Jean-Marie Harribey est un Économiste atterré. Pour vous aider à survivre aux fêtes, il débunke quatre clichés sur les retraites et la réforme. Durée de la cotisation, inégalités, répartition de la richesse… Une analyse qui malmène les politiques néolibérales et qui mettra de l’ambiance à la table de Noël.
Photo de couverture : hue12 photography
Les fêtes de fin d’année sur fond de conflit social, on connait : des assiettes ont volé l’année dernière autour des gilets jaunes. On entend d’ici les clichés assénés sur un ton péremptoire autour de la réforme des retraites. Pour appréhender les fêtes en toute sérénité, nous avons interrogé Jean-Marie Harribey sur la véracité de ces clichés.
Jean-Marie Harribey est agrégé de sciences économiques et sociales et a été maître de conférences à l’Université de Bordeaux. Chroniqueur à Politis, il a aussi co-présidé les Économistes atterrés et il anime le Conseil scientifique d’Attac France. Il met à mal le discours politique actuel et les affirmations des néolibéraux.
Quatre clichés, quatre réponses et analyses.

Cliché n° 1 : « Aujourd’hui, on vit plus vieux. C’est normal de travailler plus longtemps. »
La production des travailleurs dans l’économie a évolué. Si nous ne l’avions pas pris en compte, nous travaillerions toujours entre onze et seize heures par jour, toute l’année, sans congés payés. La question de l’âge de la retraite — ou si l’on préfère, de la durée de cotisation —, doit être replacée dans le cadre de l’évolution économique et sociale.
Vivre plus vieux signifie-t-il que nous devons travailler jusqu’à un âge de plus en plus avancé ? Ce serait ne pas tenir compte de la grande augmentation de la productivité. Les travailleurs produisent jusqu’à quarante fois plus qu’au début de la Révolution Industrielle. Il n’est pas sûr que la productivité augmente dans les prochaines décennies, certes, mais ne pas tenir compte de cet élément fausse le problème.
Nous dire que parce que nous vivons plus vieux, il faut travailler plus longtemps, parce qu’il n’y aurait pas les moyens de financer toute la protection sociale… c’est une imbécilité ! Comment était la France à la création de la Sécurité sociale ? Elle était à terre, tout était détruit. Tout l’appareil productif était à reconstruire. Et pourtant, la Sécurité sociale a été créée.
La question des retraites n’est pas simplement une question économique et technique. Il s’agit de choix de société et de philosophie politique.
Il y a soit une absurdité totale, soit un cynisme ahurissant à vouloir faire travailler les seniors de plus en plus tard alors que les difficultés des jeunes pour rentrer dans le monde du travail sont croissantes. Près de 6 millions de personnes sont sans emploi. Pourtant ceux avec une activité professionnelle devraient la poursuivre jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus mettre un pied devant l’autre.
Aujourd’hui, près de la moitié des personnes qui arrivent à l’âge de faire valoir leurs droits à la retraite sont sans emploi. Si on reculait encore davantage l’âge de la retraite ou bien si on allongeait la durée des cotisations, ou si on reculait l’âge du taux plein — trois manières de faire la même chose —, cela ne pourrait qu’accroître les difficultés en termes d’emplois et de conditions de travail.
Cliché n° 2 : « On a besoin de réformer le système des retraites parce que c’est le seul moyen de le rendre pérenne. »
Toute modification de la structure démographique — autrement dit l’évolution de la composition par âge de la population —, toute évolution des besoins à satisfaire nécessite de revoir en permanence la répartition de la richesse produite. Or, c’est le grand tabou depuis que le néolibéralisme s’est imposé il y a une trentaine d’années. On ne peut plus discuter de la répartition des revenus.
Qu’est-ce que la répartition des revenus ? Imaginez une fusée à plusieurs étages. Le premier concerne les entreprises et la répartition entre masse salariale et profits. Il s’agit du premier partage entre travail et capital. Or, depuis l’avènement de l’époque néolibérale, ce partage est figé à un niveau historiquement très bas. Ce partage entre travail et capital s’est totalement modifié pour passer en faveur du capital. Il est le fruit d’un rapport de force défavorable pour le travail et favorable pour les forces qui détiennent les capitaux.
Avec l’augmentation du nombre de retraités, une masse figée sera à partager entre un nombre de personnes toujours plus grand.
Une fois cette ligne bougée, il serait beaucoup plus facile de répondre aux besoins sociaux qui représentent le deuxième étage de la fusée. La masse salariale, cotisations incluses — que ce soit celle de la maladie ou de la vieillesse — impliquent des besoins sociaux. Si le premier étage de la fusée est favorable au capital — comme c’est le cas depuis plusieurs décennies — alors la partition du deuxième étage est plus compliquée.
Voilà pourquoi la question de la retraite permet de tirer tous les fils des rapports sociaux. On y retrouve la question de la répartition, de l’organisation du travail et des finalités de ce dernier. La question des retraites n’est pas simplement une question économique et technique. Il s’agit de choix de société et de philosophie politique. Est-ce que la société accompagne la transformation de la répartition de la population entre les diverses tranches d’âges ? Au fur et à mesure que la pyramide des âges se modifie, il faut accompagner ce mouvement par une remise en chantier permanente de la répartition de la richesse produite. Mais cela est devenu le blocage essentiel dans les sociétés aujourd’hui gouvernées par les néolibéraux.
Cliché n° 3 : « Le système des retraites est injuste, certains peuvent partir plus tôt. »
Voici l’histoire des régimes spéciaux créateurs d’inégalités. Comptabilisons les salariés de ces fameux régimes spéciaux, parmi les entreprises anciennement publiques : il y a deux gros morceaux qui sont la SNCF et la RATP. Soit pas plus de 500 000 personnes. Sur 25 millions de salariés actifs et 17 millions de retraités. Un nombre dérisoire par rapport à l’ampleur du problème.
Les retraites en France représentent 325 milliards d’euros par an. Combien est donné aux régimes spéciaux ? « À peine » quelques milliards. Une somme dérisoire par rapport à la masse des pensions de retraite versées chaque année. Ce ne sont pas les régimes spéciaux qui créent des inégalités.
Les systèmes de protection sociale sont donc menacés pour élargir la sphère d’investissement rentable du capitalisme.
Il est vrai qu’il existe des inégalités à la retraite ; notre système est le meilleur au monde, mais cela ne signifie pas qu’il est parfait. Mais les inégalités sont engendrées par l’organisation capitaliste du travail en amont des retraites. Malheureusement, ces inégalités ont été aggravées par l’introduction successive de réformes depuis trente ans.
En 1993, au lieu de prendre en compte dans le calcul des pensions les dix meilleures années de salaires, on est passé aux 25 meilleures années. Et la réforme que projette le gouvernement Macron, avec un système à point, prendra en compte la totalité de la carrière. Elle multipliera donc les risques d’intégration dans le calcul des périodes de chômage, de précarité, de temps partiels imposés… Ce système ne sera pas juste, il va au contraire aggraver les inégalités et les injustices.
La baisse des pensions est garantie, inéluctable avec ce système à point. Et surtout, le gouvernement a décidé que la part des pensions ne devra plus jamais, ô grand jamais ! dépasser 14 % du PIB. Cela signifie, qu’avec l’augmentation du nombre de retraités, une masse figée sera à partager entre un nombre de personnes toujours plus grand. Fatalement, voici une deuxième cause de diminution prévue des pensions. Tous les graphiques du Conseil d’orientation des retraites dans ses divers rapports récents montrent la baisse programmée des pensions.
Cliché n° 4 : « Nous sommes en période de crise. Réformer, quitte à ce que ce soit douloureux, c’est faire preuve de responsabilité. »
Certes, mais encore faut-il savoir quelle est l’origine de la crise. Cette crise mondiale que plus personne n’ose nier, est-elle due à l’existence de notre système de protection sociale ? À notre système de retraite ? Il faut raison garder.
Au contraire, la crise est mise à profit par les gouvernements néolibéraux pour rogner un petit peu plus les droits sociaux qui avaient été conquis au cours du XXe siècle. Paradoxalement, les pays avec le système de protection sociale le moins endommagé ont mieux résisté à la crise de 2008. La France a un socle de protections sociales plus important que dans d’autres pays. Cela lui a permis d’être un peu moins frappée par la panique financière et la restructuration des entreprises qui ont suivi la crise.
La protection sociale n’est pas la cause de la crise, elle subit les contrecoups de celle-ci. Le système capitaliste mondial connait une chute de sa rentabilité, car tous les secteurs industriels sont en surproduction notoire. Les systèmes de protection sociale sont donc menacés pour élargir la sphère d’investissement rentable du capitalisme.