Enseignant chercheur, « géographe libertaire » et auteur d’une vingtaine d’ouvrages, Philippe Pelletier écume les sphères militantes depuis la fin des années 1970. Son implication au sein de la Fédération Anarchiste (FA) et ses travaux sur ces questions lui confèrent un regard avisé sur les soubresauts de nos sociétés. Alors que la France est secouée par un mouvement horizontal, protéiforme et hétéroclite inédit, Revue Far Ouest s’est intéressé à sa lecture de la situation.
Quel regard porte le géographe libertaire que vous êtes sur le mouvement des gilets jaunes ?
C’est un mouvement national, pas seulement périurbain et rural. Cette problématique de la précarité est présente sur l’ensemble du territoire. Sa spécificité, ce sont les modes d’occupation de l’espace : immédiatement, les gilets jaunes ont ciblé les espaces de consommation de masse, les supermarchés et des ronds-points emblématiques de la reconfiguration des flux routiers. Les grandes manifestations qui se sont déroulées sur les Champs-Élysées ont un caractère symbolique très intéressant : cette avenue représente la richesse, le clinquant. Et dans toutes les manifestations radicales, c’est bien la richesse et le luxe ostentatoire qui sont visés.
Caractériser ce mouvement, un exercice difficile ?
C’est un mouvement social, populaire et spontané, même si les manifestations ont tout de même été préparées en amont via un fonctionnement communautaire sur les réseaux sociaux. Ce sont de nouveaux modes opératoires, très porteurs en termes de mobilisation.
Le sens de la révolte, le besoin de liberté, le désir de justice, ce sont des éléments consubstantiels à l’anarchisme. Après, peut-on théoriser le mouvement des gilets jaunes en tant que tel ? Il est beaucoup trop tôt pour le dire. Si le mouvement des gilets jaunes a une dimension anarchique, il n’en est pas pour autant anarchiste. Il n’est pas pensé comme un projet libertaire et émancipateur. En revanche, certaines de ses formes relèvent bien, elles, d’une démarche libertaire : la dimension spontanée du mouvement, son horizontalité, et surtout son refus de tout mandatement.
Il n’est pas pensé comme un projet libertaire et émancipateur, mais certaines de ses formes relèvent bien, elles, d’une démarche libertaire
J’insiste sur ce point, qui est très révélateur : traditionnellement, dans la logique des pouvoirs politiques et médiatiques, il faut stratégiquement des représentants, des responsables, ou des bureaucrates syndicaux, afin de négocier la paix sociale. La nouveauté, c’est que ce mouvement a refusé ce principe de délégation.
Le dialogue social semble avoir prouvé ses limites. Les cortèges syndicaux traditionnels et bon enfant aussi. La violence est-elle devenue un nouveau levier de négociation ?
Plutôt que d’utiliser le terme fourre-tout de « violence », je préfère parler de rapport de force. Lequel peut prendre plusieurs formes. Il peut y avoir par exemple des manifestations non violentes qui exercent un véritable rapport de force, quand il y a opposition d’un groupe contre un autre.
Après, la question est de savoir quelle est la nature de ce rapport de force. Certains comme les écologistes, les socialistes et les communistes, se sont lancés dans la bataille électorale parlementaire pensant que gagner des voix et mettre des personnes à l’Assemblée nationale établirait un rapport de force favorable à l’émancipation sociale. Mais, incontestablement, le choix électoral a montré ses limites. Les mouvements sociaux, eux, utilisent donc parfois d’autres formes.
Il y a incontestablement beaucoup de rancœur vis-à-vis du luxe, et de la richesse, et de l’arrogance. Le système bancaire est largement à l’origine de la crise de 2008. Moins de 10 ans après, une partie de la population a donné les clés du pays à un banquier, pur produit du système responsable de la faillite. C’est ce genre de contradictions qui génère des réactions fortes.
La tentative politico-médiatique de mettre l’accent sur les destructions de biens pour discréditer le mouvement n’a pas fonctionné. Ce dernier garde un soutien populaire fort et beaucoup lisent dans le bris d’une vitrine de banque ou dans un graffiti un geste suprême de révolte.
Les idées libertaires ont traversé les siècles. Pourtant, elles n’ont jamais triomphé.
C’est vrai qu’elles n’ont jamais gagné, même s’il y a eu des moments importants comme lors de la révolution mexicaine, ou encore la révolution espagnole. Mais l’anarchisme a systématiquement été écrasé. De mon point de vue, il s’est relevé en France à partir de Mai 68 dans la confusion, notamment par rapport aux socialistes et à l’écologisme en utilisant des grilles de lectures sociologiques et politiques qui ne sont plus très opérantes. Également en oubliant les classes moyennes, qui sont prédominantes et souvent effrayées par l’anarchisme. Cela nécessite de repenser les choses, de sortir de son confort intellectuel.
L’État a le monopole de la violence légitime, et il l’utilise à dessein
Pour cette raison, ce qui se passe en France en ce moment est très intéressant, bien qu’il soit prématuré d’envisager une issue. À ce sujet, la pire des choses serait pour moi que les gilets jaunes s’organisent en tant que parti politique. Mais est-ce que le mouvement libertaire, ou des tendances au sein du mouvement écologiste, par exemple, seraient en capacité de créer une fédération municipalisée de base, en créant des communes ? C’est un exercice très difficile, et d’ailleurs pour cela que beaucoup rejoignent les grands récits et se rangent derrière les initiatives des grandes instances internationales.
Lors des manifestations contre la Loi Travail, nous avons assisté à l’émergence d’une génération qui ne souhaitait plus se laisser dicter les parcours par les organisations syndicales. Le premier mai dernier, à Paris, le cortège qui a vu se former à sa tête un « black-bloc » était presque aussi nombreux que le cortège syndical. Y’a-t-il une recomposition en cours dans les manifestations ?
Il s’agit plus exactement d’une évolution des conceptions de la lutte « dans la rue ». Les parcours des manifestations traditionnelles, qui prenaient souvent des allures de promenade — où même les incidents de fin de parcours semblaient faire partie d’un folklore convenu —, sont de moins en moins attrayants. Parallèlement, les combats au sein des entreprises apparaissent eux de plus en plus risqués, à cause du cadrage sécuritaire : les salariés, souvent en situation de précarité, hésitent à s’y engager par peur de perdre leur emploi. En conséquence de quoi, la lutte, menée par un salariat précarisé, les classes moyennes dévalorisées se tournent désormais directement vers les responsables politiques. Donc contre l’État, considéré comme le responsable de beaucoup de maux, une idée renforcée par la posture « jupitérienne ».
Les mécontents ciblent désormais des lieux publics : qu’ils soient des représentations directes de l’État et du pouvoir (tentative de marche sur l’Élysée, rassemblements virulents devant les préfectures), qu’ils aient un caractère symbolique (Champs-Élysées, Arc de Triomphe), ou qu’ils soient caractéristiques d’un espace de vie modelé par l’État et le capital (rond-point passage, hypermarchés…)
Sur les derniers actes, particulièrement à Bordeaux, beaucoup de gilets jaunes ont adopté la stratégie des « cortèges de tête » : lunettes de protection, masques respiratoires, contre-attaque face aux assauts de la police, symboles du capitalisme attaqués, slogans situationnistes sur les murs…
Au début, de nombreux primomanifestants sont partis au front de manière très insouciante. La stratégie de répression extrêmement violente de la part de la Macronie, encouragée par la politique héritée du quinquennat Hollande du « embrassons-nous, Folleville » entre policiers et manifestants au nom de l’antiterrorisme, les a vite fait déchanter. Ils se sont équipés en conséquence.
Le pouvoir a joué sur l’idée d’une guérilla urbaine testée lors des « émeutes de banlieue », avec le projet d’effrayer pour mieux décourager. Il est probable que cette stratégie soit contre-productive pour eux à terme, car cela n’a manifestement absolument pas freiné la détermination des gilets jaunes. Et leur contrition de la condamnation de la violence des manifestants, réclamée par tous les médias dominants, fut souvent prononcée du bout des lèvres par les gilets jaunes.
En se montrant sous son vrai jour lors de ces tensions sociales, l’État vient de réaliser en quelques jours plusieurs années de propagande anarchiste : il a bien le monopole de la violence légitime, et il l’utilise à dessein.
L’horizontalité du mouvement des gilets jaunes vous donne-t-elle de l’espoir pour la suite ?
Cette horizontalité est un fait majeur, au-delà même des revendications sociales. La grande innovation, c’est ce refus de la délégation de pouvoir, des chefs et des représentants plus ou moins autoproclamés. Cela conforte mon analyse qui voyait, dans le phénomène de l’abstention, un fait majeur dédaigné par les politologues, ainsi que les médias clamant que les abstentionnistes étaient à côté de la plaque. Non ! C’est une démarche politique et un refus de la classe politique et du système. Ce refus passe désormais à une autre forme d’expression, une étape beaucoup plus forte, visible. L’appel de Commercy, de ce point de vue, est vraiment excellent. Je ne sais pas si ce sont des anarchistes qui l’ont écrit, et à la limite, peu importe. Sur le fond, pour moi, c’est un texte complètement libertaire.
Photo de couverture : Bordeaux, cours de la Marne, à l’occasion de l’acte XI des gilets jaunes. — Photo : Laurent Perpigna Iban/Hans Lucas