La musique « live » va-t-elle disparaître ? Adieu concerts, salle de répétition et pogo ? Un an après le début des premières restrictions sanitaires, le flou est toujours total pour les acteurs de la vie musicale en Nouvelle-Aquitaine. Streaming sur les réseaux sociaux, jauge réduite, retour vers une production « locale »… ils tentent, autant que possible, d’aller de l’avant.
Photo de couverture : le Reggae Sun Ska de 2017 — Laurent Perpigna Iban
Le 16 mars 2020, Emmanuel Macron prenait la parole afin de décréter un confinement général de quinze jours. La suite, tout le monde la connait : deux mois de mise sous cloche, un bol d’air très relatif de juin à octobre, puis un nouveau confinement, et enfin différents couvre-feux qui rendent toujours nos nuits interminables.
Un an nous sépare de cette journée grisâtre de mars 2020, où chacun tâchait d’apprendre à vivre différemment. Était-ce il y a quelques jours ou il y a un siècle ? Difficile de trancher.
Ne reste-t-il que la colère croissante d’intermittents du spectacle, au bord du précipice ?
Nos dernières émotions collectives, elles, semblent bien dater du siècle dernier. Car s’il est un secteur plus naufragé que les autres — avec les établissements de nuit et les bars, mais cela va de pair —, c’est bien le « monde » de la musique.
Que sont devenues les salles de concert étroites et obscures, dont les murs gouttaient en fin de soirée ? Que ce sont devenus ces groupes — amateurs ou non — qui le temps d’une soirée ou d’un pogo nous permettaient d’oublier les tracas du quotidien ? Que sont devenus ces festivals, dont les dates se cochaient instinctivement sur les calendriers, année après année ? Tout a-t-il disparu ? Ne reste-t-il que la colère croissante d’intermittents du spectacle, au bord du précipice ? La musique « live » est-elle définitivement en deuil ?
« On s’est pris un mur en pleine gueule »
C’est un fait : les studios de répétition aquitains n’affichent plus complet depuis des mois. Et pourtant, leur amplitude horaire n’a jamais été aussi réduite que depuis la mise en application d’un couvre-feu nocturne. Face aux difficultés financières, certains ont dû mettre la clé sous la porte. C’est le cas de l’équipe de Zik’n’live, à Cadaujac (Gironde) qui tenait un studio de répétition depuis 2017, fréquenté par une trentaine de groupes. « Face à l’absence de rentrées d’argent, et après l’utilisation de tout le fonds de caisse de l’association, nous n’étions plus en mesure de payer les charges. Notre équipe étant entièrement bénévole, nous n’avons pas pu prétendre aux aides. Faute de pouvoir payer les charges, nous avons dû fermer. Avec un gros pincement au cœur, car nous avons mis beaucoup de sueur dans ce projet », expliquent-ils.
Pour les musiciens et les musiciennes, l’absence d’échéances pèse. Alors que la crise sanitaire semble repartir de plus belle, nombre d’entre eux avouent avoir connu une année 2020 noire. « Pendant le confinement total de mars à mai 2020, je me suis retrouvé en huis clos familial, pendant deux mois, explique Vincent, un des musiciens des Hurlements d’Léo. Financièrement, j’avais eu une intermittence assez correcte, donc je m’en suis sorti, grâce aux aides. C’est davantage au niveau professionnel, et au niveau psychologique que cela a été difficile. Je passais ma vie sur la route, la rupture avec cette vie a été rude. »
Hasard du calendrier, le 14 février 2020, sa formation — bientôt 25 ans au compteur — sortait leur album « Mondial Stéréo », fruit de deux ans de travail : « Ce disque est une ode aux migrants et à leur situation, explique Laurent, chanteur du groupe. Nous revenions de tournée, nous avions fait une dizaine de dates, au Bénin, en Allemagne… Un mois plus tard, tout était annulé. On s’est pris un mur en pleine gueule. »
S’ils louent la loyauté et le professionnalisme dont ont fait preuve les organisateurs de concert — qui leur ont permis de repousser leur tournée sans annulation de dates — il est bien compliqué pour des musiciens professionnels de continuer une activité, alors qu’aucun horizon ne leur est proposé. « Le label bordelais Baco Records a sorti notre album, et il s’est bien vendu. Preuve que notre public est fidèle, et qu’il a notre âge puisqu’il achète encore des disques », explique Laurent.
Le flou est total
Fred Lachaize, directeur historique du Reggae Sun Ska — qui accueille chaque année environ 30 000 personnes — pensait avoir tout connu depuis la première édition, en 1998 : les avis de tempête, les plans d’évacuation d’urgence, la défection de la ville de Pessac… C’était sans compter sur la pandémie. Un an après, la facture liée à l’annulation de l’édition 2020 n’est toujours pas bouclée : « Nous sommes un des rares festivals à avoir contracté un premier volet d’assurance, avant même l’annonce de la pandémie. En réalité, nous étions habitués à procéder ainsi, mais davantage pour des questions liées à la météo. Mais depuis avril 2020, le remboursement est encore en discussion entre nos avocats, l’assureur et le courtier. Les questions ne sont toujours pas finalisées, c’est une véritable bataille », explique-t-il.
Autre ligne rouge : un festival qui serait tenu de se faire assit.
Si cette négociation est importante pour la bonne santé du festival, le Reggae Sun Ska a pu bénéficier l’année passée des subventions de la collectivité de la Nouvelle-Aquitaine et du département de la Gironde, malgré l’annulation. « Nous avons la chance qu’ils aient pris la mesure de la situation, sans quoi, nous coulions… »
Contrairement aux apparences, l’équipe qui dirige le Reggae Sun Ska ne connait pas de temps mort. Depuis un an, ils sont en contact permanent avec leurs syndicats, des fédérations internationales de festivals, et ont même intégré un groupe de travail initié par la Région Nouvelle-Aquitaine sur la réouverture des salles et des lieux culturels. Avec, dans le rétroviseur, l’unique événement régional musical de 2020 qui a pu se tenir : les Coteaux bordelais en septembre, un concert de 2500 personnes debout.
Alors, ils anticipent et préparent une programmation nationale — ou composée d’artistes internationaux basés en France —, adaptable à une jauge de 5000 spectateurs. Mais le temps passe, et les réponses viennent à manquer : « Si d’ici la fin du mois d’avril, nous n’avons pas d’officialisation sur la faisabilité de notre projet, alors il n’y aura pas d’édition 2021 du Sun Ska. D’autant que nous ne pouvons pas accueillir des milliers de personnes en pleine canicule sans pouvoir leur distribuer à boire et à manger », explique Fred Lachaize.
Autre ligne rouge, un festival qui serait tenu de se faire assit : « C’est impossible. Nous sommes prêts à nous adapter sur beaucoup de points, mais ça, c’est clairement notre ligne rouge. Nous avançons avec les artistes en bonne transparence : bientôt nous annoncerons les affiches, sans pour autant ouvrir la billetterie. Les temps sont durs, et nous ne voulons pas faire porter le risque financier aux festivaliers », poursuit le directeur du festival.
Du côté des Hurlements d’Léo, la volonté d’aller de l’avant est omniprésente. En répétition dans une salle à Blanquefort, le groupe, face au manque de trésorerie provoqué par l’arrêt soudain des concerts, annonce la sortie prochaine d’une rétrospective de 25 années d’existence, « Radio Léo ». Un projet qui leur permettra d’enregistrer un nouvel album : « Nous avons été sonnés, mais nous ne voulons pas trop regarder derrière. Nous préférons repartir à la bagarre, créer, et avancer. »
En circuit court
Au début du mois de février, le groupe bordelais a expérimenté un live stream, un concert depuis le Rocher Palmer de Cenon diffusé en direct sur les réseaux sociaux. Une expérience à part : « Nous en avons débattu entre nous, il a fallu nous mettre d’accord. Certains groupes faisaient des concerts face à des salles vides, et cette idée ne nous plaisait pas. Nous nous sommes placés en demi-lune, et nous avons pris du plaisir à jouer ensemble. Nous nous sommes adaptés à la situation, conscients que nous parlions à des gens qui étaient chez eux. Moi j’ai eu de super sensations », explique Laurent.
Alors une édition virtuelle du Reggae Sun Ska pourrait-elle avoir lieu ? « Pour moi, c’est un complément : cela ne pourra se faire que si, et seulement si, il y a du public, et destiné aux personnes qui d’ordinaire viennent de loin et ne pourrons pas venir pour le festival », répond Fred Lachaize.
Aujourd’hui, les équipes du Reggae Sun Ska, via leurs différentes structures — et notamment leur label —, tentent de venir au secours de leurs artistes : « Nous sommes dans un nouveau mode de fonctionnement : j’ai peur que l’on ne revive pas de sitôt ce que nous vivions il y a encore deux ans. On sait que le disque c’est 80 % de numérique. Ce qui va fonctionner en physique, ce sont de petites quantités, du travail d’artisan en circuit court, des produits niches comme le vinyle. Trouver des rentrées financières en vidéo, créer du contenu, optimiser les réseaux sociaux. Un temps et des moyens considérables, et les artistes ne sont pas formés à ça. »
L’équipe du Reggae Sun Ska ne le cache pas : un retour au local et un ancrage territorial semblent primordiaux. D’ailleurs, l’année passée, sur le site du concert, ils ont organisé cinq épisodes des « jeudi du Sun ska » : des concerts résolument tournés vers l’acoustique, avec une jauge à 100 personnes, un repas, du vin local, de la bière bio : « C’était complet à chaque fois. Cela sera la même dynamique pour notre prochaine édition, si elle a lieu : avec une affiche nationale, nous allons probablement nous réorienter vers le public local. Ce circuit court redonne également du sens au projet. »
Crise humaine
Pourtant, tout n’est pas si facile. Au sein des équipes du festival comme partout dans la profession, plusieurs personnes ont formulé, face à la crise, le souhait de se réorienter, voire de quitter carrément le métier. Il faut dire que la situation pour les intermittents du spectacle est étouffante. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si depuis plusieurs semaines, ils appellent à l’aide et occupent des lieux symboliques aux quatre coins de France.
Alors, serait-ce le début d’un cataclysme dans le milieu ? Antoine, chargé de production et de diffusion dans le Lot-et-Garonne est de cet avis : « Même si aucune reprise n’est envisagée, les affiches et les programmations de concerts et de festivals sont déjà bouclées, puisqu’il s’agit essentiellement de reports. Conséquence : il y a un embouteillage pour les nouveaux projets. »
Une saturation qui va rendre la situation encore plus difficile pour les jeunes musiciens qui doivent encore se faire un nom dans le milieu. « Ils n’ont aucun espace pour s’exprimer sur scène. Ceux qui ont déjà fait leur carrière arriveront à la sauver ; mais pour ceux qui débutent, ça sera très dur, on assistera peut-être à une hécatombe. »
« Nous, notre métier, c’est de donner du fun au public, reprend Fred Lachaize du Reggae Sun Ska. Nous n’avons pas le droit de baisser les bras. Sachant que ceux qui survivront le plus facilement, ce seront les plus gros… Il y a de plus en plus de multinationales qui mettent des billes dans les gros festivals ; si nous voulons que la diversité continue, les festivals indépendants dont nous faisons partie ne doivent pas baisser les bras. C’est toute l’offre culturelle qui en dépend. »
Face à la menace qui pèse sur l’ensemble de la scène musicale, là est bien tout l’enjeu. Une question de survie, même. « Il nous tarde de remonter dans le camion, de retrouver nos sensations, de donner et de recevoir. De sentir que nous sommes essentiels, aussi. Mais cet épisode nous a permis de repenser à ce que nous apportons aux gens. De donner du sens à tout cela », conclut Laurent des Hurlements d’Léo.
Plus que jamais, musiciens et organisateurs scrutent les actualités avec impatience, espérant trouver des réponses à leurs questions. Rien n’est moins sûr.