Installé à Bordeaux depuis 2006, Mehmet Yalçin a bien manqué être expulsé vers son pays d’origine, la Turquie. Ses soutiens et avocats préviennent : s’il est extradé, il risque des persécutions. En sursis aujourd’hui, son affaire questionne directement l’influence des relations diplomatiques franco-turques sur le droit d’asile accordé aux Kurdes.
Dans leur appartement lormontais, Mehmet et Hemine Yalçin ne peuvent dissimuler leur inquiétude. Lui a passé une bonne partie du mois d’août en grève de la faim dans un centre rétention administrative ; elle, à se ronger les sangs dans le domicile familial avec leurs trois enfants. En cause, une obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui devait renvoyer Mehmet Yalçin vers son pays d’origine, la Turquie, à la fin du mois d’août. Un scénario aussi terrifiant qu’inimaginable pour cette famille kurde installée à Bordeaux depuis de longues années.
De prime abord, le parcours de la famille Yalçin ressemble à celui de tant d’autres : une vie impossible dans une région en conflit, l’exil, l’installation en France, puis une interminable attente de régularisation. Avec, au terme de ce processus, un examen de demande d’asile aux allures de partie de roulette russe.
Une vie impossible en Turquie
L’histoire de Mehmet Yalçin commence à Varto, une petite ville du sud-est de la Turquie. Né en 1980, il s’implique dès l’adolescence dans différents mouvements politiques kurdes. Cette décennie 1990 est brûlante, marquée d’un côté par un mouvement national kurde en pleine phase de mobilisation des masses, et de l’autre, un État turc qui leur mène une guerre sans merci.
La bête noire d’Ankara a un nom, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK, créé en 1978), qui rend coup pour coup à un État turc qui nie jusqu’à l’existence du peuple kurde. La répression dans l’est de la Turquie est terrible : sous couvert de lutte antiterroriste, des milliers de villages sont détruits, près d’un million de Kurdes sont déplacés, et des milliers d’exécutions extrajudiciaires sont rapportés.
Mehmet Yalçin, qui se défend d’avoir mené des activités illégales à l’époque, garde des souvenirs indélébiles de ces années noires : « Une fois, l’armée turque avait envahi mon village afin de faire la chasse aux militants du PKK. Ils ont arrêté tout le monde. Il n’y avait plus de place dans les commissariats, j’ai été attaché à un poteau avec un ami, interrogé et malmené. C’était la terreur dans toute la région », se souvient-il.
Les années passent, et le conflit qui oppose les Kurdes à la Turquie ne s’estompe pas. En 2006, la situation n’est plus vivable pour Mehmet Yalçin, qui se résigne à quitter le pays clandestinement. Il hésite alors entre la France et l’Allemagne : « J’ai choisi aussi la France en raison des liens forts qui unissent l’Allemagne à la Turquie. Et puis, c’était pour moi le pays de Danielle Mitterrand, amie des Kurdes. Cela me garantissait une nouvelle vie en sécurité. » Mehmet Yalcin le sait, sa fuite en avant le plonge dans une situation de non-retour ; déjà il songe à assurer ses arrières afin de ne pas être renvoyé en Turquie.
Une condamnation en France
Installé à Bordeaux, il dépose une demande d’asile et trouve un emploi, avant d’être rejoint, quelques années plus tard, par sa compagne Hemine. Pourtant, les ennuis ne tardent pas à les rattraper. Mehmet Yalçin est placé sous contrôle judiciaire en France pour « financement d’organisation terroriste ». En clair, il est accusé d’avoir transmis des fonds au PKK, depuis la France. Une accusation qu’il réfute formellement, tout comme plusieurs dizaines de Kurdes en France, tous accusés des mêmes faits.
Déjà, la question kurde est au centre de crispations entre les deux pays. L’AKP — le parti islamoconservateur mené par Recep Tayyip Erdoğan — au pouvoir en Turquie depuis 2003, voit d’un très mauvais œil les communautés kurdes installées en Europe, très actives politiquement. D’ailleurs, personne n’a oublié l’assassinat en plein Paris de trois militantes kurdes, en janvier 2013. Bien que l’intégralité du dossier soit à charge contre l’État turc, ces exécutions sommaires n’ont jamais connu de dénouement judiciaire. Mais le résultat est bien là : les Kurdes de France craignent pour leur intégrité, en France également.
Mehmet Yalçin, débouté de sa demande d’asile une première fois en 2014, relance immédiatement une procédure. Il le sait : son placement en contrôle judiciaire joue contre lui : « Pendant toutes ces années, j’ai été accusé d’être un terroriste, mais malgré cela, j’espérais pouvoir prouver à la France qu’ils s’étaient trompés sur mon cas. Je me suis plié au contrôle judiciaire, j’ai coopéré avec les autorités, continué mes activités professionnelles et fondé une famille. » De son mariage avec Hemine naissent trois enfants.
En 2018, il est jugé pour les faits qui lui sont reprochés depuis 2011 : « Aucune preuve concrète n’a été retenue contre moi, l’accusation reposait uniquement sur un témoignage anonyme. En revanche, il y avait dans mon dossier tellement de détails sur mon passé politique avant mon arrivée en France qu’on aurait pu croire qu’il avait été monté par la Turquie elle-même. » En appel, il est condamné à une peine de prison ferme d’un an — commuée en surveillance électronique — ainsi qu’à un an avec sursis. Abattu, il s’adapte pourtant à cette condamnation qu’il considère comme « injuste ».
Au terme de sa peine, le 24 juillet 2020, il se pense sorti d’affaire. Convoqué au commissariat de police de Bordeaux, il apprend que sa deuxième demande d’asile a été déboutée — rejet motivé par sa condamnation —, et qu’il doit être renvoyé en Turquie dans les plus brefs délais. Il ne ressort pas du commissariat, et est immédiatement placé en centre de rétention administrative. « Le motif de la convocation n’avait pas été expliqué à notre camarade. C’est un acte déloyal », commente Yassine, un des porte-parole de la communauté kurde de Bordeaux.
« J’ai été extrêmement choquée, rapporte sa femme Hemine. Quand j’ai entendu le mot expulsion, j’ai pensé au danger et au fait que je ne le reverrai peut-être jamais. » Immédiatement, Mehmet Yalçin formule une nouvelle demande d’asile, et entame ce qu’il appelle « le jeûne de la mort » : contrairement à une grève de la faim classique, il ne prend ni sucre ni sel, la formule la plus destructrice pour le corps humain : « L’enfer qui m’attendait en Turquie était pire que la mort », explique-t-il.
Ses amis, eux, cachent ce geste désespéré à sa femme, pour ne pas l’inquiéter. Elle finit par l’apprendre au bout d’une dizaine de jours : « Il n’y avait pas d’issue : soit il était renvoyé et mourrait là-bas, soit il mourrait ici en détention. Cela a été affreux. Je ne pouvais plus dormir, et nos enfants ne cessaient de me questionner. »
Ses amis sont reçus dans les bureaux de la préfecture, une manifestation est organisée. Son avocat, Gabriel Lassort, fait une demande de remise en liberté : « Administrativement, la réglementation est assez stricte : on ne peut pas expulser un demandeur d’asile, mais il peut être maintenu en rétention, si un arrêté est pris par le préfet », explique-t-il. C’est cet arrêté qui est contesté devant le tribunal administratif de Bordeaux le 13 août.
Deux jours plus tard, il est laissé libre, au moins temporairement : la demande de réexamen de demande d’asile lui permet de rester en France, jusqu’à ce que le verdict soit rendu. Un sursis de quelques mois, en somme. Une situation intenable, d’autant que sa femme, Hemine, fait également l’objet d’une OQTF. « Sans aucun doute liée à la situation de mon mari, et au fait qu’il ait été jugé et condamné », explique-t-elle.
Sacrifié pour la « raison d’État » ?
Alors, le destin de la famille Yalçin est-il étroitement lié aux relations bilatérales franco-turques ? Aucun scénario ne semble à exclure. Ces dernières années, les discordes et les prises de bec entre Paris et Ankara se sont multipliées, fragilisant un partenariat pourtant historique. Ainsi, la France — tout comme la coalition internationale — s’est largement appuyée sur les forces kurdes en Syrie pour mettre fin à la domination territoriale de l’Organisation État islamique (OEI) ; une coopération qui a provoqué la fureur du Président Erdoğan, d’autant que les forces kurdes syriennes sont patronnées par la filiale syrienne du PKK.
Une aide précieuse et indispensable qui a placé également la France face à ses contradictions : comme de nombreux pays européens, Paris place le PKK sur la liste des organisations terroristes. Pour parfaire ce tableau, un regain de tensions entre les deux pays est constaté depuis plusieurs semaines : en mer Méditerranée, où la France a rapporté un incident naval franco-turc, mais également sur le dossier libyen, où Paris accuse Ankara « d’importer des combattants jihadistes depuis la Syrie ».
Dans ces circonstances, difficile d’imaginer la France livrer des Kurdes à la Turquie ? Pas si sûr. « L’Europe et le monde savent jouer avec les Kurdes dans leurs relations avec la Turquie », assène Yassine. Et l’histoire l’a prouvé : en octobre dernier, les Kurdes de Syrie étaient « lâchés » par leurs alliés occidentaux, soucieux de soigner leurs relations économiques et diplomatiques avec la Turquie. D’autant qu’Ankara possède un moyen de pression sur les pays européens : en 2016, la Turquie s’est engagée à conserver sur son territoire près de 3,5 millions de réfugiés — essentiellement Syriens et Irakiens — contre une aide de 6 milliards d’euros.
Depuis, Recep Tayyip Erdoğan, à la moindre contrariété, menace de rompre cet accord, et d’envoyer ces réfugiés vers l’Europe.
Alors, la famille Yalçin pourrait-elle être expulsée afin de satisfaire des enjeux diplomatiques ? Si, selon le Directeur général de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) Julien Boucher, l’organisme est censé prendre ses décisions « indépendamment de toute considération diplomatique et de toute politique migratoire », le doute subsiste, d’autant que des précédents existent.
« Notre activisme en France dérange beaucoup. Nous n’ignorons pas que la Turquie exerce une pression continue sur les pays européens afin que nous y soyons renvoyés », reprend Mehmet Yalçin. Son avocat, Gabriel Lassort, surenchérit : « Les autorités turques ont connaissance du dossier et de la condamnation de M. Yalçin. Il est parfaitement acquis que la famille est en France depuis longtemps, qu’elle est parfaitement intégrée, que les enfants sont scolarisés, et que le couple risque la persécution s’il est renvoyé en Turquie. »
Mehmet Yalçin et Hemine Yalçin ne perdent pas espoir, même s’ils se sentent en sursis : « Je n’arrive pas à me projeter. Ni dans le cadre où mon mari serait renvoyé ni dans celui où nous partirions tous. Mon mari a frôlé la mort en rétention, je ne sais pas ce qu’il va se passer dans une heure, un mois, un an. Je demande qu’un statut de réfugiés nous soit accordé. J’ai vécu pendant 9 ans une situation cauchemardesque, je pensais que cela prendrait fin après sa condamnation et cela continue, ce n’est plus vivable », conclut la jeune femme.