Autour de la table: un médecin urgentiste, une pharmacienne, une cheminote, un agent de la Mairie, un employé d’une grande surface, la propriétaire d’un bar… et un invité surprise: le Covid-19.
Pourtant annoncée depuis plusieurs mois, l’épidémie semble nous prendre de vitesse. Revue Far Ouest prend le temps de raconter cette histoire collective, au travers de personnages, tous en première ligne face à cette pandémie. Un récit au long court, qui suivra chaque étape de cette contagion. Premier épisode : le moment où tout a basculé.
Pendant de longues semaines, le coronavirus n’a été pour nous, habitants du Vieux Continent, qu’un épouvantail lointain, confiné dans des contrées éloignées. Un peu à l’instar des drames humains qui parcourent quotidiennement nos actualités sans pour autant faire irruption dans nos foyers.
Pourtant, le « Covid-19 » s’est invité perfidement dans notre intimité collective. Chacun d’entre nous possède désormais son propre point de bascule, ce moment où nous avons réalisé que le cours de nos vies serait — au moins temporairement — bouleversé.
Mon point de rupture commence à Qalandiya, le 7 mars, dans un terminal militaire israélien lugubre séparant la Cisjordanie de l’État d’Israël. L’apparition, quelques jours auparavant, de premiers cas de coronavirus dans les territoires palestiniens venait de faire fondre une psychose assez irrationnelle sur les villes de Cisjordanie. Face à l’imminence d’une probable épidémie, l’Autorité palestinienne venait d’ordonner des mesures pour le moins radicales.
C’est décidé, je dois repasser en Israël, afin de rentrer en France. Je ne le sais pas encore, mais mon retour va être un casse-tête de premier ordre : je suis persona non grata en Palestine autant qu’en Israël. Les vols vers la France sont supprimés… Tout commence dans ce terminal militaire, dans lequel je vais être bloqué plusieurs heures, sous le regard inquisiteur des militaires israéliens.
Les messages anxieux de mes amis quant à mon sort se muent en propositions d’apéritifs.
Finalement, le 11 mars, j’embarque pour Bordeaux, via Istanbul. Nouvelle crise de nerfs dans les aéroports. Pourtant, les territoires palestiniens et Israël, ainsi que la Turquie sont pour l’heure relativement épargnés par l’épidémie de coronavirus. Surtout en comparaison à mon pays de résidence qui, lui, suit les pas de ses voisins italiens et espagnols.
J’assiste depuis plusieurs semaines, à distance, à l’augmentation exponentielle du nombre de cas de coronavirus en France. Mon arrivée à Bordeaux est déroutante. Les messages anxieux de mes amis quant à mon sort se muent en propositions d’apéritifs. Il flotte un parfum de résilience que j’assimile à celui qui régnait après les attentats qui ont secoué le pays en 2014 et 2015 : « même pas peur ». Il n’y a qu’une heure de décalage d’horaire avec le Proche-Orient, mais j’ai l’impression d’être lourdement jetlagué. Et je n’ai pas encore idée de ce qui va suivre.
Le déni ?
L’allocution d’Emmanuel Macron, prévue pour le lendemain soir, est tout de même très attendue. Si personne ne semble avoir changé son mode de vie, l’anxiété se lit sur les visages. Ce 12 mars au soir, plus de 25 millions de personnes suivent l’intervention du Président. Le ton est grave. « Je veux aussi saluer le sang-froid dont vous avez fait preuve. […] Tous, vous avez su faire face, en ne cédant, ni à la colère, ni à la panique. Mieux, en adoptant les bons gestes, vous avez ralenti la propagation du virus et ainsi permis à nos hôpitaux et nos soignants de mieux se préparer. C’est cela, une grande nation. »
Pourtant, conscient que le virus continue de se propager et pire, qu’il est « en train de s’accélérer », le Président ordonne la fermeture des écoles et des universités. Contre toute attente, il annonce également, de manière presque schizophrénique, le maintien des élections municipales prévues le dimanche15 mars.
Grégoire, 35 ans, doit tenir un bureau de vote à Bordeaux. Il s’estime « désorienté » face à cette décision qu’il n’arrive pas à comprendre : « On va laisser se dérouler les élections au cours desquelles il y aura une énorme proximité entre les personnes. Aujourd’hui, nous avons eu une réunion afin de mettre en place les gestes barrières, sauf que c’est impossible de les mettre en place dans nos salles, à commencer par la distance d’un mètre entre les personnes… Nous le savons. C’est une journée anxiogène qui se profile », tranche-t-il, à chaud.
Le tournant
Au lendemain de cette allocution, la vie reprend son cours. Manon est médecin-urgentiste. Elle est également amenée à répondre au numéro d’urgence, le 15. « Il y a eu une nette augmentation des appels depuis que la situation a dégénéré en Italie. Tout le monde est très concerné et solidaire dans nos services, ça s’organise plutôt bien. Mais évidemment, ce discours, c’est une première montée en pression. Professionnellement et personnellement, aussi. Nous sommes deux professionnels de santé, nous nous demandons comment nous allons gérer la garde de notre enfant de deux ans et demi. »
Rosa, elle, est pharmacienne : « Avant l’allocution d’Emmanuel Macron, les gens étaient anxieux, mais fiers. Ils venaient demander du gel hydroalcoolique, des masques. Discuter, aussi, cela leur fait du bien. » La jeune femme distingue plusieurs groupes de personnes : « La clientèle habituelle d’abord, mais encore plus stressée que d’habitude ; les sceptiques qui souhaitent braver les interdits et ceux qui nous font des demandes incongrues. Aujourd’hui, j’ai eu le cas d’un vigneron de la vieille école : il conseillait à une dame de se laver les mains à l’eau de javel en l’absence de gel hydroalcoolique. Je me suis écriée : “Mais vous rigolez, il ne faut pas faire ça ! Montrez-moi vos mains, vous avez dû vous brûler”… Et lui de me répondre “non, mais ça fonctionne, j’en bois un verre chaque jour”… »
Le nombre de demandes complètement délirantes explose : « des cubes de camphre qu’ils voulaient porter sur eux dans leurs vêtements, du glycérol pour qu’ils fabriquent eux-mêmes leur gel… J’ai tenté à tout prix de sécuriser tous ces usages, cela impliquait parfois d’essayer de comprendre ce que les gens voulaient faire avec ces produits. Mais il y avait tellement de monde qu’il m’était difficile de faire cela correctement », explique Rosa.
« Stade 3, on ferme »
Virginie est propriétaire d’un bar fréquenté à Blanquefort. Si la veille, son établissement s’était vidé durant le discours présidentiel, il avait refait le plein quelques dizaines de minutes après. Ce vendredi soir, il est presque plein : « Il se passe chez moi ce qu’il se passe partout : le bar est plein alors qu’on vient d’annoncer une épidémie gravissime. Hier, certains ne prenaient pas la situation au sérieux : ça s’embrassait, toussait, il y avait des enfants… Certains m’ont demandé s’ils pouvaient réserver pour la soirée de la Saint-Patrick, le 17 mars. »
Le lendemain après-midi, Virginie décide de tirer le rideau, soucieuse « de ne pas être contaminée, de protéger sa famille, et de faire en sorte que le bar ne devienne pas un lieu de contamination ».
Quelques heures plus tard, le Premier ministre Édouard Philippe ordonne la fermeture des bars pour le soir même, minuit. Nous sommes le samedi 14 mars, il est 21 heures. M. Philippe officialise le passage du pays au stade 3 de l’épidémie.
Dans le centre-ville de Bordeaux, la jeunesse sort, pour ce qui ressemble à une opération « dernière bière avant la fin du monde ». Nombre d’établissements sont bondés. Mais tous les Français ne partagent pas cette insouciance : dans les supermarchés, au même moment, c’est la ruée. Les rayons pâtes et riz sont dévalisés. Dans une grande surface de la banlieue bordelaise, une jeune employée s’évertue à remplir des rayons qui se vident instantanément : « J’ai passé toute mon après-midi à approvisionner ce rayon, je n’ai jamais réussi à la remplir. Regardez, il est encore vide », rapporte-t-elle.
Anthony, 26 ans, travaille à Carrefour Rives d’Arcins. S’il rapporte une fréquentation en nette hausse lors de ces deux dernières semaines, le discours d’Emmanuel Macron du 12 mars a été pour lui le tournant : « Le lendemain, tout le monde se bousculait… On s’est fait dévaliser. » Un rush qui amène avec lui son lot de comportements irrationnels : « Avec un collègue, nous étions en train d’installer douze sachets d’un kilo de farine. Un homme est arrivé, et est reparti avec les douze kilos dans son caddy. Cela arrive fréquemment que des clients repartent avec des cartons entiers, comme pour le riz. »
Voter n’a jamais été aussi anxiogène
Grégoire, lui, n’est ni dans les supermarchés ni dans les bars en ce samedi soir : anxieux, il se prépare pour les élections du lendemain. « Nous avons à notre disposition un bidon de gel hydroalcoolique pour le personnel municipal, un paquet de 100 lingettes et une boite de 100 gants. On se sent un peu à l’abandon. J’ai acheté des stylos pour que chacun ait ses propres stylos, et des gants aussi… Il y a tout de même un protocole de nettoyage toutes les heures, avec un procès-verbal. Des consignes ? Oui, on nous a demandé de prioriser le passage des personnes âgées. Mais dans nos propres rangs, depuis jeudi, il y a énormément de désistements, que ce soit chez les secrétaires de mairie, les présidents de salles, ou les assesseurs… »
Le lendemain, si de nombreux électeurs choisissent de ne pas se déplacer aux urnes pour ne pas s’exposer au virus, d’autres semblent moins intimidés par la menace. Il règne une effervescence particulière dans les bureaux de vote de Bègles, où l’on se déplace en famille. Dans un bureau bordelais, à la mi-journée, Grégoire fait un point : « Les gens prennent clairement à la légère ce qu’il se passe. Je suis vraiment inquiet. Les gens discutent, se font la bise… Certains de mes collègues qui tiennent des bureaux de vote au centre-ville sont outrés. Quand le Maire s’est rendu aux urnes, il y avait quarante journalistes dans la salle. Quant aux électeurs, ils ne viennent même pas avec leur stylo. Je crains que cette journée ne fasse finalement que renforcer la maladie… » confie-t-il. Grégoire dénonce également la forte proportion de personnes âgées parmi les présidents de bureaux de vote, « dont beaucoup de 70 ans ou plus. Je suis choqué que les mairies laissent faire cela », assène-t-il.
Pendant ce temps, à la gare Saint-Jean, les agents commerciaux et le personnel à quai font valoir son droit de retrait — en l’absence de masques de protection comme le prévoit la règlementation SNCF en cas d’épidémie de stade 3. « Nous recevons des clients qui arrivent de partout, nous ne voulons ni recevoir ce virus ni le propager », déclare une femme d’une trentaine d’années. Des trains pour Arcachon sont bondés, comme le rapporte un autre cheminot : « Poussettes, vélos, c’est un dimanche classique. Nous ne nous sentons absolument pas en sécurité ici. »
Mais alors que la journée électorale continue de battre son plein, ce sont les images de badauds insouciants, flânant dans les parcs publics en ce dimanche printanier qui vont mettre le feu aux poudres. Pourtant appelés aux urnes par leurs dirigeants, ces promeneurs sont traités d’irresponsables. Leurs images font le tour d’Europe. Les résultats des élections ne semblent pas passionner grand monde : un deuxième discours présidentiel est annoncé pour le lendemain soir.
Lundi noir
Lundi 16 mars. Les rumeurs d’une mise sous cloche du pays font l’effet d’un électrochoc. Des messages tournent en boucle sur les réseaux sociaux. À la gare Saint-Jean, de nombreux voyageurs attendent un train, afin de rejoindre leur domicile en vue d’un hypothétique futur confinement. L’atmosphère est pesante. Partout, les entreprises en contact direct avec le public adaptent leur fonctionnement. Le coronavirus est une réalité pour tous et toutes.
À Carrefour rives d’Arcins, Anthony raconte : « On a commencé à réguler les entrées, puis à fermer les rayons le temps que nous les remplissions. Cela a eu pour vertu d’éviter qu’il y ait des dizaines de personnes avec nous, en train de se bousculer pour ramasser les produits que nous déposions, en nous toussant dessus. Nous avons des gants en plastique, des gels, des lingettes, mais pas de masques. Du coup, je suis prudent : je ne fais plus la bise à mes proches. Ma famille est inquiète pour moi, oui. J’essaie de faire très attention, de ne pas approcher les clients, de me laver les mains le plus possible. C’est un peu stressant, mais ça va… »
Les files d’attente sont relayées en dehors des commerces, et en particulier des pharmacies. Cela n’empêche pas Rosa d’être furieuse : « Nous n’avons reçu que très tardivement certaines informations cruciales sur les risques liés à l’utilisation d’anti-inflammatoires et de corticoïdes. Heureusement, je conseille toujours aux clients de ne pas prendre ce genre de traitement en cas de fièvre, sans l’avis du docteur. »
Du côté des Urgences, la situation reste stable, pour l’heure. « À Bordeaux, jusqu’à présent, nous sommes relativement épargnés. Aux Urgences, au niveau du tout-venant, c’est même plus calme que d’habitude, avec des motifs de consultation majoritairement justifiés. Je n’ai pas d’idée précise du nombre de cas en Aquitaine actuellement. Via le 15, nous avons de très fortes suspicions sur certaines personnes ayant développé des symptômes. »
Manon l’assure : du renfort est dépêché sur place et le personnel arrive à répondre aux attentes. Mais les informations en provenance de l’est de la France inquiètent. « Le virus ne se voit pas à l’œil nu, mais il se transmet très facilement. Tant qu’il n’y a pas de présence visible, les gens ne réalisent pas. C’est un peu comme pour la planète : si on ne leur montre pas des images des glaciers qui fondent, ils ne réalisent pas l’imminence du danger que représente le dérèglement climatique. »
Nous sommes le 16 mars, il est 20 heures. 35 millions de Français se branchent sur le deuxième discours présidentiel…