La pandémie et le confinement qui en a découlé ont conduit beaucoup de professionnels à se tourner vers leur assurance, espérant voir leur perte d’exploitation être en partie prise en charge. En vain, le plus souvent, le secteur se réfugiant derrière des clauses d’exclusion. Une habitude, semble-t-il, bien plus qu’un comportement exceptionnel en cette période si particulière…
Photo de couverture : Markus Spiske
S’il est une chose que l’on ne peut pas reprocher à l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), c’est d’être un repaire de trotskistes enragés. La vénérable institution, intégrée à la Banque de France, fait généralement preuve d’une réserve toute diplomatique et ses sanctions sont pour le moins mesurées.
En 2016, le « gendarme de l’assurance » n’avait ainsi délesté les fraudeurs que de 6,5 millions d’euros, une demi-paille pour un secteur qui avait généré, la même année, 208 milliards de cotisations. Certes, d’autres amendes ensuite -10 millions à BNP Paribas en 2017, 50 millions à la Banque Postale en 2018, par exemple — avaient illustré une sévérité légèrement accrue. Mais voir l’ACPR, début mai, annoncer ouvrir une enquête sur les assureurs qui refusent d’indemniser leurs clients pour les pertes subies durant le confinement est tout de même un petit événement. Et pourrait aboutir, éventuellement, à un dédommagement de certains assurés, qui en seront avertis en juillet.
« Les contrats sont bien verrouillés »
Qu’elle débouche ou non sur des résultats concrets, cette démarche est en tout cas significative du retentissement que trouve actuellement le désarroi de nombre de professionnels. « Entre avril et octobre, tous mes week-ends sont généralement pris », explique Marion, photographe de mariage à Bordeaux. « Là, tout a été décommandé en avril, mai et même juin. Et pour juillet et août, les annulations commencent à arriver », constate, dépitée, la jeune femme. « Bien sûr, les mariages seront reportés, mais à des moments où j’aurai déjà d’autres engagements. Le chiffre d’affaires de ces mois-là ne sera jamais rattrapé. »
Ayant souscrit une garantie perte d’exploitation, la photographe s’est tournée, dès le début du confinement, vers son assurance. « Et on m’a expliqué que je n’avais droit à rien, n’ayant pas subi de dommages matériels. » Un refrain servi à presque tous les professionnels, à commencer par ceux qui en ont le plus besoin, dont les restaurateurs. Avec, parfois, des mésaventures particulièrement cruelles, comme pour Tanguy Laviale, le chef étoilé de Garopapilles, à Bordeaux.
Dans un premier temps, lui aussi s’est vu opposer un refus d’indemnisation de la part de son assureur. « Et quelques jours plus tard, il m’a rappelé en expliquant qu’il allait “faire un geste” et rembourser en partie mon manque à gagner », détaille le jeune chef. « J’ai dû rassembler de multiples documents, consacrer beaucoup de temps au montage du dossier, que j’ai envoyé rapidement. » En vain : l’assureur le recontacte pour lui dire que finalement, au regard du nombre de clients concernés, il lui reviendrait trop cher de les indemniser.
Anecdote surréaliste, dont transpire un manque de considération et de respect que constatent beaucoup de professionnels en ce moment. « La discussion n’a même pas été possible », regrette le chef rochelais Christopher Coutanceau, fraichement distingué par trois étoiles au Michelin. « Le seul fait de donner les denrées que nous avions, pour ne pas les jeter, représente un préjudice de 10 000 euros, auxquels s’ajoute la perte d’exploitation de nos deux restaurants. Mais l’assurance n’a rien voulu entendre, jouant sur les mots, les clauses, pour nous expliquer pourquoi nous n’avions droit à aucune indemnisation. »
« La plupart de mes clients professionnels se renseignent sur ce point », reconnait Me Marine Gautreau, avocate bordelaise qui intervient en droit des assurances. « Mais leurs contrats sont souvent bien verrouillés : dans la plupart, la garantie perte d’exploitation permet de couvrir une perte consécutive à un dommage matériel. Or, dans le cas d’une pandémie, les assurés n’ont pas subi de dommages matériels », observe l’avocate, qui espère une « réflexion générale » sur la possibilité de garantie d’une perte d’exploitation qui ne résulterait pas de la survenance d’un dommage matériel.
L’idée revient d’ailleurs avec d’autant plus d’acuité que certains assureurs-CIC, Crédit Agricole, Crédit Mutuel — ont annoncé « faire un geste » en indemnisant tous ceux de leurs clients qui avaient souscrit une garantie perte d’exploitation, bien que la pandémie ne les y oblige pas, en théorie. Une générosité qui pourrait être liée au fait que la garantie perte d’exploitation étant sujette à interprétation, ces assureurs auraient simplement appliqué ce à quoi ils auraient de toute façon été contraints, tout en s’offrant au passage une belle opération de communication.
« Un tournant en 2008 »
L’ACPR, encore, a aussi des doutes sur ce geste et vient d’ouvrir une enquête, soupçonnant un coup marketing de trois banques dont l’assurance n’est pas le cœur de métier. « En conséquence, leur portefeuille d’assurés est relativement limité, ce qui rend ce positionnement plus facile », analyse Emmanuel Boddaert. Entré dans le secteur des assurances il y a 22 ans, comme gestionnaire, cet Orléanais s’est mis à son compte en 2012. « Quand j’ai débuté, il y avait un mot d’ordre dans l’assurance : l’empathie. Il fallait comprendre le client, se mettre à sa place et essayer de chercher les meilleures solutions pour lui. »
Pour cet expert, tout a changé entre 2008 et 2011, au moment de l’effondrement des bourses. « Jusque là, les milliards de cotisations perçus tous les ans étaient placés sur les marchés financiers et rapportaient des fortunes, donc le coût des sinistres n’était pas scruté à la loupe. Son incidence était moindre. Depuis le krach boursier, les marchés financiers rapportent beaucoup moins et la vigilance est maximale. Elle aboutit à ce que je n’hésite pas à qualifier de maltraitance envers les clients. »
Une astérisque ici, une clause cachée là, nombre d’assureurs tentent d’échapper à une indemnisation pourtant légitime, avec la complicité des experts, selon Emmanuel Boddaert. Ces derniers « sont censés être indépendants, mais ne le sont que sur le papier. Ils répondent à des appels d’offres et ce sont les moins-disants qui sont sélectionnés : pour un dégât des eaux, ils ne doivent pas dépasser un certain seuil, par exemple. Si le coût moyen a été dépassé sur une période donnée, les assurés suivants vont voir leurs dégâts être minimisés. Et au deuxième sinistre, ils vont se faire congédier comme des malpropres. Et retrouver une assurance après avoir été résilié… »
Depuis sept ans et demi, Emmanuel Boddaert assiste particuliers et professionnels qui ont un conflit avec leur assurance, expliquant se rémunérer uniquement s’il parvient à obtenir gain de cause. Son téléphone sonne en permanence : la situation actuelle met en lumière les graves dysfonctionnements liés à la question des assurances, mais ils ne sont pas nés avec elle.
« C’est un révélateur d’une crise profonde, qui n’épargne ni les assureurs traditionnels, ni les mutuelles, ni les banques assurances. Et contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, c’est souvent avec les mutuelles que l’on rencontre le plus de problèmes. Aujourd’hui, il ne faut faire confiance d’emblée à aucune assurance, et considérer que ce que l’assureur ou l’expert dit est contestable dans 90 % des cas. C’est notamment vrai en ce moment, en ce qui concerne la pandémie. Annoncer que la perte d’exploitation n’est pas couverte, c’est le plus souvent un mensonge… », assure Emmanuel Boddaert.
Cette rupture de confiance entre les assureurs et leurs clients, Loïc Prud’homme ne peut que la constater, lui aussi. Le député France Insoumise de la troisième circonscription de Gironde vient de déposer une proposition de loi pour que l’état de catastrophe naturelle soit reconnu automatiquement en cas de pandémie, favorisant ainsi les indemnisations de la part des assurances.
« Elles sont assises sur un tas d’or ! 210 milliards par an de chiffre d’affaires, 41 milliards de solde positif, soit la différence entre les primes encaissées et ce qui est versé pour les sinistres, des fonds propres éligibles au capital de solvabilité requis de 313 milliards d’euros… Ils ont les fonds, et c’est même le patron du Crédit Mutuel qui l’a dit publiquement l’autre jour. En fait, cette crise rappelle que les assureurs ont perdu l’essence même de leur métier. Ce ne sont plus que des machines bonnes à prendre du cash, et à se faire réassurer par l’État quand les risques sont trop élevés. »
« Dernier rempart contre l’anéantissement »
« C’est ce qui est le plus terrible », corrobore Emmanuel Boddaert. « L’assurance, ce devrait être le dernier rempart pour une personne morale ou un particulier contre l’anéantissement de ses biens. Or elle est là pour gagner de l’argent, pas pour faire fructifier ou préserver votre patrimoine. On devrait pouvoir lui faire confiance au moment où on en a le plus besoin, mais c’est impossible. »
Être « lâché » par son assureur au moment où l’on compte sur lui, c’est une expérience qu’ont vécue beaucoup de Français. Mais pour certains d’entre eux, elle a eu lieu dans des circonstances particulièrement éprouvantes. C’est le cas d’Anne Decré : le vendredi 13 janvier 2012, cette Bouscataise était à bord du Costa Concordia lorsqu’il a fait naufrage au large de l’ile de Giglio, en Italie, causant la mort de 32 personnes.
« Nous avions à peine mis le pied sur la terre ferme lorsque j’ai commencé à collecter les adresses mail des autres passagers français », se souvient-elle. « J’avais eu affaire aux assurances lors d’un incendie, et je me doutais que ce serait compliqué. » Le pressentiment est bon : plus de 200 victimes de ce naufrage refusent collectivement les 11 000 euros d’indemnité initialement proposés par les assurances et finissent par obtenir bien davantage. « C’était une question de principe, nous rejetions l’idée d’une même indemnisation pour tous, qui aurait pu faire jurisprudence en France. Nous voulions un droit individuel à la reconnaissance de la situation de chacun. »
Mais là encore, de longs mois de bras de fer ont été nécessaires. « Il a fallu justifier de tout, tout le temps, les médecins d’assurance ont remis en cause notre mal-être, on nous a demandé des factures pour des bijoux venant d’une grand-mère… Là où on aurait pu espérer de l’empathie, nous n’avons vu que des gens prêts à nous mettre la tête sous l’eau, et j’assume l’expression », conclut Anne Decré, qui évoque elle aussi une « maltraitance ».
Qu’est-ce qui, dès lors, pourrait permettre de moraliser le secteur, le faire revenir à sa vocation première, et ainsi renouer le lien rompu avec beaucoup d’assurés ? « Franchement, quand je vois le groupe de travail mis en place par l’État pour réfléchir à un fonds visant à couvrir les futures pandémies, je ne suis pas optimiste », poursuit Loïc Prud’homme. « Il n’a réuni aucun représentant d’assurés, mais des émissaires du MEDEF, de la fédération française des assurances… La seule solution pourrait venir des clients eux-mêmes, qui s’aperçoivent qu’ils ne peuvent pas compter sur leurs assureurs et en changent. »
Mais vers qui se tourner ? « Les seuls nouveaux modèles qui émergent sont des startups cherchant des solutions pour faciliter la gestion et éliminer les intervenants humains », et non pour changer de paradigme, explique Emmanuel Boddaert. « Je suis donc tout aussi pessimiste. Le système me parait bloqué, et les assureurs font en sorte qu’il le reste, y compris en faisant pression sur les médias. Il n’est ainsi pas rare que je sois interviewé et que mes critiques n’apparaissent pas dans l’article final parce qu’elles ne plaisent pas à un annonceur. »
Sans réforme profonde, quel avenir pour les assurés ? « Parmi les restaurateurs, il y aura une sacrée casse si aucune indemnité n’est versée », anticipe Christopher Coutanceau. « Plus globalement, et à long terme, les laissés pour compte vont être nombreux », prévient Emmanuel Boddaert. « On voit de plus en plus de ménages avoir du mal à joindre les deux bouts. Que font-ils quand ils doivent choisir entre manger et s’assurer, et surtout lorsqu’ils savent que leur assurance ne leur servira à rien ? Ne plus avoir d’assurance, c’est le premier pas vers la précarisation. »
Dans le fameux — et déjà galvaudé — « monde d’après », qui parait parti pour être traversé par des questionnements fondamentaux, y aura-t-il une place pour des assureurs éthiques ? Ce secteur, à l’instar de bien d’autres, verra-t-il apparaitre des acteurs réellement militants, au-delà des slogans et des phrases marketing ? À l’heure actuelle, rien ne semble l’indiquer. Et cela n’est pas vraiment une bonne nouvelle.