En 2017, Chahid a 25 ans, est originaire de Rions et part de Bordeaux pour découvrir l’Asie du Sud. Un périple qui le mène en Birmanie pour venir en aide aux Rohingyas opprimés et emprisonnés. Chahid aussi finira enfermé dans une cage, au cœur d’un temple bouddhiste, pour avoir bravé les autorités birmanes.
« Quelques palmiers en friche nous protègent contre l’orage
Ce soir un vent de force 8 souffle sur les bâches
Décor de Far West à l’ouest du Triangle d’or
C’est l’ancienne Birmanie, pays aux mille pagodes
Petite Nour est un genre d’héroïne rare
Qui mène sa barque d’orpheline chez les Rohingyas
Elle travaille pour un patron, exploitant agricole
Depuis que ses parents sont morts dans la cale d’un boat-people. »
Nous sommes en 2017. Chahid fredonne la musique Enfant du destin de Médine sur le tarmac de l’aéroport de Bordeaux. Il a 25 ans et il est loin d’imaginer qu’en montant dans cet avion, son chemin croisera celui de milliers de « petite Nour ».
Le jeune métis, à la fois campagnard et garçon de la ville, a passé ces cinq dernières années à visiter le monde entier. Il a sillonné l’Europe, la côte ouest des États-Unis et une partie de l’Australie. Il s’apprête à achever son exploration en Asie du Sud pour découvrir la Malaisie.

Chahid arrive seul à Kuala Lumpur, la capitale. Ses yeux en amande brillent devant la beauté de la ville. Il flâne dans les rues et passe ses journées à discuter avec les gens qu’il croise au hasard d’une route, d’une place ou d’un marché. Il fait des dizaines de rencontres enrichissantes. Parmi elles, celles de Rohingyas.
« Aujourd’hui, on compte près de 2 millions de réfugiés là-bas »
Ils prennent le temps de discuter avec lui des conflits entre les Birmans et leur peuple. Au cours de leurs échanges, les Rohingyas confiants arborent fièrement leurs papiers d’identité birmans. Ils expliquent à Chahid que pour eux, en Birmanie, ces documents sont un argument de taille pour rester en vie et limiter les discriminations.
Depuis 1992, la Birmanie a adopté une loi qui rend le peuple des Rohingyas apatride. La raison : leur confession musulmane. La religion bouddhiste représente 90 % de la population birmane et elle y est incontestable. Si quelqu’un s’élève ou se distingue de celle-ci, il est chassé ou tué par l’armée.
Chahid, musulman comme eux, continue de questionner les hommes. Il ne connaît rien à leur histoire. « C’était si loin de la France et de moi, que j’ignorais les barbaries que subissent les réfugiés Rohingyas. Et qui tient les rênes ? Les moines. Ils gèrent l’armée et font régner la loi. Ça non plus, je ne le savais pas… », raconte-t-il.

Peu à peu, il découvre les exactions dont ce peuple est victime en terre birmane : violences physiques et morales, viols, famine… Chahid se documente, apprend et creuse les témoignages qu’on lui rapporte. « La politique utilise le pouvoir religieux à ses fins. Ils considèrent les Rohingyas comme des islamistes radicaux. Pour eux, ce ne sont même pas des êtres humains. Ils diffusent cette propagande partout. Dans les émeutes, l’armée et les Birmans tuent les Rohingyas de sang-froid et découpent les enfants à la machette. »
Curieux, Chahid décide de prendre un vol pour la capitale économique de la Birmanie : Rangoun. Sur place, il recontacte les hommes rencontrés à Kuala Lumpur quelques semaines plus tôt. Ils lui expliquent alors que leurs familles fuient l’État d’Arakan, au nord du pays, pour sauver leur peau et rejoindre au plus vite le Bangladesh.
« Hommes, enfants, femmes… tous doivent traverser la rivière Naf avant d’être battus ou abattus… Au mieux, ils finissent entassés dans des camps à la frontière bangladaise. Aujourd’hui, on compte près de 2 millions de réfugiés là-bas », explique Chahid.
Pris au cœur par l’histoire des Rohingyas, il leur confie qu’il souhaite rejoindre les installations — aussi appelées « abris de fortune » — situées au Bangladesh. « Ils pensaient que c’était trop dangereux. Mais après plusieurs jours à insister, deux hommes d’une association humanitaire birmane clandestine ont décidé de m’y amener. »
Pour accéder aux camps, il faut soudoyer l’armée locale. Les trois hommes paient chaque militaire et s’incrustent à l’arrière d’un camion chargé de sacs de riz. S’en suivent deux jours de route jusqu’aux réfugiés.

Les camions arrivent en pleine nuit et les trois compagnons descendent pour commencer à décharger. Ils découpent les barbelés qui encerclent les abris pour pouvoir passer. « Ça, c’est pour empêcher les prisonniers d’entrer et de sortir de la zone », précise Chahid. Avant de se glisser entre les fils de fer, il se souvient qu’aux portes du camp, une dizaine de vaches et de poules gambadaient librement en pleine nature.
Un contraste saisissant avec les réfugiés entassés et prisonniers du campement. « Là où nous étions, ce n’était pas la plus grande des installations. Mais nous pouvions le qualifier de camp d’exposition. » Un « camp d’exposition » est le premier camp qui figure devant les autres. Une sorte de vitrine derrière laquelle se cachent des dizaines d’autres camps, plus loin. « Plus les campements sont minables, plus ils sont cachés derrière les camps d’exposition. »
« Une balle dans la tête et c’était réglé »
Avec ses deux accompagnateurs, Chahid rejoint les familles de réfugiés pour les servir. Une action jugée illégale, mais pourtant légitime aux yeux de Chahid, affligé par les directives du pays : « On faisait ça la nuit pour ne pas se faire attraper. Il faut savoir qu’il n’y a que trois distributions de denrées alimentaires légales par an. C’est quoi trois ? Rien. Elles sont organisées par le président birman, Win Myint et son armée. »
Ce jour-là, la distribution se déroule sans bavure et Chahid se souvient de tout : « Les gens dormaient à même le sol et dans la boue, car nous étions à proximité d’une rivière. Les abris étaient fabriqués avec les moyens du bord : en bois, bambous tissés et recouverts par des bâches. Il n’y avait que la mosquée qui était bien ficelée avec du bon bois. »

qui tente de les diviser est notre ennemi. » – Photo : Wikimedia
Mais la situation bascule au dernier moment. La tournée terminée, des militaires birmans surgissent dans le camp. Ils quadrillent le secteur et piègent Chahid et ses deux compagnons. Ces derniers, armes braquées sur eux, mettent immédiatement le genou à terre. Les soldats de la Tatmadaw (nom officiel de l’armée birmane) commencent alors à les battre violemment.
La tension est palpable sous l’abri où ils se trouvent, et personne n’ose prononcer un mot. Les trois compagnons sont séparés aux quatre coins d’un abri. « Je pensais à ma mère. Je ne pensais plus qu’à elle. Pour moi, c’était la fin : une balle dans la tête et c’était réglé. »
Au milieu du vacarme, Chahid tente d’instaurer un dialogue en anglais, mais en vain. Dans un moment de lucidité, il brandit son passeport comme bouclier. Tout de suite, l’attitude de l’armée à son égard change.
Les coups s’arrêtent. Les soldats se regardent, s’attardent sur le passeport, puis le jettent au sol. Ils se retournent vers Chahid et lui ordonnent de le ramasser « de suite ».
Les militaires le mettent en isolement jusqu’au lever du jour. Sans aucune information. « Je ne savais pas à quoi m’attendre. J’avais peur, j’avais mal et j’étais épuisé. L’armée attendait les directives de la milice religieuse : ce sont les moines qui décident. »
Prisonnier dans une niche à chien
« Au lever du jour, les soldats nous ont attrapés pour nous jeter dans un camion, direction un monastère. On a roulé pendant longtemps, je ne sais pas jusqu’où. En arrivant, on m’a fait entrer dans une niche à chien où je suis resté emprisonné. » Derrière la grille de la niche, il n’a aucun contact avec le monde extérieur et perd la notion du temps.
Chahid est pris au piège dans ce lieu de culte. « Parfois, les moines me donnaient un petit truc à manger. J’essayais de faire preuve de sang-froid, mais je me sentais faible et j’imaginais tous les scénarios possibles. » Désormais, Chahid et ses deux accompagnateurs sont des otages et leur sort repose entre les mains des moines bouddhistes.

Le temps est long et les pensées s’emmêlent. Ce qui revient le plus dans son esprit : sa mère, la douleur, ce qui risque de lui arriver. Peut-être la libération, peut-être la mort. Au bout de six jours, il est le seul de ses compagnons à voir la fin d’un interminable cauchemar.
« Un matin, les militaires m’ont sorti de la cage et m’ont amené à la gare pour prendre le premier train. Sans rien me dire. Qu’importait la destination, ce qui comptait, c’était que je ne revienne jamais. » Les deux hommes qui ont fait le ravitaillement à ses côtés sont toujours emprisonnés dans le temple. Aujourd’hui, personne ne sait s’ils sont encore en vie.
Sur le quai de la gare, les militaires menacent Chahid. Il comprend clairement ces mots : « On te tue si tu reviens ici. » Il est renvoyé au Bangladesh. « J’ai été libéré parce que j’étais Français. Heureusement que j’ai sorti mon passeport. Ils ne voulaient pas que cette histoire s’ébruite ou qu’elle soit médiatisée. »
Un vécu indélébile
Une fois arrivé au Bangladesh, il se débrouille pour récupérer un téléphone et recherche une association susceptible de l’aider. Il trouve le collectif Hameb qui a aussi une antenne bordelaise. Après une première rencontre, Chahid décide de devenir un membre actif de cette ONG humanitaire et militante qui lutte contre le massacre des Rohingyas en Birmanie.
Aujourd’hui, les membres de l’ONG et Chahid continuent les distributions alimentaires au Bangladesh. En Birmanie, le contexte est plus compliqué. « On essaye d’opérer là où on peut. On a ouvert un orphelinat en Malaisie où nous avons à notre charge quinze enfants réfugiés. Je viens d’en revenir, j’y étais pendant trois mois. »

Chahid n’oubliera jamais ce qu’il a vécu. Il confie : « Je joue avec les enfants au foot. Je vois les hommes remplis de honte, car ils ne peuvent pas aider leurs familles. Je les vois prier tous les jours. Ils patientent avec le sourire. C’est un peuple digne. Après le choc de l’enfermement, il ne me restait que l’envie de changer les choses à ma petite échelle et de continuer à les aider. Ma force mentale s’est développée grâce aux expériences. J’ai appris à ne plus me plaindre et surtout, que notre lieu de naissance ne nous donne pas les mêmes chances à tous. »
Pour lui, impossible de retourner en Birmanie. Les Rohingyas continuent de traverser la frontière entre la Birmanie et le Bangladesh pour fuir la persécution de l’autorité bouddhiste qui les opprime. Chahid ajoute : « Ce serait prendre des risques inutiles d’y retourner. Grâce aux réseaux sociaux, je suis en contact avec des têtes fortes dans les camps de Rohingyas, mais je ne peux rien faire de plus pour le moment. L’État coupe la connexion entre les camps et les grandes villes. Ils contrôlent tout. L’armée passe et brûle les campements. Je ne suis même pas sûr que le camp dans lequel je suis allé existe encore… »