« Si les Gilets jaunes n’avaient pas été radicaux, personne n’aurait entendu parler d’eux. » Au détour d’un piquet de grève, les électriciens et gaziers restent mobilisés autant que lucides. Et ce ne sont pas les quelques quarante jours de grève au compteur qui vont entamer leur détermination. Face à un gouvernement qui joue la carte de l’enlisement, ils n’ont de cesse de chercher de nouvelles modalités dans la conflictualité du travail. Ce qui les pousse à réaliser des actions spectaculaires. Rencontre.
Vendredi 17 janvier, 12 h 30. Sur la rive droite bordelaise, 150 personnes, réunies en assemblée générale, décident de la reconduction du blocage du site Serval Enedis GRDF, déjà occupé depuis plus de 72 heures. La grande majorité d’entre eux sont des agents des industries électriques et gazières (IEG) ; d’autres — enseignants, lycéens, étudiants ou cheminots — sont venus témoigner leur soutien aux électriciens et aux gaziers en grève. Le ton est vindicatif. Le vote, à bulletins secrets, est sans appel : l’écrasante majorité des participants ont reconduit l’occupation du site.
Jacques, employé sur le site d’Enedis, présente les lieux : « Ici, c’est une des onze plateformes d’Enedis. On y entrepose du matériel : des compteurs gaz aux compteurs Linky en passant par la connectique. C’est le point de départ de tout ce matériel vers la Nouvelle-Aquitaine, un lieu stratégique. C’est pour ça que nous le bloquons », explique-t-il. À côté de lui, un homme d’une cinquantaine d’années acquiesce : « L’énergie c’est le nerf de la guerre. »
Black out
Depuis le début de ce mouvement social, la CGT Énergie — forte de plus de 1 100 adhérents en Gironde — a multiplié les actions coup de poing. En quelques semaines, la FNME CGT a revendiqué des dizaines de coupures électriques ou gazières ; un tableau d’honneur où figurent en bonne place les zones commerciales de Bordeaux Lac et de Mérignac Soleil, mais aussi la Mairie de Bordeaux, Cdiscount, Lafarge, Michelin, la Gare Saint-Jean… Dans le reste de la région, leurs collègues ne sont pas en reste : le 21 décembre, c’est le stade d’Agen qui se trouvait soudainement plongé dans le noir durant la rencontre de Top 14 Agen-Toulouse.
Christophe Garcia, secrétaire général de la CGT Énergie 33, explique : « Toutes ces actions sont bien ciblées, bien coordonnées, et faites dans les règles de sécurité les plus strictes par des gens qui savent faire ces opérations-là. Ce sont des coupures d’électricité démocratiquement décidées, directement sur les piquets de grève. » Premières cibles des activistes, l’État au travers de ses bâtiments, et l’économie au travers des sièges des grandes entreprises. « Surtout celles qui exploitent leurs salariés. Ce fut le cas avec Cdiscount ou Amazon, qui font beaucoup de profit et également beaucoup de mal à leurs employés », poursuit Christophe.
Bastien Leymergie, secrétaire départemental adjoint de la CGT Mines Énergies 33, abonde : « Notre boulot, c’est de distribuer de l’énergie et du gaz, quels que soient l’heure et le lieu. Reprendre en main l’outil de travail, cela signifie de décider de manière autonome, collective et démocratique à qui on va couper le courant ou le gaz, et à qui on va le redonner. Il y a une forte dimension d’autogestion, puisque l’on évacue la partie patronale de cette équation ; ces mêmes élites, qui, ces dernières années, se sont acharnées à mettre des bâtons dans les roues à un système qui fonctionnait très bien depuis 1946. »
Conséquence, les leaders syndicaux sont régulièrement auditionnés par la police. Une situation inconfortable qui n’affecte cependant pas leur détermination : « Dans le passé, la boîte ne portait pas plainte, ces actes étaient intégrés à ce que l’on peut appeler la culture d’entreprise. La donne a changé. Ils portent désormais systématiquement plainte », explique Bastien Leymergie.
À Bordeaux, si ces procédures n’ont pas abouti à des condamnations pour l’heure, ce n’est pas le cas partout : « Les forces de l’ordre utilisent des moyens pervers, en infiltrant des assemblées générales, comme cela vient tout juste d’arriver à Orléans. Ils n’arrivent pas à freiner notre résistance, alors ils veulent l’écraser, en faisant des exemples », poursuit le responsable syndical.
Certaines actions ne sont pas pour autant revendiquées par le syndicat, comme la coupure de courant qui a affecté le commissariat central de Bordeaux au terme de la manifestation du 9 janvier. Alors que plusieurs militants de CGT Énergie étaient auditionnés suite à des tensions survenues dans le courant de la journée, les lumières du commissariat s’étaient mystérieusement éteintes.
Ce n’est pas normal que soit intégrée la notion de profit dans des systèmes qui permettent de vivre : qui aujourd’hui peut se passer de l’électricité et du gaz ?
« Ce sont des actes de malveillance qui ont été menés par des gens qui avaient certainement de très bonnes raisons de la faire », explique Bastien Leymergie. « Mais ce n’est pas la CGT Énergie qui l’a organisé, poursuit-il. Des fois, cela arrive que les bases dépassent les syndicats, qu’elles s’auto-organisent et qu’elles débordent la centrale. Les gens réagissent par rapport au contexte, et ce jour-là, il était extrêmement tendu. Plus la colère monte, plus ils peuvent avoir des réactions brutales et inopinées. »
Couper pour redonner aux autres
Bastien, Christophe, Jacques, et leurs camarades insistent : leurs actions ne se limitent pas au simple fait de couper le courant. Parfois, ils le remettent. En 2004, alors que l’acte de libéralisation du secteur énergétique débutait, la structure des Robins des bois de l’énergie voyait le jour. Face au syndrome de la précarité énergétique alors en plein développement, les Robins des bois, après étude du contexte au cas par cas, ont pris le parti de remettre le jus à des personnes qui en étaient jusqu’alors privées, ou restreintes, faute de pouvoir payer leurs factures.
Christophe Garcia tonne : « L’énergie est quelque chose de primordial. C’est un bien de première nécessité : nous avons tous besoin d’énergie pour vivre ». Plus qu’une question humaniste, les leaders de la CGT énergie prônent une démarche politique, considérant « qu’il est inacceptable qu’une personne n’ait pas le courant ou qu’elle soit bloquée en puissance pour une raison pécuniaire, pendant que l’État et ses dirigeants font de plus en plus profit sur ce secteur, un profit qui engraisse les actionnaires ».
Perspectives
Devant l’entrée d’Enedis, les salariés des entreprises de production et de distribution de gaz et d’électricité s’inquiètent pour leur avenir. Alors qu’ils disposent au même titre que les cheminots ou que les agents de la RATP d’un régime spécial de retraite, ils voient leurs acquis fondre comme neige au soleil. Un sentiment d’amertume renforcé par une « perte de sens » au sein de leur métier, au cœur d’une entreprise résolument tournée vers le libéralisme.
Surtout que, parallèlement, un autre front s’est ouvert depuis plusieurs mois contre le projet Hercule, qui vise à séparer l’entreprise publique EDF en deux entités distinctes d’ici à 2022 ; d’un côté EDF bleu qui serait détenue à 100 % par l’État et qui comprendrait le transport de l’électricité, le nucléaire, les barrages hydroélectriques et de l’autre EDF vert, introduite en bourse à hauteur de 35 %, articulée autour d’Enedis, EDF Renouvelables, Dalkia… « En ce moment, ils profitent de la brèche et du fait que l’ensemble des organisations syndicales soient au front pour passer en catimini la scission du groupe EDF, et la privatisation d’un certain nombre d’entreprises du groupe », explique Christophe Garcia. « Nous avons choisi de faire ce métier pour accomplir pour une mission de Service public, et pour traiter de la même manière l’usager qui habite Bordeaux métropole comme celui de la plus petite des ruralités. Ce n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui. Ce n’est pas normal que soit intégrée la notion de profit dans des systèmes qui permettent de vivre : qui aujourd’hui peut se passer de l’électricité et du gaz ? » questionne-t-il, amèrement.
Alors que ce conflit autour du système de retraites semble loin de toute solution consensuelle, ils se sont promis de poursuivre le blocage d’Enedis aussi longtemps qu’ils le pourront. « Notre mission, c’est la reconquête du Service public de l’énergie par la Nation. C’est à elle de choisir son mix énergétique, c’est à elle de décider si elle veut ou non du nucléaire… C’est pour nous la seule façon de sauver la planète, car faire croire aux gens qu’on peut se sortir de la crise écologique par le capitalisme et par des entreprises privées, c’est une profonde connerie. C’est bien cette notion qui détruit l’humain, autant que la planète », conclut Bastien Leymergerie.