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Dimanche 15 avril 2018
par Maud Rieu
Maud Rieu
Originaire du Pays basque et vivant à Bordeaux depuis presque 10 ans, Maud alterne entre des contrats en télévision et presse écrite pour des médias généralistes comme France télévisions, TF1 ou Sud Ouest, et des projets à l'international.

« Eux c’est nous. » 146 personnes, dont des membres de l’association altermondialiste Bizi et le député européen José Bové ont voulu prendre la place des migrants du centre de rétention d’Hendaye. Parce que la France a toujours été un pays d’immigration et d’émigration. Retour sur une journée de mobilisation qui défendait la prise de conscience de notre responsabilité et l’éveil des mentalités.

« Eux c’est nous. » Le slogan de la nouvelle campagne d’action de Bizi, l’association altermondialiste basque, peut sembler simpliste à première vue. Derrière ce « eux », ceux que l’on appelle migrants et qui arrivent chaque jour, « chez nous ». Un « eux » lointain, à l’image du regard que « nous » portons sur ces hommes, femmes et enfants, qui tentent, par tous les moyens, de rejoindre l’Europe. Pour Bizi, « Eux c’est nous », c’est un rapprochement entre notre société occidentale et « le reste du monde », parfois distants dans nos esprits, alors que nous, l’Europe, avons été les migrants d’hier et seront peut-être ceux de demain.

Pour Bizi, « Eux c’est nous », c’est aussi dire que « nous » sommes en partie responsables de « leur » exil, et que nous devons en assumer les conséquences. Un slogan qui a pris tout son sens, ce 3 avril au matin, lors d’une action organisée par l’association lors de la réouverture du centre de rétention d’Hendaye : la remise d’une liste de 146 personnes prêtes à prendre la place des personnes retenues, pour que concrètement, « nous soyons eux ».

Prendre la place des migrants

Le rendez-vous est donné à 9 heures, à deux rues du centre de rétention administrative d’Hendaye. Difficile de ne pas se douter que quelque chose se trame : des dizaines de camions de CRS bloquent l’accès au CRA, niché dans un angle, au fond d’une rue. Les membres de Bizi sont presque 80 au rendez-vous, pas perturbés par la présence policière et visiblement habitués à un tel accueil. Certains CRS et altermondialistes se saluent même poliment, signe que l’ambiance est plutôt bon enfant. « Ça fait toujours drôle de voir qu’on a ce genre de comité d’accueil quand on fait une action, lance Lucie de Bizi. Mais nous on a de la chance, on sait que normalement on ne finira pas derrière les barreaux, contrairement à d’autres qui peuvent y aller pour moins que ça ». Le ton est donné.

Les membres de Bizi arrivent devant le centre de rétention d'Hendaye
Les membres de Bizi arrivent devant le centre — Photo : Maud Rieu

Si ce matin les membres de Bizi se sont donné rendez-vous, c’est pour s’opposer à la réouverture du centre de rétention. « On ne peut pas laisser faire et trouver ça normal qu’il y ait une prison qui rouvre », explique Txetx, le charismatique co-fondateur du mouvement altermondialiste. L’œil noir et l’accent rugueux, il n’a pas de temps pour les périphrases. « Il faut alerter l’opinion publique sur cette situation dégueulasse, que les gens comprennent enfin qu’un jour on sera peut-être nous aussi jetés derrière des barreaux justes parce qu’on voudra et devra vivre mieux. »

Une phrase laconique et le voilà reparti organiser l’action du jour : remettre à la direction du centre de rétention la « charte des volontaires », signée par 146 personnes, qui demandent à prendre la place des migrants dans le centre de rétention. Paradoxe du jour, les militants veulent entrer à tout prix dans le CRA, en échange de ceux qui y sont envoyés de force et ne veulent souvent qu’une chose : en sortir. Entre le monde libre et l’intérieur du centre, la barrière de la loi, qui interdit aux manifestants de franchir les portes pour entrer, et force les détenus à rester dedans.

Le tout à quelques centaines de mètres d’une frontière, celle entre la France et l’Espagne. Une frontière fantôme, ouverte, à peine matérialisée par un pont et un panneau. Frontière d’autant plus inexistante pour les habitants du coin, habitués à parler de Pays basque au sens large et pour qui la limite se situe donc bien plus loin. Frontière qui peut envoyer au centre de rétention ceux qui la franchissent sans posséder le bon passeport.

L’ambiance est presque bonne enfant avec les CRS
L’ambiance est presque bonne enfant avec les CRS — Photo : Maud Rieu

L’action organisée par Bizi est lourde de sens au Pays basque. Le « eux c’est nous » qui s’affiche sur les pancartes ce matin, c’est aussi l’histoire que portent les basques en eux. « Nous ne pouvons pas fuir nos responsabilités, et dire “débrouillez-vous” ! Ce discours serait encore plus inacceptable en Pays basque qui a longtemps été une terre d’émigration, avec des dizaines de milliers de Basques fuyant la misère et accueillis dans divers pays du monde », explique Anaiz Aguirre dans une vidéo sur le site de Bizi. Ces Basques dont elle parle, ce sont ceux partis pour beaucoup « faire les Amériques », comme on dit ici. Rares sont les familles qui n’ont pas des cousins éloignés, restés en majorité outre-Atlantique. Ceux qui sont revenus l’ont parfois fait les poches pleines.

Loin d’être uniquement une histoire basque, l’émigration a avant tout été affaire européenne. Dans les rues d’Hendaye, mégaphone dans une main et pipe dans l’autre, l’invité vedette du jour, José Bové, ami de Txetx et proche de Bizi, entame d’ailleurs son discours ainsi : « Hier je me suis arrêté boire un verre dans un village. Sur la place, il y a une grande exposition financée entre autres par l’Union européenne. Le titre de l’exposition, vous ne le croirez pas : “Nous sommes tous migrants”. Ce que dit l’expo, c’est que tous les habitants de l’Europe d’aujourd’hui, depuis les âges les plus reculés sont issus de migrations. Que ça soit au Pays basque, dans le nord de l’Europe, en Roumanie, en Italie, en Grèce, l’ensemble des Européens sont tous des hommes et femmes issus de l’immigration. » Eux, c’est nous.

Bientôt tous forcés à l’exil

La présence de José Bové et l’implication de Bizi dans cette nouvelle cause peut surprendre, plus attendues sur des engagements écologiques ou anti-capitalistes. Mais quand on ose demander le lien entre le Larzac, la monnaie locale basque et le blocage d’un centre de rétention, la question semble surprendre. « Eux c’est nous, ça veut aussi dire que nous avons à assumer nos responsabilités puisque nous, pays industrialisés et riches, sommes en partie responsables de ces migrations », explique Florence Warembourg, membre de Bizi.

José Bosé a pu entrer dans le centre
José Bosé a pu entrer dans le centre — Photo : Maud Rieu

La prise de conscience de notre responsabilité et l’éveil des mentalités sont d’ailleurs les leitmotiv du jour. « Les facteurs qui poussent ces personnes à partir sont aussi liés à notre croissance et notre développement économique. On est un facteur important du dérèglement climatique parce qu’on est source d’émissions de gaz à effet de serre. (…) Ces gens font face à une raréfaction de l’eau potable, à une immersion de leurs terres, à des terres devenues incultivables du fait d’un manque d’eau et ces personnes n’ont d’autre choix que de partir et trouver un endroit juste pour se poser. » José Bové expliquera même avoir rencontré « le chef d’État-major des armées (…) qui a reconnu que le conflit de Syrie était lié au réchauffement climatique et au fait que les paysans ont dû quitter leurs terres et se réfugier autour de Damas. (…) Près de 2 millions de déplacés, parce qu’il ne pleuvait plus, parce que le réchauffement climatique était à l’œuvre. Le départ du conflit vient de cela. »

Que faire, alors, face à cette responsabilité, cette culpabilité ? L’action du jour est symbolique et ne résoudra rien dans l’immédiat. « Mais si tout le monde se met par à bloquer les centres de rétention, ça peut changer la donne », assure José Bové, vétéran de la lutte pacifiste.

Il est 10 heures quand le groupe de manifestants arrive enfin face l’entrée principale du centre de rétention. Juste le temps de prendre quelques clichés d’un grand « Eux c’est nous » déployé dans la rue, une barrière de policiers en fond, que les deux hommes s’approchent des forces de l’ordre. « Nous demandons à pouvoir entrer dans le centre de rétention pour remettre au directeur la charte des volontaires qui acceptent de prendre la place des migrants. » Sans grand suspense, la réponse est laconique : « Non ».

Combien d’années avant que les populations du littoral ne soient, elles aussi, forcées à l’exil ?

Le seul qui réussit à franchir les portes c’est José Bové, qui, en tant que député européen, a le droit de visiter les lieux de privation de liberté sans autorisation. Pas si simple, en réalité, de faire appliquer ce droit qui est soumis, ce jour-là, à l’approbation du directeur du centre. Les journalistes, normalement autorisés à suivre le député dans sa visite, resteront à l’extérieur sur décision du préfet « puisque c’est un contexte de manifestation et donc anormal ». José Bové se glisse donc seul, au travers de la barrière de policiers, sur un « je vais demander au directeur s’il n’a pas honte de faire ce travail ».

La suite, c’est une longue attente, jusqu’à la sortie du bavard José Bové. Dans la petite rue d’Hendaye, manifestants et policiers se détendent, parfois survolés par des mouettes qui rappellent que l’océan n’est qu’à quelques centaines de mètres. Cet océan qui, à terme, pourrait devenir une menace pour nos côtes européennes. Combien d’années avant que la montée des eaux due au réchauffement climatique ne transforme totalement la topographie des lieux ? Combien d’années avant que le centre de rétention d’Hendaye, aujourd’hui forteresse imperméable, ne se retrouve les pieds dans l’eau ? Combien d’années avant que les populations du littoral ne soient, elles aussi, forcées à l’exil ?

Le scénario semble catastrophiste et lointain, mais la menace pourrait être réelle. En 2006, un cartographe s’est aidé de Google maps et de données de la Nasa pour établir une carte interactive appelée Flood firetree montrant les zones qui seraient potentiellement touchées par une montée des eaux de 1 à 60 mètres. À seulement deux mètres de montée, c’est une partie d’Hendaye et, entre autres, l’aéroport de la toute proche Saint-Sébastien qui disparaîtraient.

Les volontaires signent la charte
Les volontaires signent la charte — Photo : Maud Rieu

Le « Eux c’est nous » de Bizi, c’est aussi ça, ne pas croire que l’exil est une affaire d’ailleurs.

Vers midi, José Bové sort enfin du centre de rétention. « La direction a été impressionnée par le fait que des citoyens disent “on est prêts à prendre la place des migrants aussi longtemps que nécessaire”. » L’action de Bizi aura permis de retarder d’un jour la réouverture du CRA et l’arrivée d’étrangers derrière ses grilles. Ce matin là, le seul à avoir franchi les portes sera donc un José Bové galvanisé. « Cette action va se multiplier à travers le territoire français et si on ne peut pas entrer par la porte, je ne vous assure pas qu’on n’essaiera pas d’entrer par d’autres moyens. Notre objectif est de faire en sorte qu’il n’y ait plus de centres de rétention parce que je le répète encore une fois : être migrant n’est pas un délit. »

Maud Rieu
Originaire du Pays basque et vivant à Bordeaux depuis presque 10 ans, Maud alterne entre des contrats en télévision et presse écrite pour des médias généralistes comme France télévisions, TF1 ou Sud Ouest, et des projets à l'international.
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