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Mercredi 15 novembre 2017
par Clémence POSTIS
Clémence POSTIS
Journaliste pluri-média Clémence a pigé pour des médias comme NEON Magazine, Ulyces, Le Monde ou encore L'Avis des Bulles. Elle est également podcasteuse culture pour Radiokawa et auteure pour Third Éditions.

De 1672 à 1837, 508 expéditions négrières financées par des armateurs bordelais déportent plus de 130 000 noirs vers les colonies. Sans le savoir, vous habitez peut-être l’une des 23 rues qui portent le nom d’un négrier.

Près de 170 ans après l’abolition définitive de l’esclavage en France, nombreuses encore sont les rues qui honorent les acteurs du commerce négrier. Si l’on devait faire un décompte de ce mobilier urbain, Bordeaux arriverait en tête du palmarès français, devant Nantes et La Rochelle !

Tout premier port colonial de France, cet « entrepôt de l’Europe » est la ville française qui s’est le plus enrichie grâce à l’esclavage. Ce passé a laissé des traces. Comme des mascarons aux traits africains ornant les façades de certains hôtels particuliers, ou des plaques de rues portant le nom d’armateurs ou de colons.

Le temps d’une ballade, je vous emmène dans les méandres de ce passé peu glorieux de la capitale du Sud-Ouest.

Notre itinéraire commence en amont, sur les quais, près de l’arrêt du tram B Berges-de-la-Garonne : rue Pierre-Baour. Pierre Baour s’installe à Bordeaux au début du 18e siècle. Il débute comme commis à la maison Balguerie. De ce premier emploi va découler toute la prospérité familiale : il rencontre sa future épouse, Antoinette Balguerie, issue de l’une des familles les plus puissantes et riches de Bordeaux. Ce mariage avantageux lui permet de fonder son propre comptoir, Pierre Baour & Cie.

Rue Pierre Baour, Bordeaux

Le commis devenu notable

Ce fils de teinturier passe ainsi de petit commis à négociant bordelais. Il lègue son affaire florissante, une position influente et une fortune confortable à ses deux fils, Pierre II et Jean-Louis. Les deux frères décident de diversifier leur domaine d’activité après la mort de leur père : de 1785 à 1792, Pierre Baour & Cie arme cinq navires pour la Traite négrière, avec des noms aussi chantants que Aimable-Suzette ou Fanny.

Mais la Révolution française calme leurs ardeurs : si on veut conserver sa tête et son train de vie, mieux vaut ne pas trop exposer sa fortune. La maison frôle plusieurs fois la faillite à la fin du XVIIIe et cumule les factures impayées. De quoi refroidir leurs grandes ambitions… Un bateau négrier demande un investissement de départ très important qui n’est rentabilisé que trois ans après le départ du navire. S’il revient… car les naufrages ou les saisies par l’ennemi anglais sont monnaie courante.

Sans oublier la fragilité de la « marchandise » : des êtres humains enchaînés, entassés les uns sur les autres, qui passent des mois en mer au milieu de leurs propres excréments. On estime qu’en moyenne 30 % des esclaves mourraient avant d’avoir atteint les colonies.

Portrait de Jean Louis Baour

Continuons le long des quais. Nous dépassons la Cité du Vin et descendons du tram B à l’arrêt Cours-du-Médoc. Il suffit de longer celui-ci quelques minutes pour atteindre le cours Balguerie-Stuttenberg, baptisé d’après un certain Pierre Balguerie.

À l’aube de 19e siècle, après des années de faste et d’influence, la famille Balguerie est ruinée. Les causes sont sensiblement les mêmes que pour les Baour : la Révolution française, mais aussi et surtout la révolte de Saint-Domingue. Le père de Pierre, Jean-Pierre Balguerie de Blanchon, était négociant, armateur et propriétaire de plantations sur l’île de Saint-Domingue. Cette colonie française des Antilles est particulièrement prospère grâce aux plantations de sucre et de café… et aux esclaves qui les entretiennent à moindres frais.

Cours Balguerie Stuttenberg

Les ambitions avortées des Balgueries

La Révolution française apporte un espoir de liberté et d’égalité aux esclaves et aux affranchis qui réclament le droit d’être les égaux des colons. Négociants, planteurs et affranchis finissent alors par s’affronter. Ces derniers poussent les esclaves à la révolte. Le bain de sang est inévitable lorsque ceux-ci, armés par les planteurs pour intimider les affranchis, se retournent contre leurs maîtres. La nuit du 22 au 23 août 1791, l’insurrection commence : des centaines de sucreries et de caféières sont détruites et autant de blancs massacrés.

Au fil du temps, la révolte s’organise avec, à sa tête, le fameux Toussaint-Louverture. En 1801, l’indépendance de Saint-Domingue est déclarée : l’île devient Haïti. À Bordeaux, la branche des Balguerie, qui avait des plantations à Saint-Domingue, se retrouve ruinée.

Portrait de M. Balguerie-Stuttenberg

Pierre Balguerie entre à vingt ans en apprentissage chez un vendeur de toile, un train de vie et un quotidien bien différent de celui de son enfance. Il n’a peut-être pas hérité des plantations familiales, mais il a le sens des affaires. Un mariage fructueux avec Sophie-Suzanne Stuttenberg, fille d’un négociant en vin de Lubek, lui vaut le nom de Balguerie-Stuttenberg et une fortune confortable.

Grâce à celle-ci, il lance un commerce prospère de toile et de vin, et arme des navires qui naviguent sur toutes les mers du globe. Par goût du risque, par défi ou encore pour se venger des esclaves révoltés de Saint-Domingue, il se lance dans la Traite. Il fonde, avec le baron Sarget de la Fontaine, la maison Balguerie, Sarget & Cie et fait armer l’Africain.

L’argent est dépensé, le bateau armé, le commissaire principal de la Marine prévenu… Mais voilà que Napoléon Bonaparte reprend le pouvoir et, le 29 mars, pour calmer les ardeurs anglaises, il abolit la Traite et interdit l’introduction d’esclaves dans les colonies françaises. Napoléon défait à Waterloo, Louis XVIII lui succède… et maintient l’interdiction de la Traite négrière.

Pierre et ses associés ont beau multiplier les lettres de réclamations, l’Africain reste à quai. Cela n’empêchera pas Balguerie-Stuttenberg de prospérer à Bordeaux dans le commerce du vin et de la toile ni d’autres navires négriers de continuer la Traite jusqu’en 1837, en toute illégalité.

Les vestiges du centre-ville

Le passé négrier de Bordeaux n’est pas cantonné à quelques quartiers éloignés du centre touristique. Il émaille le centre-ville de manifestations presque invisibles.

Reprenons le tram B aux Chartrons. Deux arrêts plus loin, nous sommes en plein centre de Bordeaux, au Grand-Théâtre. Une petite rue, étroite et discrète, longe les Galeries Lafayette : la rue Saige. Cette famille a marqué l’histoire de Bordeaux sur trois générations, avant de disparaître dans la purge de la Révolution.

Rue Saige

Tout commence au XVIIe siècle avec François Saige, lequel débarque de Bazas pour s’installer à Bordeaux où il devient un marchand très actif et un constructeur de bateaux aux Chartrons, sous l’égide de Colbert. Son fils Jean reprend le flambeau paternel, finit par devenir négociant à son tour et décide d’investir dans le commerce triangulaire. Il finance, après un emprunt conséquent, quelques expéditions négrières.

Il est le propriétaire et l’armateur de 1/6 e du navire le Glorieux qui part, en 1688, récupérer les esclaves sur les côtes de l’Angole (un territoire qui correspond actuellement à l’Angola et au Congo) pour les porter aux îles de Cayenne et Saint-Domingue. Un investissement risqué, mais fructueux, car Jean Saige devient un notable et fonde même la Chambre de Commerce de Bordeaux, dont il est l’un des cinq directeurs. Le fils de Jean, Guillaume-Joseph, reprend les affaires familiales et l’armement de bateaux négriers. En 1740 et 1741, il expédie le Lion et le Bourbon.

Il est anobli alors qu’il obtient l’office de secrétaire du roi, même s’il ne gagnera jamais le respect de ses pairs de noblesse plus ancienne. Et sa lignée ne survivra pas assez longtemps pour faire oublier la fraicheur de sa particule.

Traversée danse des nègres, auteur anonyme, vers 1830. Collection Musée d’Aquitaine

Si c’est avec Guillaume-Joseph que s’arrêtent les expéditions négrières familiales, c’est son fils, François-Armand de Saige, qui donne son nom à la rue Saige. Élu maire de la Ville à trois reprises, il ne cache pas sa sympathie pour les révolutionnaires. Ce qui ne l’empêche pas de finir guillotiné en 1793 sur la place Nationale (aujourd’hui Gambetta).

Les badauds s’y arrêtent aujourd’hui manger des glaces dans l’herbe sans penser qu’à leurs pieds a coulé pendant des années le sang des victimes de la Terreur.

Nous redescendons tranquillement vers le cours de l’Intendance. Au milieu des familles en vacances, nous admirons l’architecture de cette ville prospère : gardons à l’esprit qu’une partie de cette beauté puise ses racines dans un obscur passé.

Ce premier épisode de notre feuilleton « Les Embarqués » a été réalisé en partenariat avec la revue du Festin. Il s’agit d’un extrait de l’ouvrage « Bordeaux, 24 heures dans une ville ». Si cet épisode vous a plu, vous pouvez commander l’intégralité de ce hors série papier sur la boutique du Festin.

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Clémence POSTIS
Journaliste pluri-média Clémence a pigé pour des médias comme NEON Magazine, Ulyces, Le Monde ou encore L'Avis des Bulles. Elle est également podcasteuse culture pour Radiokawa et auteure pour Third Éditions.
Retrouvez cet article dans le feuilleton :

Les Embarqués

Bordeaux : Rue(s) des négriers

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