sanitaire en fonction de ceux de la mairie et de l’éducation nationale. « Aujourd’hui, nous avons travaillé sur l’aménagement des classes et des espaces de l’école. Ça a donné lieu à des scènes assez absurdes. Nous avons dû condamner tous les jeux dans la cour avec de la rubalise, mettre des croix au scotch sur les bancs pour que les élèves puissent s’asseoir en respectant les distances », rapporte-t-il.
Avec ses collègues, dans les salles de classe, ils condamnent tous les espaces collectifs. « Des tapis de gym servent à couvrir les ordinateurs. Chaque élève aura une table attitrée, avec du matériel dédié. Nous sommes même allés jusqu’à mettre du scotch au sol pour que chaque élève ait son espace privatif. »
Ce retour en classe se fait sur la base du volontariat ; beaucoup de parents refusent d’ailleurs cette option. « Nous avons fait deux groupes de grande section avec respectivement 6 et 7 élèves par groupe, ainsi qu’un autre avec des d’enfants de professions prioritaires, comme les soignants, les policiers, les pompiers ou les postiers. Dans ce dernier, ils ne sont que 3 élèves. »
Dans son école, au total, 37 élèves reprendront le chemin des classes sur les 98 inscrits. Bastien, lui, reste en télétravail pendant la totalité de ce mois de mai. Ses collègues l’assurent : « Les enfants présents vivent plutôt bien la reprise, même si cela n’a pas grand-chose à voir avec l’école telle qu’ils la connaissaient jusqu’alors. »
Après de très longues semaines au front, Rosa, dans sa pharmacie bordelaise, attendait beaucoup de ce déconfinement. Il faut dire que sa profession n’a pas été épargnée psychologiquement, pendant ces longues semaines de confinement : si les regards se tournent — de manière légitime — vers le personnel soignant et les hôpitaux, les pharmacies ont joué un rôle crucial dans cette pandémie, assurant un lien quotidien avec celles et ceux qui n’osaient pas consulter leur médecin : « J’attendais ce 11 mai avec impatience, je ne supportais plus de remplir des papiers pour pouvoir sortir et je retrouve mes proches sans avoir à me justifier. Et puis, professionnellement surtout, c’est un soulagement extrême », explique-t-elle.
Elle rapporte une fréquentation accrue les jours précédant ce 11 mai, un peu à l’instar des derniers jours avant le confinement, deux mois plus tôt. « J’avais envie d’un retour à la normale, avec un flux de clientèle normal. Et surtout, de ne plus sentir un tel poids de responsabilité, notamment dans les prises en charge des clients. Je peux enfin dire “Ce service, ce médecin, cette administration retravaille, contactez-les directement”. Cela me soulage beaucoup à titre personnel, car, même si je fais tout ce qu’il faut, cela me pompe énormément d’énergie. Et mon capital patience est bien entamé : la pénurie de masques a laissé des traces. Fort heureusement maintenant ça va mieux, on est fourni en tout, mis à part les thermomètres et les gants. On ressent moins cette responsabilité de pourvoir à la population dans la mesure où il existe plusieurs voies d’approvisionnement. »
Week-end brûlant
Si les premiers jours de déconfinement ont été calmes, la fin de semaine marque de manière visible la réappropriation de l’espace public par les Bordelais. Des agents de sécurité contrôlent le port des masques, aux points d’entrée de la rue Sainte-Catherine. Ils ne chôment pas. « La quasi-totalité des gens porte déjà le masque. Nous faisons surtout du contrôle, pour la forme. Les journées sont longues, et on a parfois quelques réfractaires, mais dans l’ensemble, ça va », explique l’un d’entre eux.
La foule est compacte, rue Sainte-Catherine. Si les sens de circulation ne sont absolument pas respectés — d’autant qu’ils sont invisibles en période d’affluence — les files d’attente devant les magasins sont bien organisées. Si, au premier regard, il semble que la fréquentation des magasins soit conséquente, ce constat est trompeur, comme l’explique une vendeuse d’une grande enseigne : « En réalité, la limitation du nombre de personnes dans le magasin produit une baisse de fréquentation. On s’attendait à ce que les rayons soient pris d’assaut, ce n’est pas le cas. La rue est noire de monde, mais les files d’attente hors des magasins sont dissuasives », explique-t-elle.
À quelques centaines de mètres, alors que le soleil décline, les quais deviennent un lieu de rassemblement. La jeunesse défile, s’installe, se retrouve. Les accolades sont souvent de rigueur. Sur plusieurs kilomètres, c’est une suite ininterrompue de groupes, installés à même le sol, qui profite des fins de journées ensoleillées, entre jeux à boire et pique-niques. Tous profitent du moment comme un écolier profite de sa récréation. Ils le savent. Cette surfréquentation n’a pas vocation à durer. Le calcul est juste. Rapidement, un arrêté préfectoral tombe. Comme les plages du littoral, les quais deviennent « dynamiques ». Cette crise du covid-19 a également ses adaptations sémantiques.
Les jours suivants, les retrouvailles doivent donc s’effectuer à huis clos, entre les murs d’appartements devenus que trop familiers ces dernières semaines. Et pour cause, les bars et les restaurants affichant toujours portes closes. « Le déconfinement n’a pas changé grand-chose pour moi », commente amèrement Virginie. La jeune femme, comme beaucoup de ses congénères, a entrepris des travaux dans son bar blanquefortais. Une manière aussi de se projeter dans la reprise tant attendue de son activité, réouverture qui n’a pour l’heure pas de date connue.
« La date du 2 juin est avancée par le gouvernement, mais elle n’est pas confirmée. Tout dépendra de l’évolution de la situation. Nous n’aurons la décision finale que quelques jours avant, ainsi que les normes de sécurité à appliquer. Du coup, le temps de commander le matériel et de finir mes travaux, je ne rouvrirais peut-être pas le jour J, mais quelques jours en retard », témoigne-t-elle.
Urgence à l’hôpital
Mardi 26 mai 2020. Les jours défilent. La peur s’éloigne, jour après jour. Les bulletins d’informations quotidiens ne font état du nombre d’hospitalisations et de décès que très brièvement. Le contraste avec les mois de mars et d’avril est saisissant. L’heure est désormais à l’organisation de l’été, et des vacances qui approchent à grands pas.
Alors que vient de s’ouvrir le Ségur de la santé, plusieurs centaines de personnes sont rassemblées devant le CHU de Pellegrin. On y croise des syndicalistes habitués des manifestations bordelaises et beaucoup de personnel soignant. Même si la colère est grande dans les rangs, les sourires sont de rigueur : l’absence de mobilisation collective, dans une période si chargée socialement, avait un goût bien amer.
La crise du covid-19 n’est pas arrivée à son terme, loin de là. Pourtant, si la situation semble être désormais sous contrôle, l’urgence dans les centres hospitaliers est toujours grande. D’autant que les rancœurs envers l’exécutif politique sont vives. Tous et toutes repensent à ces mots, prononcés par Emmanuel Macron à Mulhouse, le 25 mars dernier : « À l’issue de cette crise, un plan massif d’investissement et de revalorisation de l’ensemble des carrières sera construit pour notre hôpital. » Une promesse qui, pour ces professionnels de la santé, semble trahie d’avance.
Gilbert Mouden, infirmier anesthésiste et délégué Sud santé sociaux est le premier à prendre la parole : « La crise, elle existait avant cette période de Covid. Cela fait plus de 16 mois que nous sommes dans la rue, que nous demandons des lits, des augmentations d’effectifs, des augmentations de salaire… On nous a ignorés. On nous a dit : “Vous aurez une médaille, vous aurez un jour de congé qu’on va vous offrir”. Mais non, ce n’est pas ça que nous voulons. Nous ne nous contenterons pas de ça. La colère est trop grande, et elle ne restera pas confinée. » Applaudissements nourris.
À quelques centaines de mètres de là, Manon, elle, continue d’œuvrer aux urgences. Elle constate une dégradation de la situation : « Au niveau matériel, pendant toute la durée de la crise, nous avions des tenues en nombre, du gel, des produits pour désinfecter. Depuis les premiers jours du déconfinement, tout recommence comme avant. Nous n’avons plus de tenues, le gel n’est pas renouvelé, alors même que le volume de travail augmente. Comme je le craignais, dès le deuxième jour de déconfinement, l’hôpital était plein, il n’y avait plus de places disponibles en hospitalisation, les urgences étaient débordées de malades… » rapporte-t-elle, amère.
Et ces problèmes inhérents à l’hôpital public ne sont pas les seuls à peser sur le moral des troupes. Les relations avec les patients se sont elles aussi détériorées, en quelques jours. « Dès le jour 2 du déconfinement, je me suis fait agresser verbalement par une patiente, devant tout le monde… On est bien loin des applaudissements de 20 h. Désormais, le quotidien aux urgences, c’est beaucoup de malades, un manque de places, des manques de respect envers nous, et puis beaucoup de fatigue. Nous sommes usés. Moi, comme mes collègues. J’essaie de lâcher prise, mais ce n’est pas évident. »
Beaucoup de ses collègues partagent ce ressenti. Comment pourrait-il en être autrement ? Alors que le spectre d’une deuxième vague n’est pas totalement écarté, la sortie ce premier épisode extrêmement éprouvant psychologiquement se fait tambour battant, sans trêve ni repos.
Alors, est-ce que les conditions d’un « retour à l’anormal » sont objectivement réunies ? Dans son supermarché bordelais, Laura n’en doute pas. Elle qui aux premiers jours du confinement s’émouvait de la considération soudaine de ses clients n’en finit plus de déchanter : « Tout recommence comme avant. La compassion a progressivement disparu, semaine après semaine. Pendant quelque temps, je me suis sentie utile, valorisée. Ce sentiment est bien loin désormais ».
Manon abonde : « Les gens avaient peur, cela les a emmenés à nous prendre en considération. Là, clairement, ils n’ont plus peur, et cela change radicalement leur attitude. Je l’avoue, c’est dur. Je ne vais plus travailler avec plaisir, en ce moment. »
Face à ce Covid-19, l’optimisme gagne les rues. Un sentiment de victoire anime les esprits. Nous sommes le 28 mai. Alors que le chômage enregistre en France une hausse inédite de 22,6 %, le Premier ministre Édouard Philippe s’apprête à annoncer la phase deux du déconfinement.