À la suite d’un cancer, Élizabeth a tout perdu : sa situation financière aisée, la maison de retraite qu’elle gérait, son toit. Du jour au lendemain, elle s’est retrouvée dehors. Pendant quatre ans, elle a essayé d’y survivre. Aujourd’hui sortie de la rue elle a décidé d’aider ceux qui, comme elle par le passé, « errent sans vivre ».
Nous rencontrons Elizabeth dans le lieu qu’elle a récemment créé pour accueillir des personnes sans abri. Elle en faisait partie il y a vingt ans. La septuagénaire née au Maroc rejoint son fils en Gironde après son divorce pour ouvrir une maison de retraite, mais la maladie la précipite à la rue. L’ancienne infirmière se fait baptiser « la bourge » auprès de ses acolytes puis « Zezette » quand, une fois sauvée, elle revient les aider. Renommée « Mamie » depuis l’ouverture de sa « maison d’Élizabeth », elle tire des leçons. Du moins ce dont elle se souvient, car depuis son passage à la rue, sa mémoire lointaine lui fait défaut.
Je suis née au Maroc en 1946. J’y ai grandi et appris mon métier d’infirmière avant de partir en Afrique : Nigéria, Arabie Saoudite, Égypte… tous ces pays où, à ce moment, on avait besoin de nous. Je suis revenue en France après mon divorce, dans les années 1980, pour retrouver mon fils qui y faisait ses études.
C’est ma vie de donner et de m’occuper des autres, alors j’ai fait revaloriser mon diplôme d’infirmière pour ouvrir une maison de retraite. Beaucoup de personnes étaient surprises par mes idées dans cet établissement : il y avait déjà des alarmes, deux chambres pour la maladie d’Alzheimer… Avec les grosses traites que je devais payer à la fin du mois, je gérais presque seule cette maison. Je n’avais pas peur de prendre le balai, de nettoyer les toilettes. D’autres infirmières venaient tout de même, mais je m’occupais moi aussi des soins, de la cuisine et du jardin. Entre temps, mon fils a terminé ses études de journalisme et est parti retrouver son père en Afrique.
Un gros emprunt
Une nuit, je me suis sentie très fatiguée et j’ai fait une grosse hémorragie. On m’a diagnostiqué un important cancer des intestins. Cela m’a valu six mois d’hospitalisation avec des rayons et beaucoup d’autres choses sur lesquelles on va passer…
À ce moment-là, certains m’ont enterrée vivante. Comme il fallait bien quelqu’un pour gérer la maison de retraite, ils ont placé quelqu’un. Mais contrairement à moi, ce n’était pas ses finances qui étaient en jeu. Alors, elle s’est accordé un salaire de directrice, elle a embauché un cuisinier et quelqu’un pour être de garde la nuit.
Mes multiples opérations m’ont fatiguée. J’ai perdu mes cheveux, et il m’a bien fallu un an pour m’en remettre… alors un administrateur a été placé. Je lui ai assuré que je pouvais redresser les finances, mais ce monsieur n’a pas daigné m’écouter. La maison de retraite a été vendue sans que je n’aie jamais rien signé en ce sens. L’administrateur m’a mise à la porte, avec mon petit chien Cacao dans les bras. C’était au début des années 1990. J’ai essayé de retourner à l’intérieur de force, et il m’a menacé d’appeler la police. Jamais je n’aurais cru qu’une personne puisse vous jeter à la rue sans aucun remords et en menaçant de vous mettre en prison. Je ne savais plus si c’était la réalité ou si je rêvais.
J’avais en poche l’équivalent de cinquante euros d’aujourd’hui et j’étais encore sous traitement, donc ma tête était un peu vide. Arrivée à Bordeaux, j’ai pensé à aller dormir à la cathédrale, mais la porte était fermée. Je me suis laissé tomber sous le porche. Un monsieur est alors venu pour y dormir et m’a ordonné de lui laisser la place. Comme je n’avais pas encore les mots de la rue, je me suis excusée très poliment, avant de me mettre à pleurer. Il a remarqué que j’étais encore bien habillée et m’a lancé : « Mais t’es une bourge ! » C’est lui qui m’a baptisée comme ça. Dans la rue, on se donne des surnoms. On n’a plus d’identité, plus rien. « Bourge », c’était juste le sobriquet, mais il n’y avait plus rien de « bourge ».
La loi de la rue
Les premiers jours sont les plus difficiles. Après, vous faites votre vie. Ce monsieur, « Le Marseillais », m’a appris à faire la manche, sans quoi je n’aurai pas pu manger. Il m’a appris qu’on ne doit pas dormir la nuit parce que nous sommes des proies. La rue, c’est un engrenage de tout : l’alcool, la drogue, la prostitution, le vol, les armes… Tout ! Il y a le viol aussi… Mais la police s’en fiche, alors on vit avec.
La rue ne nous transforme pas en moins que rien, nous avons des principes. Le respect dirige la rue. Nous partageons l’argent de la manche, nous achetons en commun. Quand certains se tapent dessus, c’est que l’un d’eux a fait quelque chose. Entre nous, nous sommes heureux, malgré ce qu’il arrive. Il y a de mauvaises nuits, mais des belles aussi, où nous nous réunissons pour partager le repas et discuter.
La rue est un suicide collectif.
Pourtant, nous devenons transparents aux yeux des passants, jusqu’à se demander pourquoi nous respirons. Une personne sans abri n’est même plus fichée aux impôts. Les gens nous blâment : « Tu n’as qu’à aller travailler feignante. » Et ça, même la nuit, j’y pense encore. Je n’ai jamais été fainéante de ma vie.
J’aimais beaucoup faire la manche du côté du Palais de justice à Bordeaux. Un petit bar à côté me laissait entrer, donc j’en profitais pour me laver en cinq minutes. Mais en hiver, la priorité, c’est le froid. Quand vous couchez par terre sur des cartons devant des bouches d’aération pour un peu de chaleur, vous croyez que vous pensez à votre propreté… Alors on se trouve des habits, propres ou sales, pourvu qu’ils tiennent chaud.
La rue est un suicide collectif. Quand vous prenez de la drogue, vous savez que le cœur peut lâcher. Boire, c’est pareil. Je ne pouvais pas boire parce je n’étais pas totalement guérie de mon cancer. Tous les soins s’étaient arrêtés, et il m’arrivait de me plier de douleur entre deux voitures.
Moi, j’étais contente quand je me tailladais. J’avais choisi cette drogue, je me disais : « Ça y est, je m’en vais. » Je me trouvais mal, évidemment : je me vidais de mon sang. J’étais heureuse. Dernièrement, lors d’une conférence de presse pour le livre que j’ai écrit, Une ex-SDF, un pompier est venu à côté de moi et m’a rapporté ce qu’on lui disait lorsqu’il était à la caserne : « Il faut encore aller ramasser la petite dame à tel endroit. » Dans l’ambulance, je ne faisais que supplier qu’on me laisse mourir. Manque de chance, je me réveillais à Pellegrin avec mes transfusions et tout le bazar.
Sauvée par une méningite
Je suis sortie de la rue parce que je venais encore de me taillader. Au CHU, des Parisiens en vacances au Cap Ferret sont arrivés parce que leur garçon d’un an, Anthony, avait très mal à la tête. L’infirmière l’a laissé sur le côté. J’ai vu que le petit râlait, la maman pleurait, le papa était affolé, alors j’ai été prise par mon instinct d’infirmière : j’ai mis mes mains sous ses jambes. Et lorsque je les ai soulevées, il a hurlé. Il se paralysait déjà de la colonne vertébrale. Donc j’ai rapporté aux parents qu’il fallait se dépêcher, car leur garçon faisait une méningite. J’en avais l’habitude en Afrique.
Le personnel conseillait de ne pas m’écouter car, en tant que SDF j’étais folle : plus personne ne croyait aux dires de l’infirmière que j’étais. Pourtant, le soir, les parents apprenaient que leur enfant avait une méningite. La maman m’a rejoint dans ma chambre pour me proposer de venir avec eux : « On ne va pas te laisser repartir dans la rue. » J’ai accepté sans réfléchir.
Sous la douche, je me sentais tellement sale que je n’en sortais plus, la nuit, mes fantômes de rue revenaient. Il m’a fallu du temps pour savoir vivre dans une maison à nouveau, coucher dans un bon lit avec un matelas. Le bien-être me faisait peur. Ce n’est qu’une fois habitué que j’aie réappris mon nom. Je m’appelais Élizabeth.
Pendant les sept ans durant lesquels ils m’ont hébergée, ils ne m’ont jamais fait sentir qu’ils m’avaient sortie de la rue. J’étais de la famille. Comme ils avaient un proche qui travaillait à l’hôpital de Villejuif, on a fait ce qu’il fallait pour mon cancer : hospitalisation, examens, trouver un traitement… Autrement, je ne serais pas là aujourd’hui. Puis je me suis fait chouchouter en faisant les magasins ou en mangeant au restaurant avec eux et leurs amis. J’ai mené la même vie qu’eux en devenant la grand-mère d’Anthony.
Zezette à Bordeaux
Finalement, j’ai voulu revenir à Bordeaux. La famille était chagrinée au début, mais m’a aidée à m’installer dans ma petite maison à Ambarres. Je me suis inscrite au RMI, mais n’y suis pas restée plus de trois ans, car à mes 60 ans, ils m’ont basculée à la retraite. Mais mon activité en Afrique ne comptait pas, donc ça ne fait pas grand-chose…
Au bout d’un an, j’ai commencé à m’ennuyer, donc je suis repartie dans la rue pour retrouver mes frères et sœurs de rue que j’avais laissés. Je leur apportais un caddy que je remplissais. Un jour, l’un m’a dit : « Tu ressembles à Zezette du film Le père Noël est une ordure. » Et ils m’ont renommée ainsi. Petit à petit, les gens venaient chez moi me déposer des sacs entiers de linge.
Les années passant, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas les laisser dans la rue : je devais leur offrir une maison. Alors j’ai fait la manche à la mairie. Dans les bureaux, on me voyait toujours en SDF de toute façon. Ce mot-là me colle à la peau. Il a fallu remplir beaucoup de papiers, présenter un énorme dossier, l’expliquer… Puis il y a quatre ans, on m’a appelée pour me dire que les travaux de la maison allaient être faits. Sept ans se sont écoulés avant que je reçoive les clés de ce local. J’avais peur de mourir avant de le voir.
Encore aujourd’hui, je prends de la chimio tous les jours. La fatigue et les effets indésirables sont durs à supporter, mais je crois qu’on ne guérit jamais à 100 %. On est en rémission. On vit avec, tant mieux !
Le premier jour de l’ouverture de la maison, personne n’est venu. Je suis allée les voir dans la rue et j’ai piqué une colère. Ils sont arrivés le lendemain en m’avouant qu’ils avaient eu peur que je laisse ce local être géré par quelqu’un d’autre. L’un d’eux m’a dit : « On ne va plus t’appeler “Zezette”, mais “Mamie”, parce que cet endroit me rappelle quand j’étais chez ma grand-mère. »
Ce sont vraiment mes enfants, mes « petits » de la rue.
Qu’ils m’appellent Zezette ou Mamie. Tant que je peux leur faire oublier un peu ce qu’ils vivent et qu’ils retrouvent un cocon affectif. Chaque jour, ils sont entre quinze et vingt. J’ai beaucoup de « jeunes ». Quand je dis « jeunes », ça va jusqu’à quarante ans. J’en connaissais certains, mais pas tous. Ils arrivent le matin, certains un peu plus tôt que les autres. Ils s’assoient, boivent le café, mangent leur croissant et discutent pendant que je fais la cuisine. Après, on fait les services, puis ils se mettent sur la terrasse avec leur chien.
Il y a une bonne ambiance, on rigole, on dit des bêtises… Ils me racontent ce qu’ils ont fait dans la nuit. Une armoire est pleine de vêtements pour qu’ils se changent. Comme je ne fais plus les maraudes, je leur laisse des bols pour qu’ils aient aussi à manger pour le soir. Ce sont vraiment mes enfants, mes « petits » de la rue. À partir du mois de janvier, on va chercher du travail, des logements. Mon but, c’est de les sortir de là.
Ma plus belle récompense, c’est que tout le monde comprenne que nous avions besoin de maisons telles que celle-ci, même si nous fonctionnons avec des dons et que cela peut être compliqué. À mon époque, il n’y avait pas autant de migrants ni de jeunes sans-abri. Trop de gens sont à la rue maintenant…