Urmondzhon Sufiev est journaliste indépendant. Ses enquêtes sur la corruption qui gangrène son pays, le Tadjikistan, l’ont placé dans l’œil du cyclone : c’est contraint et forcé qu’il a dû prendre le chemin de l’exil avec sa femme et trois de leurs enfants. Leurs années de route les ont menés sur les bords de la Garonne, où ils rêvent de stabilité. Mais le sort les rattrape : règlement Dublin oblige, ils risquent d’être renvoyés en Lettonie, pays par lequel ils ont transité, et qui entretient des relations cordiales avec le Tadjikistan.
« Quand je compare ce qu’a fait le Tadjikistan pour moi avec ce qu’a fait la France… Je comprends que j’ai deux terres maternelles. » Drapé dans un trench beige, Urmondzhon Sufiev reste pensif. Son sourire est ponctué de hochements de tête lorsqu’il comprend certains mots français. Au Tadjikistan, ce symbole de la presse indépendante avait fondé en 2007 le groupe Ozodagon — « libre » en français, qui regroupait journal, radio et site internet. En France, la famille tadjike a peu de droits du fait de son statut de « dublinée » : le premier État par lequel ils sont entrés dans l’Union européenne est responsable de leur demande d’asile — la Lettonie dans leur cas.
Lorsque Urmondzhon évoque les raisons qui l’ont poussé à fuir son pays avec sa femme Zulkhomor et leurs trois enfants, son explication est sans détour : « j’y suis vu comme un ennemi ». D’un français balbutiant, mais compréhensible, Nekfar, 17 ans, joue le traducteur lors de cette première rencontre. Avec Bobosufi, l’aîné de la fratrie, les trois hommes reconstituent avec une pointe d’émotion le récit de ces années en exil. Après leur établissement à Bordeaux depuis près d’un an, ils se demandent qui les aidera si « le pays de la liberté » ne le fait pas.
Un comité de soutien s’est créé dans le lycée de Nekfar « parce que dans la classe, c’était le premier directement menacé avec sa famille ». Jean-Louis Mouquet, professeur de théâtre du lycéen, s’attriste de sa situation, quand il ne s’étonne pas du niveau de français acquis par son élève. « Quand on voit comment ils parlent de la France, cet amour, cette admiration… Dublin entrave tout cela. On ne peut pas faire plus francophiles qu’eux. » Cette volonté de se réfugier dans ce que la famille tadjike appelle le « pays de la liberté » coïncide avec ce qu’elle a toujours défendu : la liberté d’expression.
L’instabilité plutôt que l’insécurité
Depuis la publication d’enquêtes sur la corruption du gouvernement tadjik sur Ozodagon, Urmondzhon est considéré comme terroriste. Dans son pays, la presse est muselée depuis 2013, des entraves qui ont favorisé la réélection à la présidence de la République de Emomalii Rahmon (il en est à la tête du pays depuis 1992, et a été réélu quatre fois depuis). Intronisé « leader de la nation » fin 2015, il mène une politique répressive envers ceux qui ne répandent pas sa parole. De la 116e place (sur 180) au classement de la liberté de la presse, le Tadjikistan tombe à la 150e l’année suivante. En 2017, c’était la fin de Nigoh, « un des très rares journaux indépendants dans le pays », déplore Johann Bihr, ancien responsable des pays de l’Est et d’Asie centrale à Reporters sans Frontières (RSF).
« Un jour, ils peuvent venir, te prendre et personne ne le saura », s’inquiète Bobosufi. L’aîné, qui se destinait à la diplomatie, et Zevarbonu, sa sœur diplômée de journalisme international, ont aussi souffert de la censure de leur université. Pendant les deux premières années de cavale de leur père, le gouvernement épiait chaque geste de la famille ; d’où leur décision de fuir tous ensemble.
« Urmondzhon Sufiev a fait énormément pour la liberté de la presse dans son pays. Il a fini par le quitter quand il n’avait vraiment plus le choix », témoigne celui qui suit les Sufiev à RSF depuis 2017. Le patron d’Ozodagon a fui son pays en 2015 pour traverser le Kirghizstan, le Kazakhstan puis gagner la Russie, où sa famille l’a rejoint pour plusieurs mois. RSF aide la famille à gagner l’Europe par la Lettonie, à l’exception d’un de leur fils resté étudier en Russie. Menacée dans le pays balte, la famille tadjike a alors traversé l’Europe pour rejoindre la France.
Pour Johann Bihr, cette destination n’a pas été choisie au hasard : « Urmondzhon Sufiev et sa famille se reconnaissent dans les principes des droits de l’homme. Il les a défendus tout au long de sa vie, en première ligne et en prenant tous les risques. » Les Tadjiks ne connaissaient pas Bordeaux, mais s’y sont rendus pour s’éloigner le plus possible de leur gouvernement.
La vie de « dublinés »
En France, Urmondzhon, Zulkhomor et leurs enfants sont des « dublinés » : la prise en charge de leur demande d’asile revient au premier pays par lequel ils sont entrés dans l’Union européenne. Ils ne peuvent donc pas demander l’asile en France. Depuis 2013, ce règlement Dublin III « fonctionne de façon à éviter “l’asylum shopping” », explique la juriste et docteure Marion Blondel. « Il s’agit du fait de demander l’asile dans un État européen et d’aller en voir un autre si cela ne fonctionne pas », poursuit-elle. Dès 2016, le nombre de personnes concernées par cette procédure explose : la Cimade en recense 6 000 en 2014, 12 000 l’année suivante et 45 000 en 2018. Le rapport de cette association d’aide aux migrants explique qu’« au mois de juillet 2016, le ministre de l’Intérieur a diffusé en catimini une circulaire demandant aux préfets d’appliquer le règlement avec rigueur, c’est-à-dire d’expulser plus rapidement vers le pays responsable. »
Le verdict du tribunal tombe en novembre : la Lettonie s’estime compétente pour trancher sur la demande d’asiles de la famille Sufiev. Les liens étroits qu’entretiennent ce pays et le Tadjikistan les poussent à faire appel. En quatre ans de fuite entre les différents pays de l’ex-URSS, Urmondzhon a toujours été traqué par des personnes proches du gouvernement tadjik. Mais pour Marion Blondel, le règlement laisse peu de libertés aux juges. « Pour contester le transfert vers la Lettonie, la personne devra prouver de mauvais traitements ou de mauvaises conditions d’accueil des réfugiés dans ce pays. »
Le 115, que la famille appelait chaque jour, leur répondait ne pas avoir de toit à leur proposer. « Pour être pris en charge, encore faut-il être demandeur d’asile », se désole la juriste. Elle poursuit : « L’État ne s’estime pas responsable de la prise en charge des dublinés. » Le ton de Nekfar se ternit quand il évoque ce vide juridique : « Au troisième mois, on nous a avoué : “Vous êtes dans le processus Dublin, on ne doit pas vous trouver de logement”. » La famille avait alors sa routine : dormir sous un porche aux Chartrons à l’aube, parcourir la ville en tramway le jour, et déambuler la nuit. Le cadet ironise : « Ces mois ont été difficiles, mais bénéfiques, car maintenant on connaît beaucoup d’endroits à Bordeaux. »
Une « petite vie secrète »
La hernie discale d’Urmondzhon sort la famille de la rue après cinq mois d’errance, grâce à la prescription d’un médecin. Elle loge aujourd’hui dans un ancien Ehpad, au cœur des Chartrons. Depuis septembre, les cinq Tadjiks occupent ce dortoir de deux chambres, cuisine et salle d’eau. Les lits font office de canapé et ils s’empressent de sortir les chaises de la cuisine pour recevoir leurs invités. De retour dans le secteur dans lequel il dormait lorsqu’il était à la rue, Nekfar s’enthousiasme : « C’est le destin parce que c’est notre quartier préféré, et on y habite maintenant ! »
Quand je suis arrivé en France, toutes les personnes que j’ai rencontrées essayaient de parler avec moi, de m’aider.
Ici, le gardien veille à ce que personne n’entre sans raison. Au premier étage, les odeurs de curry se démarquent des émanations de plats divers et des voix peu intelligibles traversent les couloirs vides. Depuis l’an dernier, l’association France Horizon y loge des personnes de nationalités variées. Mais la famille n’a que peu de contacts avec ses voisins, ayant gardé les habitudes d’une « petite vie secrète », comme s’en attriste Bobosufi. L’aîné explique qu’ils sont presque considérés comme des délinquants : « Tous les lundis, nous devons nous rendre à l’Hôtel de Police. C’est vraiment stressant. Pendant trois jours, du samedi au lundi, nous pensons qu’ils vont nous expulser. » La Cimade alerte également sur le fait que « les places qui leur sont proposées […] sont de plus en plus des centres d’assignation à résidence ». Seul Nekfar dépasse quotidiennement le supermarché et le commissariat : depuis avril, le cadet étudie au lycée Magendie.
Rien ne traîne dans la chambre principale. Seule une ardoise au milieu du mur décore cette pièce impersonnelle. L’armoire où sont regroupées leurs affaires, dans la chambre parentale, ne laisse rien dépasser. Même la cuisine paraît spacieuse tant elle est vide. Et Nekfar de s’en excuser : « Désolé de ne rien pouvoir vous offrir. » La famille trouve le temps long, mais ne s’en plaint pas : « On n’a rien à faire, sauf des courses parfois. On est occupés à apprendre le français. C’est la priorité pour nous. »
Rêver en français
En contact régulier avec des réfugiés, Marion Blondel observe que « leur premier souhait est de parler français. Pour les francophones, c’est travailler. L’objectif, c’est tout de suite l’insertion. » Régulièrement, la famille s’installe autour de l’ardoise pour assister à un cours de français donné par Nekfar. « Je prends un thème culturel : saluer des personnes, faire la bise… Je veux qu’ils connaissent ça avec le mot français. Ou je fais mes devoirs avec eux. » Le professeur improvisé ne prononçait pas un mot de la langue de Molière en avril. « Je me sentais un peu mal parce que beaucoup de personnes au lycée parlaient français. C’est peut-être pour ça que j’ai commencé à l’apprendre seul pendant les vacances d’été. » Le bon niveau qu’il a acquis lui permet de se vanter : « Ma sœur le parlait la première, maintenant je parle mieux qu’elle ! »
« Avant d’arriver ici, j’écoutais de la musique française. Stromae, Indila, Alizée, j’adore », explique Bobosufi. Ces goûts musicaux pop contrastent avec leur bibliothèque plus classique : Victor Hugo, Alexandre Dumas, Louis Aragon… « Mon préféré, pour l’instant, c’est lui », s’amuse Nekfar en pointant le Larousse « anti-fautes de grammaire ». Ce penchant pour ces romans leur vient de leur père, explique l’aîné : « Jules Verne, j’ai lu beaucoup de ses livres : Le tour du monde en 80 jours, vingt mille lieues sous les mers… Maintenant, on peut lire ce qu’on lisait quand on était jeunes, mais dans la langue originale. »
Le quinquagénaire qui a baigné dans les contes de Saint-Exupéry ou l’absurdité d’Albert Camus apprécie aussi les vers d’Apollinaire, comme son fils : « Je commence à lire le français, mais la langue littéraire est différente. » En Russie, Nekfar a participé à un recueil de poèmes qu’il n’a pas pu emporter avec lui. Il souhaite en publier un bilingue français-russe. Si son niveau de français lui empêche de se passer de Google Traduction, le jeune poète s’essaie à l’écriture de poèmes francophones. « Mais ce n’est pas très bon, je crois. C’est juste quelques lignes », ajoute-t-il gêné.
Dans ces quelques vers, Nekfar se dit « prêt à vendre son âme au diable » pour remercier ceux qui les ont soutenus depuis leur arrivée à Bordeaux. « Quand j’habitais en Russie, je ne me sentais pas russe. On me regardait comme un étranger. Quand je suis arrivé en France, toutes les personnes que j’ai rencontrées essayaient de parler avec moi, de m’aider. »
Nos chemins se séparent sur le pas de porte de leur dortoir. Urmondzhon tire une semi-révérence. Tous esquissent un sourire. S’ils ont pu trouver un ancrage dans le port de la lune, rien ne dit que le tribunal administratif les autorisera à rester une année de plus sur leur terre d’adoption.