Rosa la pharmacienne, Virginie la gérante de bar, Manon l’urgentiste, Anthony l’employé de grande surface… Nous retrouvons nos personnages – rejoints par d’autres – au lendemain de l’annonce du confinement. Pour la plupart d’entre eux, rester chez soi n’est pas une option. Alors que la France plonge dans la claustrophobie, nos protagonistes révèlent les manquements et les aberrations de ce nouveau chapitre de l’Histoire.
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Découvrir nos offres d’abonnementLundi 16 mars, 20 heures. 35 millions de Français se branchent sur le discours présidentiel. Le ton est martial, la rhétorique guerrière. Emmanuel Macron annonce un confinement général pour une durée « d’au moins 15 jours », à partir du lendemain midi. Une décision inédite aux allures de saut dans le vide.
Les images spectaculaires qui nous sont parvenues de Chine ces dernières semaines nous hantent : villes fantômes, rues désertes, couvre-feu… Ce 16 mars au soir, alors qu’Emmanuel Macron vient d’encadrer rigoureusement la liberté de circulation, la limitant « aux déplacements nécessaires » mille questions nous parcourent l’esprit.
Alors, le lendemain matin, dès l’aube, c’est la ruée vers l’or. Il ne reste que quelques heures avant la mise en place de l’arrêté. Comme si c’était la matinée de la dernière chance, les Français sortent. Emmanuel Macron l’a suffisamment martelé pendant sa prise de parole : la France est en guerre. Alors, il faut prévoir. Après tout, nul ne sait quelle sera la prochaine occasion de remplir le réfrigérateur.
En ce mardi matin, la longueur des files d’attente devant les supermarchés est déconcertante. De longues lignes de caddies — séparés entre eux par une distance d’un mètre — s’étendent par-delà les portes des grandes surfaces, dans un silence profondément gênant.
Anthony, depuis le centre commercial Carrefour rives d’Arcins, raconte : « C’était la panique. En réponse aux limitations, les gens ne pouvaient entrer que par une seule porte, du coup la queue s’étendait sur plus d’une centaine de mètres… »
Pendant ce temps, du côté des Urgences, cette décision de confinement est plutôt bien accueillie, comme l’explique Manon : « J’étais en poste lors de l’allocution. J’ai suivi ça d’un œil, sans le son. Nous nous doutions que nous allions vers un confinement et cette décision m’a plutôt rassurée. Cela reste la meilleure solution pour venir à bout d’un virus qui se transmet si facilement », explique-t-elle depuis le CHU de Pellegrin.
À Bordeaux, petit à petit, les rues se vident. Les contrôles sont peu nombreux en ce mardi après-midi, mais la présence des unités de police est particulièrement visible.
Villes fantômes
Si la mairie annonce la continuité des services publics essentiels, le lendemain, Bordeaux n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même. Rues désertes, silence de plomb, centre-ville quadrillé par les forces de police… Un scénario orwellien, où chaque citoyen est tenu de remplir une dérogation de « droit de sortie » afin de ne pas être verbalisé.
Autour de la gare Saint-Jean, plusieurs équipes de police réalisent des barrages, contrôlant des piétons et automobilistes pour le moins coopérants. Mais, à l’heure où chacun est prié de regagner son domicile, le sort des sans-abris interroge. Et ils sont nombreux, ce mardi 17 mars, à errer autour de la gare. Pour eux, comme pour les 2000 personnes qui vivent en squat sur l’ensemble de la métropole, la « distanciation sociale » reste un concept de riches.
Les heures et les jours suivants, à Bordeaux, chacun tente de s’accommoder de la situation. Un peu comme s’il fallait réapprendre à vivre. Alors que les sorties sont strictement limitées, la tolérance accordée à la pratique d’une activité sportive a le gout de liberté.
La France n’est plus à un paradoxe près : si derrière les persiennes on fait de ces sorties un défi quotidien, d’autres en revanche se verraient bien confinés chez eux. En première ligne, les caissiers et caissières : « Je suis là parce que je n’ai pas le choix. J’ai très peur », clame une jeune femme derrière une vitre de protection de fortune, dans un supermarché bordelais.
Elle note un changement fondamental des habitudes des clients : « Ceux qui m’ignoraient lors de leur passage en caisse il y a encore un mois multiplient aujourd’hui les attentions et les petites phrases de soutien. C’est dingue. Comme si mon métier était devenu gratifiant en un mois. Bon, une minorité évite carrément tout contact visuel. Ils me voient comme un corona sur pattes », s’amuse-t-elle.
Si la SNCF s’est résignée à renvoyer un maximum d’agents chez eux, à La Poste, la situation est bien différente. Willy, agent courrier et représentant syndical, explique : « Depuis le début de la stratégie du confinement, La Poste a pour objectif de continuer la distribution, coûte que coûte. Nous voyons réapparaître un discours sur le service public postal, qui est pourtant saccagé depuis des années. La Poste se sert de son statut d’opérateur vital pour faire croire aux agents qu’ils n’ont pas le choix, comme s’ils étaient réquisitionnés. »
Si l’employeur est, légalement, dans l’obligation de protéger la santé des salariés — à La Poste comme ailleurs —, Willy clame que ce n’est pas le cas : « Les masques sont interdits, car ils sont anxiogènes ! Et pour le gel, certains doivent se laver les mains en tournée avec du Palmolive et du sopalin… Côté production, il n’y a aucune hiérarchisation des flux, tout doit être distribué, y compris la publicité ou les colis de marchandise non urgente. La Poste est un environnement industriel, ce qu’on craint c’est une propagation en masse », s’inquiète-t-il.
Continuer à vivre
C’est déjà un changement tangible : cette crise sanitaire change profondément les interactions entre les individus et pas qu’aux caisses des supermarchés. Les applaudissements nourris qui s’envolent des fenêtres tous les soirs à 20 heures en direction du personnel hospitalier en sont un autre marqueur. « La première vidéo que j’ai reçue sur ces hommages était tournée à Madrid. Cela m’a mis la larme à l’œil. Je trouve ça émouvant. J’espère juste que les gens continueront à être reconnaissants, même après cette crise », rapporte Manon.
Depuis la pharmacie bordelaise dans laquelle elle travaille, Rosa constate également un changement : « Le comportement des clients a changé. Les ours habituels sont devenus très gentils. Eux, qui d’ordinaire râlent sans cesse, ont envie de parler. » Mais, face à une situation anxiogène, ce sont les personnes seules et vulnérables qui ont le plus besoin de réconfort.
Là encore, les pharmacies sont en première ligne : « Un après-midi, avant l’ouverture, une vieille dame regardait les horaires. Elle m’a dit : “Je n’ai besoin de rien, juste de parler à quelqu’un pour ne pas sombrer…”. Le même jour, une cliente m’appellera pour discuter, car “elle a peur et elle se sent seule” », poursuit Rosa.
La France n’est confinée que depuis 48 heures, mais les nerfs sont mis à rude épreuve. Virginie, dont le bar affiche porte close depuis une semaine, ne peut pas se rendre à l’enterrement d’un proche, restrictions obligent. Les directives sont claires : les crémations se font à huis clos ; quant aux inhumations, ce sont les mairies qui ordonnent le nombre maximum de personnes.
« Une situation très difficile à vivre humainement », rapporte une employée d’une mairie de la métropole. « Mais nous n’avons pas le choix. Ce sont des mesures pour protéger les proches autant que les employés des pompes funèbres », explique-t-elle.
Les destins se croisent. Leila, elle, en est à huit mois et trois semaines de grossesse. L’angoisse monte à mesure que le terme approche : « Si on m’avait dit que je terminerais ma grossesse ainsi, je ne l’aurais pas cru. Je ne sors plus de chez moi, à part pour aller aux rendez-vous médicaux. Et quand je me rends dans les hôpitaux, je suis terrorisée. Après l’accouchement, il faudra certainement des semaines avant que nos familles puissent nous rendre visite. C’est dur de réaliser tout ça. »
L’hôpital de Bordeaux s’apprête à recevoir de nouveaux patients atteints de coronavirus — Photo : Laurent Perpigna Iban
Pourtant, en Gironde, l’épidémie de coronavirus semble pour l’heure contenue, même si les hôpitaux semblent se préparer au pire : « Tous les services d’urgence ont différencié deux circuits pour accueillir les patients. Ils sont évalués à leur arrivée dans un poste de fortune, sous une tente, par du personnel équipé. S’ils sont suspects, ils passent dans le circuit “suspicion covid”, sinon, par le circuit habituel », explique Manon.
Peur du lendemain
Si le personnel hospitalier se prépare aux quatre coins de la région, le manque d’anticipation et la stratégie pour le moins opaque du gouvernement agacent. Dans son petit appartement du centre-ville, Amaia, 26 ans, fait les cent pas.
Titulaire d’un master 2 en sciences politiques, la jeune femme, actuellement au chômage, peste : « Jusqu’à la déclaration d’Emmanuel Macron, le gouvernement n’a pris aucune mesure pour anticiper la crise sanitaire à venir, que ce soit en termes de mises en garde de la population, de gestion des stocks du matériel hospitalier, de protection des travailleurs médicaux, sociaux et de première nécessité… Tout cela alors que les premiers cas sont apparus sur le territoire en décembre dernier ! »
Sur le terrain, ces manquements ont des répercussions pour les professionnels de santé : sur les devantures de nombreuses pharmacies, des affichettes annoncent la couleur : « Pas de masques, pas de gel ! »
« Et puis les consignes sont contradictoires » reprend Rosa. « Quand enfin nous avons reçu quelques boites de masques, nous ne devions en donner qu’aux professionnels : généralistes spécialistes, infirmières, dentistes… Quelques heures plus tard, on nous a signalé que finalement nous ne pouvions fournir que les médecins généralistes et les infirmières, dans la limite de 18 masques par semaine et par personne. »
Manon, elle doit cesser le travail : elle est fiévreuse. L’anxiété d’être contaminée et de contaminer en retour monte, d’autant qu’elle a côtoyé une collègue testée positive quelques jours auparavant. Le lendemain, les résultats tombent : ils sont négatifs. Mais l’avertissement est là : les urgentistes sont en première ligne, et toutes les précautions du monde ne sont pas gage d’immunité.
Cette peur de servir au virus de courroie de transmission, Rosa la vit au quotidien dans sa pharmacie. « Nous sommes fatigués. On prend l’anxiété des gens en pleine poire et cela commence à être dur de puiser dans nos ressources. Notre travail devient de plus en plus compliqué : on ne sait plus dans quel ordre faire les gestes pour ne pas se contaminer, contaminer nos patients… Les masques nous rentrent dans les yeux, on voit moins bien les ordonnances… Et c’est usant de répéter toute la journée qu’il n’y a pas de gel ni de masques, même pour ceux qui ont une ordonnance », rapporte-t-elle.
La boule au ventre
Samedi 21 mars 2020. Premier jour du printemps. Dans les rues de Bordeaux et de la communauté urbaine, les règles de confinement semblent plutôt bien respectées, même si la France se découvre une passion pour la course à pied. Après tout, il n’est jamais tard pour commencer une détox. Ce week-end va quand même être prolifique en amendes : un millier de personnes seront verbalisées en quarante-huit heures en Gironde, pour « non-respect du confinement ».
Alors que les chroniques des écrivaines Leila Slimani et de Marie Darrieusecq depuis leur maison de campagne — respectivement publiées dans Le Monde et Le Point — révèlent à quel point la romantisation de la quarantaine est un privilège de classe, des centaines de milliers de Français passent le plus clair de leur temps entre quatre murs. Parfois à broyer du noir à l’idée d’être contraints de reprendre le travail.
C’est le cas de Marc. L’homme de 35 ans travaille dans le BTP. Si avec son équipe il a obtenu de son patron un arrêt d’activité faute d’équipements adéquats, il le sait : l’État exerce une pression de tous les instants sur les grandes enseignes du bâtiment afin que le secteur reprenne le travail au plus vite.
« J’ai un petit de deux ans, j’ai une boule au ventre à l’idée de retourner au travail. J’aurais l’impression de mettre en péril ma propre famille. Je sais que des caissiers et des caissières qui touchent une misère sont envoyés au front. Je sais que nous ne sommes pas les seuls. Certes, nous sommes indispensables à l’équilibre du pays, mais on ne parle pas de besoins vitaux. Le BTP, quand il le faudra, sera là pour relever le pays. Nous n’avons jamais manqué à l’appel », tonne-t-il.
Des craintes fondées : en fin de journée, la ministre du Travail Muriel Pénicaud annonce qu’un accord a été trouvé : le BTP doit reprendre le travail dès le début de semaine suivante. « Ma tante m’a appelé de suite pour me dire que ce sont des assassins », reprend Marc.
Du côté de La Poste, la situation ne s’arrange pas non plus. « Des procédures d’alerte ont été déposées. La direction, qui bosse en télétravail, a rétorqué qu’il n’y avait pas de danger. Les agents ont spontanément usé de leur droit de retrait partout où ils en ont été informés. Là encore, la stratégie de la boite était la continuité de service : discours patriotique, menaces de sanctions et de pertes de salaires, pressions… À l’Hôtel logistique urbain, plus des trois quarts du personnel titulaire sont en droit de retrait ou en arrêt après cinq cas probables de Covid-19. Du coup, La Poste embauche des sous-traitants pour les envoyer au casse-pipe », rapporte Willy, furieux.
Amaia s’interroge : « Tout porte à croire que pour les décideurs, l’enjeu politique d’aujourd’hui réside moins dans la limitation de la propagation de l’épidémie et la protection de la population, que dans la préservation d’un système économique global à l’aube d’un effondrement sans précédent. »
La jeune femme y voit « un choix politique plutôt qu’une erreur de jugement » et en veut pour preuve « deux pays frontaliers décimés, un nombre de décès en augmentation tous les jours, et une population, même confinée, qui sort travailler tous les jours, pour faire tourner la machine (…) C’est un non-sens », tranche-t-elle.
Un avis que partage Marc, qui se montre très clair : dans son métier, le respect des distances de sécurité et des gestes barrières est tout simplement impossible. Alors, la veille de reprendre le travail, il dort mal. Au petit matin, c’est par un message qu’il témoigne : « Le réveil est brutal, la nuit a été cauchemardesque. Je n’ai pas faim. Je ne fais que penser au moment où je reviendrai à la maison. Je ne suis pas encore parti et déjà peur de revenir. »
À son retour, il place ses affaires directement dans la machine à laver, comme si c’était un plan « de décontamination ». « Si je pouvais les brûler, je le ferais. J’ai 35 ans et pour la première fois en 20 ans, j’ai travaillé la boule au ventre », témoigne-t-il.
Willy, lui, s’insurge. Toutes les procédures d’alerte déposées à La Poste sont contestées auprès de l’inspection du travail. « Si quelqu’un meurt, la direction en portera la responsabilité. Nous demandons la suspension de tous les services de livraison afin de n’assurer que ce qui est essentiel à la survie : les correspondances médicales et le transport de matériel de santé », explique-t-il.
Amaia conclut : « Plutôt que de mettre toute la machine à l’arrêt, comme dans un vrai état de guerre, le gouvernement préfère se réunir pour réétudier le Code du travail. Jouer le jeu du confinement pour ça, en restant enfermés dans de petits appartements en centre-ville, pendant plusieurs semaines ? On le fait, mais je pense que c’est davantage pour suivre les directives du personnel hospitalier, que celles du gouvernement. Les retombées seront dramatiques à l’heure des comptes : en termes de pertes humaines d’abord, par irresponsabilité du gouvernement, mais en termes de confiance politique aussi. »
25 mars 2020. La France vient de comptabiliser son 1000e décès, et la probabilité d’une prolongation du confinement pour plusieurs semaines est très fortement envisagée. À l’heure où le pic de contamination est toujours à venir, selon les spécialistes, c’est tout un pays qui est bord de la crise de nerfs : quelques jours plus tôt, un collectif de médecins portait plainte contre le chef du gouvernement Édouard Philippe et contre l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn, qu’ils accusent de « mensonge d’État ».