La Fondation Bagatelle doit accueillir, d’ici 2023, les activités de l’hôpital d’instruction des armées Robert Picqué. L’ensemble, qui s’appellera Bahia, doit proposer une offre de soins complète, mêlant les activités plus programmées de Bagatelle avec les urgences et services de réanimation de Robert Picqué. Mais de nombreuses complications font craindre un souci de viabilité de cette union, censée se faire sur les sept hectares de Bagatelle à Talence au lieu de 25 hectares de Robert Picqué à Villenave-d’Ornon.
Mi-décembre 2018, près de 200 personnes se réunissent autour d’un cercueil : celui de l’hôpital public Robert Picqué. L’objet symbolise la disparition imminente de l’Hôpital d’Instruction des Armées (HIA) villenavais : depuis 2014, ses services déménagent à l’Espic Bagatelle, 900 mètres plus loin. L’acronyme « Bahia » désigne cette union, qui se fera sur sept hectares alors qu’il en reste vingt-cinq à Robert Picqué.
Bahia, c’est l’histoire d’une offre de soins qui s’adapte à une métropole en expansion : en 2016, celle-ci comptait 783 000 habitants. Une estimation de l’INSEE en attend près d’un million à l’horizon 2030. Les urgences de Robert Picqué rejoindront alors les activités plus programmées de Bagatelle, pour proposer un ensemble hospitalier complet au secteur sud (Bègles, Villenave, Talence), amené à se développer avec le projet d’aménagement Euratlantique.
On voit bien que le seul critère qui prévaut, c’est la financiarisation des espaces, de leur valeur foncière, au mépris souverain et total du vivant
Mais Bahia, c’est l’histoire de questionnements : ne peut-on pas sauver l’espace boisé de Bagatelle quand on peut installer un projet d’une telle envergure sur un endroit peu arboré ? Doit-on mêler hôpital public et privé ? Enfin, pourquoi le ministère de la Défense impose-t-il ses décisions, quand élus, riverains et associations pointent le non-sens de ces choix ?
Bétonner l’espace boisé
« Aidez-nous à sauver 28 arbres majestueux de la destruction. » En novembre 2019, nous recevons cette pétition de l’association bordelaise Aux Arbres Citoyens. Un « carnage écologique » se produit, dit-elle, soixante arbres ayant déjà été abattus. Parmi eux, sept arbres « remarquables », déclassés par la Métropole en 2016, malgré l’appellation attribuée par l’association A.R.B.R.E.S selon des critères historiques et paysagers. Sandra Barrère, Présidente d’Aux Arbres Citoyens, bouillonne : « Quand bien même ce ne serait pas une protection au plan juridique de l’arbre, c’est un label qu’il faut pouvoir prendre en compte ! »
« Aujourd’hui, le parc boisé est agréable pour les patients. Demain, ils verront des bâtiments… », regrette Mariannick Quennec, membre d’Aux Arbres Citoyens !. Née dans ce quartier talençais, la riveraine verra bientôt ces hauts cèdres remplacés par 243 logements, dont les travaux sont en cours. La vente de ce bout de terrain au promoteur COGEDIM rapporte à Bagatelle 18 des 90 millions d’euros nécessaires au financement de Bahia. « On voit bien que le seul critère qui prévaut, c’est la financiarisation des espaces, de leur valeur foncière, au mépris souverain et total du vivant », désespère Sandra Barrère.
L’écologue Frédéric Revers constate l’impact de la destruction d’espaces naturels en milieu urbain : « Le fait de bétonner, d’imperméabiliser des sols puisque des bâtiments seront mis à la place fait perdre sur cette problématique de ruissellement des eaux, d’ilot de chaleur, probablement de régulation de la pollution… » La Métropole s’est engagée à compenser cette perte par des terrasses végétalisées. Ce qui aura « probablement un petit effet en termes de régulation thermique, peut-être sonore », grince Frédéric Revers, « mais on ne peut pas compenser la perte d’un espace arboré, avec de grands et vieux arbres, avec des murs végétalisés. »
Ce projet n’affecte pas que la flore : les chauves-souris et insectes protégés, dont la présence a été soulignée dans une étude de 2017, vont devoir trouver un autre habitat. Les membres d’Aux Arbres Citoyens se disent désemparés : « C’est ça l’absurdité du projet : Bahia, c’est un pôle de santé. On sait maintenant que la proximité avec les arbres réduit la durée des séjours, et on va en abattre à cet endroit ! » s’insurge la Présidente de l’association.
Le futur « second ensemble hospitalier »
Il nous fallait comprendre ce qui nécessitait la disparition de cette oasis forestière. Robert Picqué et Bagatelle font partie d’un « Groupement de Coopération Sanitaire » (GCS) nommé Bahia depuis 2012, qui permet au public et au privé de mettre certains moyens en commun. En 2014, les deux sites prévoient de fusionner. Bagatelle, qui prendra le nom de Bahia, doit proposer une offre de soins complète, répondant à la croissance exponentielle de la population de la métropole.
« Cela vient définitivement compléter un projet médical », affirme le secrétaire général de Bagatelle, Stéphane Siounath. Accompagné du président de la Fondation Bagatelle, Gabriel Marly, il martèle ce discours au cours de cette heure d’entretien chronométrée par leur chargée de communication : la métropole a besoin de Bahia. Tous les services seront regroupés à Bagatelle d’ici 2023 : sa maternité et ses activités chirurgicales avec les autorisations spécifiques à Robert Picqué, comme les urgences ou les réanimations. Seul son héliport disparaîtra.
Le député déroule son projet contre cette « opération hospitalo-immobilière » qui bénéficie à une entité privée.
Un tel regroupement nécessite de gros travaux sur le site de Bagatelle. D’abord pour accueillir la Fondation John Bost, qui accompagne les personnes souffrant de troubles du handicap. Mais surtout pour Bahia 1, bâtiment de consultation livré en 2020, et Bahia 2, 17 000 m2 qui devraient accueillir urgences et blocs opératoires en 2022 : « C’est un projet de développement durable. On ne va pas casser tout ce qu’on a fait il y a 20 ans », s’exclame le secrétaire de la MSPB. Selon lui, chez leur voisin qui a pourtant bénéficié de travaux il y a quinze ans, « il fallait tout refaire » : « Robert Picqué a été calibré pour accueillir 12 000 urgences par an. Aujourd’hui, on en est à 28 000. Ça craque de partout. Et vu la croissance de la population, c’est 40 000 urgences qu’il faudra accueillir dans quelques années ! »
Robert Picqué compte 242 lits contre 250 pour la MSPB. Bahia en comportera 450. Les interventions chirurgicales, actuellement 12 500 annuelles, atteindraient 15 000 sur le terrain talençais en 2022. « Le nombre de lits n’est pas un indicateur de la quantité de soins », se défend Stéphane Siounath. Bagatelle mise tout sur « le virage ambulatoire, et le domicile » puisqu’elle réalise aujourd’hui 170 000 consultations externes, et en prévoit 240 000 d’ici deux ans. Ces prises en charge express, encouragées par l’État, représentent 54 % en 2016 et entendent passer à 70 % en 2022. Quant à l’hospitalisation à domicile (HAD), le nombre de lits devrait atteindre 350 places (contre 200 aujourd’hui). C’est en prenant en charge les patients sur une plus courte durée, et en floutant la frontière entre secteur public et privé, que l’État entend « moderniser » le service hospitalier.
Mixer public et privé
Mi-février 2020, un scénario parallèle se crée au restaurant qui jouxte l’hôpital d’instruction des armées. Dans le programme « Robert Picqué 2022 », celui-ci resterait entièrement public et ferait de ses 25 hectares un poumon vert. Cette alternative au projet résumée en 20 pages, Loïc Prud’homme, député de la 3e circonscription girondine, en a fait le combat de son mandat. Entouré des candidats de son parti aux municipales de Villenave et Talence, le député déroule son projet contre cette « opération hospitalo-immobilière » qui bénéficie à une entité privée.
En entendant que l’on parle d’eux comme une « clinique privée », nos trois interlocuteurs dans le bureau de Bagatelle se crispent : « C’est du parapublic, s’agace Stéphane Siounath. On est financés exactement comme un hôpital public et on a les mêmes obligations. » Le statut d’Espic les soumet à l’autorité de l’Agence Régionale de Santé (ARS), qui surveille les tarifs appliqués par ces organismes à but non lucratif.
Bahia répond bien à une injonction économique. À l’époque du GCS, les finances de Bagatelle n’étaient pas au beau fixe. En parallèle, le « Plan Hôpital 2012 » prévoit une « modernisation » de l’équipement hospitalier public, qui doit se mêler au privé. Puis vient la réforme du Service de Santé des Armées, SSA 2020, initiée en 2014. Le ministère de la Défense prévoit de recentrer son budget sur les activités miliaires, ce à quoi serviraient les recettes liées à la vente du terrain de Robert Picqué, qui accueille à 90 % des civils.
L’avenir du terrain de Villenave est encore discuté. La Métropole en rachèterait une partie, mais les discours sur ce qu’il deviendra s’entrechoquent : « un collège, une extension de la faculté, de ce que j’ai entendu… quelques logements sociaux, pas mal de logements étudiants », balbutie-t-on du côté de Bagatelle. À la mairie de Talence, on précise que « l’orientation principale n’est pas encore définie » : « la question, c’est de privilégier la partie économique, et pas logement, de manière à créer de la valeur professionnelle. » « Le département a proposé l’implantation d’un collège, aspire Jacques Raynaud, médecin et conseiller départemental du canton de Bègles-Villenave, mais rien n’est acté pour l’instant. Nous aimerions une requalification de ce site avec le maximum de structures publiques : il appartient à l’État, donc à tous. » Aucun avenir pour l’établissement de santé actuel en tout cas.
« C’est un désert que crée l’État en vendant ses bijoux de famille », regrette André. Il fait partie de la quarantaine de séniors venus assister à la conférence de presse de Loïc Prud’homme, inquiets de l’avenir de l’hôpital qu’ils fréquentaient. Le Béglais a déjà vu partir son orthopédiste, une riveraine a dû trouver un nouveau médecin dans une clinique privée pour assurer son suivi… Depuis 2014, les services de l’HIA ferment au compte-goutte : l’ophtalmologie en juillet, la médecine interne l’année suivante puis la cardiologie en 2016, etc. ont été déplacés à Bagatelle. Robert Picqué fermera définitivement ses portes quand la totalité de ses services pourra être accueillie chez son voisin.
Le choix du lieu discuté
« C’est grâce à la Fondation Bagatelle que Robert Picqué maintient son activité », certifie son Président Gabriel, avant d’affirmer deux minutes plus tard : « C’est grâce à la Fondation que la circulation de la Route de Toulouse, abandonnée depuis trop longtemps, va être améliorée. »
On regrette la brièveté de ces explications, et le manque d’informations, relatif aux autres études de prix
Bagatelle se situe sur la partie embourbée de cet axe routier. Aux usagers quotidiens de la Route de Toulouse s’ajouteront les futurs habitants des 243 logements COGEDIM, 200 salariés en plus, et des dizaines de milliers de patients à l’année. Transports doux, ronds-points, piste cyclable, stationnements créés ex nihilo en souterrain… Les acteurs du projet demeurent flous quant à la résolution de ce souci. « Je pense que les malades aussi viendront à vélo, ils mettront leur grand-mère sur le porte-bagage », ironise le député France Insoumise Loïc Prud’homme.
« On se demande comment des ambulances pourront passer dans cet endroit sursaturé, s’inquiète la membre d’Aux Arbres Citoyens Mariannick Quennec. Le temps que les aménagements de voirie soient votés, budgétisés, faits… Alors qu’à l’endroit où se situe Robert Picqué, la circulation est beaucoup plus fluide ! » Pour elle comme les détracteurs du projet, ce regroupement fait sens, s’il ne se déroule pas sur les sept hectares dont dispose Bagatelle, mais 900 mètres plus loin sur la Route de Toulouse, plus fluide, sur les vingt-cinq hectares de Robert Picqué.
« Il n’y a aucune alternative »
À peine assis, quelques fiches devant lui, Emmanuel Sallaberry, maire de Talence, jette un rapide coup d’œil à l’ordinateur puis débute avant que je ne pose une question : « Les seules choses que l’on porte, c’est qu’il est capital pour la métropole de garder cette offre de choix en secteur 1, qu’on doit accompagner, et dire qu’il n’y a aucune alternative », pose-t-il.
L’option villenavaise, étudiée jusqu’en 2015, est refusée par le ministère des Armées. « [Il] nous a dit qu’il ne serait jamais question de construire un nouvel hôpital sur le terrain de Robert Picqué. Et qu’il ne prendrait jamais en charge l’investissement d’un nouvel hôpital », rationalise le président de la MSPB. Le coût de sa réhabilitation a été estimé à 180 millions d’euros, contre la moitié pour Bagatelle. « On regrette la brièveté de ces explications, et le manque d’informations, relatif aux autres études de prix », relève la commissaire-enquêtrice mandatée par le tribunal administratif. Chargée d’évaluer la pertinence de la modification du Plan Local d’Urbanisme (PLU) de la Métropole, elle rend son rapport le 25 juin 2019, émettant un avis défavorable. Pour elle, l’installation sur le terrain de Robert Picqué doit être réévaluée.
L’option villenavaise, étudiée jusqu’en 2015, est refusée par le ministère des Armées. — Photo : Justine Vallée
Son avis n’est pas le seul à passer à la trappe : les registres et pétitions ont, au total, recueilli 2 574 participations et 2086 avis défavorables depuis le lancement du projet, mais aucun décideur ne semble prêt à le réviser. Ni L’ARS ni Robert Picqué n’ont souhaité répondre à nos sollicitations, sortant la carte des élections à venir. « Quand on évoque l’alternative de Robert Picqué pour construire Bahia, on parle du financier comme souci premier », déplore la riveraine Camille, avant qu’Annie, qui l’accompagne, ne complète : « On se fiche du financier quand il s’agit de santé ! Eux, c’est la finance. Nous, c’est le bon sens. »
Pour l’intérêt général ?
Nous sommes le 31 mars 2020, deux semaines après l’instauration du confinement pour lutter contre l’épidémie de coronavirus. L’État a lancé son plan « Résilience » et mobilise l’armée dans le combat sanitaire : Robert Picqué s’apprête à prendre en charge dix patients Covid venus du Grand Est.
Début avril, les discours de défense de l’Hôpital public se multiplient. À contre-courant, le directeur de l’ARS Grand Est soutient qu’il n’est pas question de revoir la suppression de lits et de postes à l’hôpital de Nancy. Le ministre de la Santé réagit : « L’heure viendra de tirer les enseignements de cette crise sans précédent & de refonder notre Hôpital. Tous les plans de réorganisa° (sic) sont évidemment suspendus à la grande consulta° (sic) qui suivra. »
De son côté, le partenariat Bahia s’affirme opérationnel : 117 patients Covid ont déjà été pris en charge par les deux établissements, et 34 lits ont été ouverts sur les deux sites. Le député Loïc Prud’homme nie la version du communiqué : « J’ai eu des retours comme quoi ce ne serait pas si bien passé : le général a été obligé de reprendre possession de surface sur Robert Picqué pour y accueillir lui-même des malades atteints du Covid dans de bonnes conditions. »
L’hôpital Robert Picqué fermera-t-il, malgré son rôle en pandémie ? Début mai, nous n’avons pas la réponse. Le ministère des armées nous affirme que « compte tenu du fait que le SSA est toujours pleinement mobilisé dans la crise Covid, il semble prématuré de répondre ». Mariannick, quant à elle, continue de profiter du parc de Bagatelle pour son heure de sortie quotidienne. « Ça m’a permis de voir que les grues fonctionnent à nouveau depuis une semaine », se désole la riveraine.