Épisode 1
6 minutes de lecture
Mardi 18 décembre 2018
par Gabriel TAÏEB
Gabriel TAÏEB
Jeune journaliste pigiste et rédacteur web, je travaille notamment pour Objectif Méditerranée, les Mots de Mai et le Journal du Dimanche. Avant cela, j'ai aussi pu collaborer avec Radio Campus Bordeaux et Bordeaux Gazette. Travaillant sur des sujets très divers, je m'intéresse particulièrement aux domaines de la santé, de l'autoritarisme et de la culture culinaire.

Depuis novembre, le mouvement des Gilets jaunes occupe l’espace médiatique. Au cœur des discussions, « la violence ». Violences des casseurs, des CRS, des manifestants, de l’État… Assistons-nous réellement à un renouveau des mouvements sociaux où la force devient légitime ?

Soyons honnêtes : savoir si on devait parler ou non du mouvement des Gilets jaunes a créé un grand débat au sein de la rédaction.
« On devrait parler des Gilets jaunes.
– Pour dire quoi ? On ne fait pas d’actu chaude.
– Oui, mais il se passe quelque chose sur notre territoire ! On ne peut pas juste ignorer le mouvement. »

Au fil des discussions, un sujet semble attirer notre attention : la violence. Elle serait gratuite, inutile, désorganisée… N’est-elle pas l’expression d’un fait politique et social ? Peut-elle devenir légitime ? Dans ses origines et ses représentations, ne dit-elle pas beaucoup d’un contexte historique ?

Pour inaugurer ce nouveau feuilleton, la manifestation des Gilets jaunes du samedi 15 décembre 2018 à Bordeaux nous semblait être un point de départ idéal.

9 h – 11 h 45

Samedi, le réveil sonne. Légèrement agoraphobe et découragé par certains de mes proches, l’idée de m’intégrer toute une journée à la mobilisation ne m’enchante qu’à moitié. Le rassemblement commence à 13 h place de la Victoire et à 14 h place de la Bourse. Je décide de partir dès le matin, afin de m’immerger dans l’ambiance de la journée. Depuis 24 heures, j’ai eu droit à une dizaine de « fais attention surtout », « essaye de te protéger », « évite de faire des conneries » et d’autres remarques du même acabit. Rassurant.

Nous n’avons jamais vécu dans un monde aussi peu violent.

Sur ma route, tout est calme. Je ne croise aucun manifestant, et mes tentatives pour interroger des CRS se soldent par des échecs. Les boutiques de la rue Sainte-Catherine grouillent de familles venues faire leurs derniers achats de Noël.

Arrivé sur la place de la Victoire, le cortège prend doucement forme. J’en profite pour m’approcher d’un petit groupe. Bières à la main, un peu plus de la vingtaine, ils discutent joyeusement. C’est l’occasion pour moi de leur demander si la violence peut devenir légitime ou nécessaire pour le mouvement.
« — Bien sûr ! Bien évidemment !
— Elle est légitime à tous les points. »

Une nouvelle personne se joint au groupe.

« - Moi je ne suis pas d’accord, je suis désolé ! Pour moi la violence accentue la propagande du gouvernement qui dit “les gens ils sont violents”.
– Mais est-ce que le gouvernement bouge quand c’est pacifiste ? »

Peu à peu, le cortège grandit et nous nous dirigeons vers le centre-ville, après avoir rejoint le groupe de la place de la Bourse. Un étudiant m’annonce le parcours : rue Sainte-Catherine, Gambetta, Quinconces et retour sur les quais. Certains manifestants me préviennent : « Après les évènements des dernières semaines, la place Pey-Berland devrait être hors parcours. »

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Le cortège de La Victoire rejoint celui de la Bourse — Photo : Gabriel Taïeb

Le trajet en lui-même est assez atypique. D’ordinaire, la rue Sainte-Catherine et le cœur du centre-ville sont des lieux de manifestations interdits par la Préfecture. Les Gilets jaunes ont fait le choix de ne pas déclarer la mobilisation : elle se permet de circuler où elle le souhaite (avec une relative tolérance de la Préfecture). Elle s’impose là où d’autres mobilisations, comme la Marche pour le climat, respectent les formalités administratives et demandent des autorisations officielles.

« Les mouvements écolos “mainstream” ont développé un véritable dogme autour du pacifisme. Ce qui explique probablement une partie de leur insuccès », constate Jean-Marc Gancile. Ce militant, co-fondateur de l’écosystème Darwin, porte un regard sans concession sur les modes d’action du mouvement écologiste. « Force est de constater que le prosélytisme non violent, l’appel à la morale ou la croyance dans la vertu des alternatives n’ont pas suffi à contrecarrer la pleine puissance d’un État aujourd’hui clairement allié des intérêts économiques dominants. »

Mais pour se faire entendre, un mouvement de protestation doit-il forcément en passer par la violence ? « Le constat tragique c’est que la résistance non violente ne fonctionne pas. Opposer aux Pouvoirs une légitime défense proportionnée aux dégâts qu’ils commettent m’apparaît aujourd’hui justifié. Montrer “les griffes et les crocs” pour nous protéger paraît indispensable. Qu’on le veuille ou non, toutes les chutes de pouvoirs autoritaires, conquêtes sociales, avancées écolos significatives ont été obtenues par un rapport de force physique incluant la violence. »

14 h – 17 h

Le cortège poursuit sa route dans le calme. Après plusieurs tours du centre-ville, nous arrivons place Pey Berland. Le lieu représente un symbole trop important pour être abandonné par le parcours de la mobilisation. Ici se tient l’ensemble du cortège. Tous réunis, faisant face à une ligne de CRS, près de l’Hôtel de Ville.

Face aux CRS, la scène semble se figer. Nous ne bougeons plus. Une dame d’un certain âge interpelle un couple près de moi. « Qu’est-ce que vous foutez ? Il faut bouger ! Si vous restez là, c’est que vous cherchez les ennuis. »

La légitimité du recours à la force est inscrite dans le droit français.

La tension monte peu à peu. Rester statique échauffe les esprits. La clameur enfle et les chants sont scandés plus fort. Des projectiles sont lancés en direction des CRS. Le calme est brisé, le rythme s’accélère. « Reculez, ils vont gazer ! » Les forces de police répliquent avec un canon à eau et du gaz lacrymogène pour disperser la foule. Certains quittent la zone, pendant que d’autres s’équipent.

La place ne désemplit pas et je ne constate pas de désolidarisation parmi les Gilets jaunes. Plusieurs personnes proposent des masques et du sérum physiologique à ceux qui n’en ont pas. La danse continue et se répète un long moment entre les deux camps. Beaucoup critiquent l’usage d’une force exagérée par les CRS.

« Du côté de la police, la légitimité du recours à la force est inscrite dans le droit français. Elle est contrainte par un ensemble de règles, dont la proportionnalité », fait savoir Jérémie Gauthier, Maître de conférences en sociologie rattaché à l’Université de Strasbourg.

« Ce recours à la force doit être, en théorie, une réponse proportionnelle aux actes commis envers les biens publics ou privés, et les forces de l’ordre elles-mêmes. » Nous évoquons la théorie de Max Weber, qui considère que l’État détient le monopole de la violence physique légitime. À nouveau, je cherche à savoir si cette légitimité peut être acquise par les mouvements populaires.

Une autodiscipline règne au sein des mouvements — Photo : Gabriel Taïeb

« Si nous nous plaçons du point de vue du droit, aucune entorse au monopole de la violence n’est légitime. Ceci étant dit, dans une manifestation, nous sommes dans une conjoncture particulière, conflictuelle. Du point de vue des manifestants cette fois, l’expression de la violence répond à une autre violence : celle qui vient “d’en haut”. Les dégradations ciblées et les affrontements avec les forces de l’ordre constituent le répertoire d’action de ceux qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas, trouver de relais dans les espaces politiques et médiatiques. »

Présent dans les dernières manifestations parisiennes, le sociologue a pu observer que la frontière entre manifestants « casseurs » et « pacifistes » n’est pas aussi nette que les discours le laissent entendre. « Nous sommes dans une situation où la question du recours à la violence n’est pas véritablement tranchée. Elle est en suspens. Le point de rupture, ce serait la mort d’un ou plusieurs manifestants, ou d’un ou plusieurs policiers lors des manifestations. Je pense que l’on rentrerait alors dans une toute autre politique du conflit, et dans une toute autre configuration de la violence. »

Le spécialiste des questions policières considère que pour le moment, une autodiscipline règne au sein des mouvements. Celle-ci perdurera tant que certaines « règles du jeu » sont respectées par les parties mobilisées. À cet égard, la situation actuelle n’a rien d’une « guerre civile » pour le sociologue.

17 h – 19 h

Les gaz lacrymogènes continuent de pleuvoir, le ton monte d’un cran. Les CRS commencent à encercler la zone. Un groupe parle d’une charge qui avance. « On se replie ! », me commande un ami. La confusion règne, des pavés et des fumigènes sont lancés dans notre direction. Dans la fumée des gaz lacrymogènes, un manifestant vient me porter assistance, « Je vais te mettre du sérum, ouvre les yeux bien grands ! ».

Nous parvenons à nous extirper, non sans mal, de la foule pour rejoindre le cours Victor Hugo. Dans les rues de Bordeaux, une scène presque absurde prend place. Alors que les bars ferment en vitesse leurs terrasses à l’arrivée des forces de l’ordre, les acheteurs de la rue commerçante finissent leurs emplettes tranquillement.

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Pour cette semaine, la lutte est finie — Photo : Gabriel Taïeb

La nuit est tombée. Pour beaucoup de manifestants, il est temps de rentrer afin d’éviter les derniers affrontements. Certains ont déjà en tête un acte VI samedi prochain. La mobilisation restera-t-elle aussi importante ? Puisque la violence a conduit à une réaction, sera-t-elle intégrée entièrement au mouvement ?

Selon Nicolas Patin, « Quand un mouvement social s’essouffle, certains n’arrivent pas à passer à autre chose. Surtout quand il a duré longtemps et a créé une sociabilité. Souvent, il reste de la violence en queue de comète de ces mouvements-là. Des individus qui se radicalisent. Je ne dis pas du tout que c’est ce qui va arriver avec les Gilets jaunes. Mais certains peuvent considérer qu’ils n’ont pas eu ce qu’ils voulaient, et seront peut-être être tentés d’aller encore plus loin dans les formes de blocage »

La violence : un outil social privilégié ? Voilà un grand territoire d’exploration pour ce nouveau feuilleton.

Gabriel TAÏEB
Jeune journaliste pigiste et rédacteur web, je travaille notamment pour Objectif Méditerranée, les Mots de Mai et le Journal du Dimanche. Avant cela, j'ai aussi pu collaborer avec Radio Campus Bordeaux et Bordeaux Gazette. Travaillant sur des sujets très divers, je m'intéresse particulièrement aux domaines de la santé, de l'autoritarisme et de la culture culinaire.
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