16 minutes de lecture
Mardi 10 novembre 2020
par Raphaëlle Rérolle et Clémence POSTIS
Raphaëlle Rérolle
Raphaëlle Rérolle est journaliste auMonde depuis 1986. Elle a travaillé d’abord au service société, puis au Monde des Livres. Elle est actuellement Grand Reporter.
Clémence POSTIS
Journaliste pluri-média Clémence a pigé pour des médias comme NEON Magazine, Ulyces, Le Monde ou encore L'Avis des Bulles. Elle est également podcasteuse culture pour Radiokawa et auteure pour Third Éditions.

À la tête de la librairie indépendante la plus importante de France, ce visionnaire de 67 ans est aussi un patron tout-puissant aux méthodes de management discutables. Un article en co-diffusion avec M le magazine du Monde.

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Revue Far Ouest co-diffuse un sujet avec Le Monde sur la face cachée de l’empire Mollat.

Aborder des sujets sensibles ou des personnes d’influence n’est jamais facile pour un média indépendant.

Nous sommes honoré·e·s et fier·e·s d’avoir pu mener à terme deux ans de travail. Nous saluons chaleureusement Clémence Postis, rédactrice en chef de Far Ouest et co-autrice de ce reportage, et tenons à remercier la rédaction du Monde ainsi que les lecteurs et lectrices qui s’engagent à nos côtés, chaque jour plus nombreux·ses.

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Tout était fin prêt, l’affaire avait même été précédée d’une petite vidéo annonçant le thème de la sauterie : « Prisonnier de l’Empire ». Le 31 octobre 2015, les clients de la librairie Mollat sont invités à participer à un « jeu de piste immersif » (autrement dit, un escape game) autour du film La Guerre des étoiles, de George Lucas.

L’ambiance est joviale, les joueurs se promènent au milieu des piles de livres quand, soudain, Dark Vador surgit dans le magasin bordelais. Mais qui donc s’est caché sous le masque noir du méchant de l’histoire ? Qui a revêtu la cape sombre de ce personnage ambivalent, prototype du bon devenu mauvais ? Les employés présents ne peuvent s’empêcher de sursauter : c’est leur patron, Denis Mollat lui-même.

Mollat, ce sont 110 employés, dont 54 libraires, pour 190 000 références en stock, soit plus de 350 000 volumes.

L’apparition de cet être hybride, « Dark Mollat », déclenche aussitôt des rires nerveux parmi les salariés. Car l’homme ainsi déguisé est le dirigeant d’une entreprise connue dans toute la France, héritier à succès de la plus importante et la plus ancienne librairie indépendante du pays (124 ans d’âge). Pris en vrac, les chiffres sont ébouriffants : 110 employés, dont 54 libraires, pour 190 000 références en stock, soit plus de 350 000 volumes. Chaque année, on y vend presque 2 millions de livres, tirés de 18 kilomètres de rayonnages.

Pour les éditeurs, la maison est un passage obligé de la rentrée littéraire : ses coups de cœur peuvent modifier la trajectoire d’un ouvrage, voire le faire exister, tout simplement. Encore faut-il que les libraires puissent exercer leur métier. Comme pour le précédent confinement, les librairies n’ont pas été considérées par le gouvernement comme des « commerces essentiels ».

Chez Mollat, on s’adapte — livraison à domicile, service au comptoir et click and collect —, mais le patron ne cachait pas son mécontentement au premier jour du confinement lorsqu’il a appris que la Fnac resterait ouverte : « Ça ne va pas du tout. Il y a très longtemps qu’on n’a pas vu quelque chose d’aussi aberrant. »

L’aberration n’a pas duré longtemps. Sous la pression médiatique, la Fnac a annoncé dès le lendemain qu’elle fermait ses rayons livres. Puis le gouvernement a demandé aux supermarchés de faire de même. Quant à Roselyne Bachelot, la ministre de la Culture, elle a obtenu la quasi-gratuité des tarifs postaux pour les libraires indépendants. « La profession a été unie et efficace », se réjouit Denis Mollat.

Notable influent

Sa voix porte d’autant plus qu’il n’est pas seulement un libraire qui compte, il est aussi président du Cercle de la librairie, le syndicat patronal français des industries du livre. Une corporation qui a engagé un véritable bras de fer avec le gouvernement, faisant monter au créneau auteurs et éditeurs pour défendre l’ouverture de librairies déjà mises à mal par le premier confinement.

Le Goncourt a annoncé son report sine die par solidarité, soutenu dans son geste par la plupart des prix remis habituellement en novembre (à l’exception du Femina). Dès le 30 octobre au matin, premier jour de ce deuxième confinement, le journaliste François Busnel a fait circuler une pétition exigeant l’ouverture des librairies. Pour le secteur, l’enjeu est de taille et Mollat ne fait pas exception.

S’intéresser à Denis Mollat, c’est un peu entrer au royaume des ombres. Chacun dit le redouter ou du moins préférer ne pas se le mettre à dos.

Malgré son savoir-faire dans la vente en ligne, la librairie n’avait pas eu d’activité du tout de mi-mars à mi-mai, « pour protéger ses salariés, à une époque où nous ne disposions pas d’outils comme les masques, notamment », explique le patron. Cette fois, le libraire « garde espoir » que les choses changent quand le gouvernement fera un premier bilan après quinze jours de confinement. « Je pense qu’il faut faire appel à la raison, dans le calme et la sérénité », affirme-t-il.

Pourtant, ceux qui le connaissent ne le décrivent pas forcément comme un homme serein. Ou, du moins, pas toujours : ils voient plutôt Denis Mollat comme une sorte de Janus, à la fois généreux et tempétueux, enthousiaste et rancunier. Capable, dit aujourd’hui un vieux Bordelais, de se montrer « tour à tour gentil et horrible ». Difficile, pourtant, d’imaginer Denis Mollat en « croque-mitaine », pour reprendre l’expression d’une libraire. Menaçant, cet homme à la silhouette de bon vivant ? Ce monsieur de 67 ans vêtu d’un costume passé de mode ? ce chef d’entreprise à la voix discrète, presque frêle ? Ce passionné de vins et de nouvelles technologies, grand admirateur de Montaigne ?

L’attitude des Bordelais fournit un élément de réponse : quelles que soient les sphères concernées, aucun n’accepte de témoigner à visage découvert, si ce n’est les personnes mobilisées par Denis Mollat lui-même pour répondre aux questions. En somme, s’intéresser au patron de la librairie Mollat, c’est un peu entrer au royaume des ombres. Pour des raisons très différentes, chacun dit le redouter ou du moins préférer ne pas se le mettre à dos. « Il est puissant », justifie-t-on à Bordeaux, comme si le libraire était une sorte de pieuvre géante. Et Bordeaux, un aquarium où tout le monde peut se cogner à tout le monde, pour peu que les intérêts divergent.

Il est vrai qu’en plus de sa librairie l’homme jongle avec les fonctions honorifiques et les marques de pouvoir. « Il aime les hochets, tout ce qui lui permet d’asseoir son pouvoir », raille l’une de ses connaissances, franc-maçonne comme lui, même si Denis Mollat nie appartenir à l’ordre initiatique (il est en fait affilié à la Grande Loge de France, loge Anglaise 204 de rite écossais). Outre la présidence du Cercle de la librairie, il est vice-président de la chambre de commerce et d’industrie, administrateur du Medef local, président de la société d’économie mixte Bordeaux Métropole Aménagement, mais aussi consul honoraire du Mexique.

Le bras long

Acteur important de la vie locale, Denis Mollat a ce qu’on appelle le bras long. Assez pour obtenir que le tramway s’arrête pile devant la porte de son magasin, par exemple. Ou, a contrario, pour « piquer une énorme colère », selon un observateur, le jour où un marché public lui échappe.

Du temps où Alain Juppé était maire de Bordeaux, les deux hommes étaient réputés s’estimer, voire entretenir des liens amicaux. « Si je cherchais aujourd’hui à Bordeaux (…) le Bordelais avec un grand B, je le trouverais sans aucun doute en la personne de Denis Mollat », écrit Alain Juppé dans son Dictionnaire amoureux de Bordeaux (Plon, 2018).

On ne veut pas se contenter d’amplifier une musique existante, mais créer un son.

Pierre Coutelle, cadre chez Mollat

À défaut d’avoir intégré l’équipe municipale, le libraire y a été représenté par son épouse, Constance. Mais celle-ci, élue sur la liste d’Alain Juppé en 2008, a faussé compagnie au candidat LR lors des dernières municipales pour rejoindre LRM. L’épisode semble avoir refroidi l’ancien maire, qui « n’a pas avalé la pilule, ayant horreur de la déloyauté », raconte une personne de son entourage.

Début septembre, Juppé a d’ailleurs tenu à honorer de sa présence La Machine à lire, principale concurrente de Mollat, avant d’intervenir chez ce dernier. L’affront est inhabituel pour Denis Mollat, qui exige souvent d’être le premier servi quand des écrivains viennent à Bordeaux.

Un auteur, pourtant, ne lui fait jamais défaut. Aussi différents soient-ils, Denis Mollat et le très médiatique Michel Onfray sont liés par ce que l’essayiste décrit sur son site comme un « coup de foudre » amical. Une fois leurs liens scellés autour d’une bouteille de Château d’Yquem, prestigieux sauternes dont Denis Mollat se sert comme d’une arme diplomatique, chacun a été le témoin du deuxième mariage de l’autre.

Par ailleurs, Onfray intervient souvent à la librairie Mollat, où il est mis à toutes les sauces : conférencier, animateur de débats, préfacier… Les occasions ne manquent pas, tant la librairie multiplie les rencontres et les animations. L’essentiel du pouvoir de Denis Mollat, l’origine de sa force et de sa puissance, c’est bien sûr cette entreprise elle-même, qui est à la fois une institution et une forteresse. Derrière ses façades bleu roi, « bleu Mollat », dit-on en ville, des milliers de livres attendent les clients tous les jours de la semaine.

Denis Mollat
À elle seule, la librairie occupe presque un pâté de maisons à Bordeaux — Illustration : Camile Mazaleyrat

Avec ses presque 26 millions de chiffre d’affaires, Mollat assure 1 % des ventes de chaque titre de littérature générale à l’échelle du pays, mais ce pourcentage peut monter jusqu’à 10 % quand les libraires décident de pousser un auteur. « On ne veut pas se contenter d’amplifier une musique existante, mais créer un son », indique Pierre Coutelle, l’un de ses cadres.

Certains titres sont d’ailleurs édités ou coédités par Mollat lui-même. Rares sont les grandes surfaces qui peuvent se flatter d’une telle force de frappe, aucune en tout cas à l’échelle d’un seul magasin. Du reste, les frontières de la ville, voire de la région, sont bien trop étroites pour pareille machine de guerre. « Paris est notre premier bassin de clientèle, explique Denis Mollat, mais nous recevons aussi des commandes de plusieurs pays étrangers. »

Un coup d’avance

À elle seule, la société occupe presque un pâté de maisons, à l’angle des rues Vital-Carles et Porte-Dijeaux. Avec son quasi-hectare en plein centre historique de Bordeaux (2 700 mètres carrés d’espace commercial, plus des étages de bureaux), c’est un véritable empire immobilier, patiemment constitué de père en fils.

La prospérité de Mollat s’est construite sur ces coups de poker que le temps a transformés en coups de génie.

Rien d’ostentatoire, pourtant, dans ce labyrinthe qui vaut de l’or, surtout depuis que le quartier a été rénové. En dehors des locaux accueillant le public, l’entreprise est même étonnamment décrépie. Murs écaillés, peintures grisâtres, éclairages vieillots, mobilier dépareillé, la majeure partie des coulisses paraît avoir échappé à toute velléité de design, y compris le bureau du patron.

Au fond, la famille Mollat perpétue des habitudes bourgeoises qui commandent de ne pas investir dans l’apparence, de ne pas attirer l’attention. Car l’histoire de l’entreprise Mollat, faite de transmission, d’accumulation, d’investissements judicieux, de flair et d’un solide bon sens, est aussi une odyssée bourgeoise qui commence en 1896, avec un fondateur venu des environs d’Aurillac (Cantal). Il s’appelait Albert, il aimait les livres et c’est lui qui décida par la suite de déplacer sa boutique à son emplacement actuel.

À l’époque, déjà, il fallait s’agrandir. Le quartier n’était pas aussi commerçant qu’aujourd’hui, loin de là, mais, chez les Mollat, on ne craint pas de prendre des risques, pourvu qu’ils soient calculés. La prospérité de la maison s’est construite sur ces coups de poker que le temps a transformés en coups de génie.

Illustration de Denis Mollat
Denis Mollat est présenté comme quelqu’un de « puissant » à Bordeaux Illustration : Camille Mazaleyrat

Ce qu’on dit de Denis Mollat — « il a toujours un coup d’avance » — valait déjà pour ses aïeux. William, son père, a ainsi considérablement élargi le périmètre immobilier, rachetant à tour de bras les boutiques alentour. Résultat : la société peut stocker de grandes quantités d’ouvrages, pour satisfaire immédiatement ses clients. Surtout, les comptes ne sont pas alourdis par un loyer, véritable fardeau pour les librairies de centre-ville.

Pratiquant des remises très agressives, jusqu’à 20 %, avant que la loi sur le prix unique de 1981 ne vienne l’interdire, William Mollat a aussi raflé de nombreux marchés publics (bibliothèques, écoles…) et considérablement enrichi le trésor de guerre de l’entreprise. Quand arrive le tour de son fils unique, patatras ! Tout se détraque. Solitaire et introverti, le jeune Denis ne se sent pas la fibre commerçante, en tout cas pas au début.

Dans son bureau plein de matériel high-tech, au milieu des écrans, des fils et des boîtiers, qui contrastent bizarrement avec les tentures fanées, il raconte aujourd’hui comment il a décidé de faire médecine : par goût, mais aussi pour « dire merde » à son père. À vrai dire, il cherchait surtout à s’extraire de l’oppressant cercle familial où, depuis l’enfance, il n’entendait parler que « de livres et de problèmes liés aux livres ».

La main à la caméra

C’était oublier à quel point le patrimoine est un berger puissant, qui finit toujours par rattraper les brebis égarées. « À partir de la cinquième année, raconte l’intéressé, j’ai bien senti les non-dits et les suggestions m’indiquant où se trouvait mon devoir. » Le carabin poursuit son chemin, soutient sa thèse, s’inscrit à l’ordre des médecins, fait imprimer un ordonnancier, mais c’est un baroud d’honneur : son diplôme en poche, il quitte aussitôt la profession.

Mollat a investi dans des tables de montage et de mixage, mais aussi dans un studio ultra-perfectionné. Ses locaux sont encombrés de matériel haut de gamme.

Arrivé dans l’entreprise en 1982, il n’a pas de poste bien défini. À l’époque, se souvient un Bordelais, « William n’avait d’yeux que pour son libraire vedette, Jean Laforgue, un Gascon à la forte personnalité. Pas mal de gens le prenaient pour l’héritier ». Quand on demande à Denis Mollat ce qu’il a fait entre son arrivée et 1990, l’année où il a pris les commandes, il pose un doigt sur sa bouche : « Chut ! Pas grand-chose. » Un libraire se souvient du jeune homme timide qui venait au travail dans la même voiture que son père, lequel avait « fait construire pour son fils une maison juste à côté de la sienne ».

Dans une vidéo de 1983, disponible sur le site de l’INA, on voit Denis Mollat vêtu d’une blouse blanche et parlant d’une petite voix mal assurée. Il évoque les circuits de télévision intérieurs dont la librairie s’est dotée pour diffuser les conférences des auteurs, une idée de William destinée à renforcer le lien avec les lecteurs. Depuis l’enfance, Denis Mollat est un geek, passionné par ce qu’il appelle alors la « révolution audiovisuelle ». Bien avant tout le monde, il comprend que l’avenir est aux nouvelles technologies.

La librairie Mollat, c’est aussi et surtout une saga familiale — Illustration : Camille Mazaleyrat

Un libraire ne pourra bientôt plus se contenter de vendre des livres entre quatre murs. De cela, le père était déjà convaincu, qui avait fait aménager une salle de conférences dans les locaux. Le fils, lui, va profiter de la naissance d’Internet pour amplifier la stratégie. En 2001, il crée l’un des premiers sites de librairie en France, puis lance un tapis de bombes vidéo sur sa chaîne YouTube : dans des séquences de quelques minutes, chaque auteur peut défendre son livre pour tenter de convaincre des lecteurs.

Beaucoup n’ont qu’un faible nombre de vues, mais certaines font exploser le compteur et les éditeurs comprennent vite l’intérêt de cette vitrine. La chaîne en affiche aujourd’hui des milliers, toutes faites maison. Mollat a investi dans des tables de montage et de mixage, mais aussi dans un studio ultra-perfectionné. Ses locaux sont encombrés de matériel haut de gamme. « Il adore les jouets, observe un ancien salarié. Et ça tombe bien : il a tout l’argent qu’il veut pour s’en acheter. » Les libraires employés par Mollat, eux, sont sommés de mettre la main à la caméra.

Un capitaine coriace

Quand il fait ses débuts sur le Web, Denis Mollat dirige déjà l’entreprise depuis onze ans. Que s’est-il passé entre le père et le fils en 1990 ? « Mon père était impulsif, il s’est retiré à la campagne pour s’occuper de son immense potager », raconte Denis Mollat sans s’étendre. Puis, avec une certaine jubilation : « Je me suis retrouvé seul du jour au lendemain. Et je n’ai pas eu peur une seconde. »

Vite, il se dépêche de jeter les blouses blanches par-dessus les moulins, la sienne et celles des employés. Surtout, il s’occupe de faire face à la crise majeure qui s’annonce : Virgin, le rouleau compresseur des biens culturels, a décidé d’implanter un grand magasin à quelques centaines de mètres de la rue Vital-Carles. Locaux chics, offre et horaires étendus, la concurrence promet d’être rude. Pis, les nouveaux venus débauchent Jean Laforgue, le pilier de la librairie. S’étant vu refuser des parts dans le capital de Mollat, il claque la porte et s’en va diriger le mégastore avec plusieurs membres de son équipe.

L’imprudent qui tarde à obéir risque de se faire violemment claquer la porte au nez, « en ayant juste le temps de retirer ses doigts », se souvient l’un d’eux.

Installé dans l’ancien bureau de son père (mort en 2017), Denis Mollat « organise alors la résistance », selon ses mots. Il « saisit un annuaire » et commence par recruter Anne Schenk, de la Fnac de Lyon, une femme énergique dont les méthodes de travail sont aujourd’hui encore en vigueur dans la librairie. Sans perdre une minute, il ouvre aussi un magasin de CD, fait le tour des éditeurs, continue la partie de Monopoly commencée par son père en prenant d’assaut les morceaux manquants de son puzzle immobilier. Ensuite, il attend. Il subit alors une érosion importante de son chiffre d’affaires « mais pendant trois mois seulement », affirme-t-il. Virgin a fermé son magasin bordelais en 2013.

Déjà, en 1985, la Fnac avait fait de l’ombre à Mollat, là aussi, pendant quelques mois seulement. Aujourd’hui, la grande surface est toujours implantée à Bordeaux, mais son rayon livres fait pâle figure. Le capitaine s’est révélé coriace, ses libraires font bien leur métier, la maison semble insubmersible. « Je suis patient pour certaines choses, affirme son propriétaire. Et impatient pour d’autres. » Impatient ? Le mot serait faible, selon certains de ses anciens salariés. D’après eux, Denis Mollat est intolérant à l’ennui et ne « supporte pas le temps long ».

Voire pire : aucun délai n’est toléré entre un ordre et son exécution. L’imprudent qui tarde à obéir risque de se faire violemment claquer la porte au nez, « en ayant juste le temps de retirer ses doigts », se souvient l’un d’eux. Les colères de « Denis », comme l’appellent les libraires (uniquement entre eux), sont légendaires. Jusqu’à « démolir à coups de pied une photocopieuse en panne », se souvient un ancien.

Les employés font bien attention à montrer la photo du patron aux stagiaires, en leur enjoignant de dire bonjour quand il apparaît. « L’une d’elles, qui ne l’avait pas repéré à temps, s’est fait engueuler en public, raconte un témoin. Ensuite, il a fallu l’envoyer travailler derrière, à un endroit où il ne la croiserait plus. » Ce n’est pas « un monstre de management participatif, ironise un Bordelais issu du milieu politique. Pas le genre à qui on tape sur le ventre. »

Démissions en série

Pourtant, Denis Mollat sait se donner de la peine pour se montrer convivial, comme le montre un déjeuner organisé à l’automne avec plusieurs de ses salariés ainsi que sa fille, Mathilde, qui pourrait lui succéder. Devant une table dressée pour dix, les convives attendent debout derrière leurs chaises. « Denis est assez protocolaire », glisseront plus tard deux personnes qui le connaissent bien.

Les mets sont délicieux, le patron a sa propre cuisine au sous-sol de la Station Ausone, son centre de conférences baptisé du nom d’un homme de lettres gallo-romain du Bas-Empire. Fidèle à sa réputation de munificence, le maître de maison n’a pas lésiné sur les grands crus. Il n’est que 13 heures ? Aucun problème : quatre vins se succèdent sur la table, dont un merveilleux Château d’Yquem 1989.

L’« ambiance épouvantable » qui règne dans la boutique serait la raison de cette hémorragie de départs.

Quelque chose cloche cependant. Alors qu’un tel feu d’artifice de boissons alcoolisées devrait favoriser un climat détendu, l’atmosphère est raide, contrainte. Bien sûr, Covid-19 oblige, les invités sont séparés les uns des autres par un bon mètre, mais cette distance n’explique pas tout : aucune blague ne fuse, les salariés paraissent prendre la parole avec précaution, soucieux de ne rien dire qui dépasse. Seule son bras droit, Emmanuelle Robillard, directrice de la librairie, semble intervenir librement.

Chacun, donc, décrit avec un enthousiasme très contrôlé les conditions de travail chez Mollat. Du reste, même ceux qui sont partis fâchés reconnaissent les qualités de l’endroit. D’abord, l’entreprise est généreuse, paie ses employés sur quatorze mois, plus des primes. Pendant le confinement, tout le monde a touché un salaire complet, malgré la fermeture. Très important aussi : les libraires sont entièrement responsables de leurs achats de livres et ne sont jamais pénalisés s’ils se trompent sur des volumes ou des mises en avant. La direction les incite à monter des projets, leurs coups de cœur sont valorisés.

Dans ces conditions, la vie chez Mollat devrait être un véritable paradis. Pourtant, ce n’est visiblement pas le cas : depuis 2016, la maison a enregistré une quantité impressionnante de départs. Dans les comptes officiels de l’entreprise, le nombre de salariés est passé de 143 en 2017 à 105 aujourd’hui. En quatre ans, si l’on en croit deux anciennes libraires, c’est même plus de 75 personnes qui auraient quitté l’entreprise, dont seulement quelques départs à la retraite. La société en embauche d’autres, plus jeunes. La moyenne d’âge des équipes est aujourd’hui de 32 ans.

Denis Mollat multiplie les casquettes — Illustration : Camille Mazaleyrat

«Notre nouveau logiciel nous permet d’économiser de la force de travail», affirme Denis Mollat, en guise d’explication. Non, répondent ceux qui ont accepté de s’exprimer. Selon eux, « l’ambiance épouvantable » qui règne dans la boutique serait la vraie raison de cette hémorragie. Le patron ­lui-même est mis en cause, avec le « cérémonial » des convocations surprises dans son bureau, son caractère lunatique, sa façon de vous encenser, puis de ne plus vous saluer pendant des semaines « ou alors avec le petit doigt », dit une employée. Si Denis Mollat fait peur, il n’est pas le seul à s’attirer les critiques des salariés. Emmanuelle Robillard est aussi très vivement critiquée pour sa gestion du personnel et sa manière, disent les anciens salariés, « de diviser pour régner ».

« Chasse aux sorcières »

C’est en 2016 que la situation s’est brutalement dégradée. Au mois d’août, précisément, quand un nouveau logiciel de gestion est mis en service, juste avant la rentrée littéraire. « Le système n’était pas au point, rien ne fonctionnait, nous étions complètement sous l’eau », se souvient une libraire.

Emmanuelle Robillard, qui avait choisi cette application, a-t-elle fait remonter les difficultés à son patron ? Apparemment pas, disent les salariés, qui finissent par écrire une lettre polie à Denis Mollat, s’inquiétant d’une « situation délétère » et des « pressions morales qui l’accompagnent ». À partir de là, racontent-ils, « c’est devenu la chasse aux sorcières ». Le tandem de direction, disent-ils, était obsédé par l’idée qu’il fallait trouver les meneurs, ceux qui avaient poussé leurs camarades à signer la lettre. Depuis, 24 des 51 signataires ont quitté l’entreprise.

Les anciens de la librairie bleue se voient imposer le silence par leurs nouveaux patrons, qui craignent d’être « blacklistés ».

Peu à peu, chez Mollat, le logiciel a fini par se roder, même si les comptes de la librairie ont enregistré trois exercices négatifs, à cause de ce dysfonctionnement, justifie Denis Mollat. Les relations au sein de l’équipe, elles, ne se seraient jamais remises de cet épisode traumatique, « dont la violence a aggravé des failles existantes, soupire une salariée. On savait qu’on bossait pour des tyrans, mais là, c’était comme découvrir que papa et maman sont fous ».

Les libraires, dont plusieurs ont encore démissionné tout récemment, se plaignent aussi d’avoir subi une énorme charge de travail, à cause des multiples dîners avec les auteurs, mais surtout des fameuses vidéos. « On était devenus esclaves de ces outils. J’avais pris le studio en horreur », dit l’une d’elles.Bien souvent, ceux qui sont partis avaient rêvé de travailler chez Mollat, le saint des saints de la librairie. Aucun ne s’est lancé dans une action aux prud’hommes, car tous ont bénéficié d’une rupture conventionnelle assez avantageuse. Pas question non plus de mettre en cause leur ancien patron publiquement. Denis Mollat a noué des partenariats avec à peu près tout ce que Bordeaux compte d’institutions culturelles ou universitaires.

Les anciens de la librairie bleue se voient imposer le silence par leurs nouveaux patrons, qui craignent d’être « blacklistés ». C’est donc aussi anonymement que la plupart de ces ex-salariés avouent aujourd’hui faire un crochet pour ne pas avoir à passer devant la devanture. De peur de se heurter au « côté obscur de la Force », comme on dit dans La Guerre des étoiles ? Ou tout simplement parce qu’ils regrettent ce qu’ils considèrent comme un terrible gâchis.

Par Raphaëlle Rérolle avec Clémence Postis

Raphaëlle Rérolle
Raphaëlle Rérolle est journaliste auMonde depuis 1986. Elle a travaillé d’abord au service société, puis au Monde des Livres. Elle est actuellement Grand Reporter.
Clémence POSTIS
Journaliste pluri-média Clémence a pigé pour des médias comme NEON Magazine, Ulyces, Le Monde ou encore L'Avis des Bulles. Elle est également podcasteuse culture pour Radiokawa et auteure pour Third Éditions.
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