Tous les mois, des ufologues toulousains partagent leur passion pour les extraterrestres autour d’un repas au Flunch. Entre deux portions de frites, ces curieux de phénomènes ovni se resservent une pleine assiette d’étrangeté.
La caissière du Flunch de Balma-Gramont n’est visiblement pas au courant. « Un repas ufoquoi ? Non je ne vois vraiment pas. » Après discussion avec ses collègues, l’un d’entre eux sait de quoi il retourne. « Ah oui ! Les gens à la recherche d’extraterrestres ? Vous les trouverez au fond à droite. » Le restaurant n’a pas été privatisé, Isaure arrive suffisamment tôt pour réserver une petite partie du restaurant pour ses amis ufologues. « Ce n’est pas évident de trouver un lieu pour accueillir nos événements. Même ici, on ne peut pas rester après 22 heures », se plaint cette blonde d’une cinquantaine d’années.
Chaque deuxième mercredi du mois, depuis près de quinze ans, elle organise les repas ufologiques de Toulouse. Ces rendez-vous mensuels ont lieu dans près de vingt villes de France, plus ou moins actives, mais également à Lomé, la capitale politique du Togo et à Douala, la capitale économique du Cameroun. Quel que soit le lieu, ces réunions rassemblent des passionnés d’ovni autour d’une bouffe et d’histoires étranges.

À Orléans, c’est au Campanile. À Toulouse, c’est légume à volonté pour tout le monde au Flunch. Les repas ufologiques peuvent aussi avoir lieu à l’étage d’un supermarché bio, lors des soirées très fréquentées. Longtemps, le Flunch des repas ufologiques était situé dans le centre-ville toulousain, à Jean Jaurès. Puis à sa fermeture en décembre 2018, il a fallu déménager en périphérie, tout au bout de la ligne A.
Ufologues, gilets jaunes, même combat
Isaure est très vite rejointe par Alain, un fidèle. L’ufologue a la barbe fournie et a l’humour potache est venu avec la sono, l’écran et le vidéoprojecteur nécessaires à la conférence de ce soir. Informaticien de formation, il joue les techniciens chaque mois au Flunch. À force d’observer « des choses anormales dans le ciel et sur les images de la NASA », il en a discuté avec une amie. C’était la première fois qu’il entendait parler des repas ufologiques.
« J’y suis allé en espérant trouver des explications à mes observations. » Finalement, Alain y a obtenu plus de questions sur les phénomènes ovni que de réponses, mais ces rendez-vous dans lesquels il cherche « une vérité » lui ont permis « d’échanger et de faire des rencontres avec des gens partagent les mêmes interrogations ».
Deux autres habituées arrivent. « On se fait la bise ou pas ? Avec le coronavirus, on sait plus comment il faut se saluer », rigole l’un d’entre eux, quelques jours avant le début du confinement. Tout le monde s’esclaffe et finit par se checker avec les coudes, hilares. « Au niveau politique, les restrictions, ça les arrange bien avec les rassemblements des gilets jaunes et tout ça », raille l’autre.

Chez les ufologues du Flunch, la cote du Président de la République n’est pas très élevée. Plusieurs d’entre eux avouent avoir pris part à la grogne sociale et enfilé un gilet jaune. Toulouse a d’ailleurs été l’une des villes les plus actives durant les samedis de mobilisation. La France périphérique occitane y a battu le pavé pour affronter un jeune président qu’elle trouvait dédaigneux. Le choix de dîner dans un restaurant populaire fréquenté résonne comme un symbole au sein de cette communauté à la marge. « Macron, il est pédant et méprisant. Pour moi, il a une mauvaise énergie », lâche Isaure à une amie ufologue, elle-même critique.
Sollicité de partout, Isaure n’arrête pas. « Tiens, regarde, c’est Mike Shannon. Tu ne vois pas qui c’est ? C’était un chanteur connu dans les années soixante ! » Ancien chanteur des Chats Sauvages — le groupe de rock qui a révélé Dick Rivers — l’interprète de « Derniers baisers » est un membre actif de cette communauté. La fondatrice des repas ufologiques toulousains le salue et sourit à chaque arrivée, même si elle se désole de voir si peu de monde. Le coronavirus a, semble-t-il, découragé de nombreux habitués. D’ordinaire, les repas ufologiques rassemblent de quarante à cent personnes. Ce soir, ils ne sont qu’une trentaine. Alain philosophe : « On ne va pas s’empêcher de vivre pour une maladie. »
Pinces de homard et pattes d’éléphant
Dix-neuf heures six, la star de cette soirée arrive enfin, légèrement en retard. Elle traîne son corps longiligne jusqu’au fond du Flunch pour venir à la rencontre de son public. Jean Librero a beau être attendu, il semble faire la moue. Ce soir, c’est lui qui anime le repas ufologique pour parler de l’enlèvement de Pascagoula, un célèbre rapt extraterrestre dans le Mississippi. Traducteur de plusieurs ouvrages majeurs de l’ufologie et habitué des médias, Jean est rodé à l’exercice : il anime régulièrement des repas ufologiques parisiens.

Pendant qu’Isaure accueille son invité, les ufologues finissent leurs assiettes avec appétit. Certains en profitent même pour se recharger en légume avant le début de la conférence. La petite bande commence à intriguer les clients du Flunch. Et à en déranger certains. « Non vous ne pouvez pas vous brancher là, je charge mon ordinateur », balance une jeune femme avec agressivité à Alain. Tant pis, le technicien des repas ufologiques n’est pas du genre à se fâcher pour si peu. « À chaque problème sa solution », dit-il avec sourire en branchant le vidéoprojecteur plus loin à l’aide d’une rallonge.
La conférence de Jean Librero commence. « L’enlèvement extraterrestre de Charles Hicksons et Calvin Parker en 1973 est mondialement connu et très bien documenté, notamment grâce aux séances d’hypnoses qu’ils ont suivies. » L’ufologue de 62 ans prend ce rôle très au sérieux et joue, par moments, les différents personnages de son récit. Il détaille avec minutie la façon dont les deux hommes ont été enlevés par des extraterrestres alors qu’ils pêchaient sur le Mississippi. « Ce matin-là, la femme de Charles Hicksons lui avait fait un sandwich. La femme modèle quoi. »
Dans le public majoritairement composé d’hommes, personne ne bronche et la remarque machiste passe comme une lettre à la poste. Jean poursuit et s’appuie sur une image d’illustration de l’enlèvement : « Le pêcheur et son acolyte déclarent avoir été capturés dans un ovni durant vingt minutes. Comme on peut le voir sur cette diapositive, ils ont déclaré un peu plus tard que les extraterrestres avaient des pinces de homard. » Ce n’est pas la seule bizarrerie de la soirée : selon le témoignage des deux pêcheurs, ces aliens possédaient aussi des pattes d’éléphant.
« Ils n’ont pas l’air méchant, mais ces histoires de créatures et leurs pinces »
Isaure zieute, la présence d’un journaliste la stresse et l’angoisse un peu. Elle sait que la traque d’ovni est souvent moquée. « Mais au sein de mon entourage, les gens comprennent. Comme moi, ma mère et ma marraine ont vu des apparitions étranges. De toute façon, ici on est ouverts et les gens savent qu’ils peuvent venir sans être jugés », explique-t-elle. Pour l’ufologue, il n’y a pas qu’une seule vérité. Alors, depuis des années, elle prête son oreille à tout un tas d’histoires extraterrestres et paranormales, le thème de la prochaine réunion.

Pour se protéger, la responsable de l’association toulousaine prend ses précautions. Un ufologue nous confiera qu’Isaure n’est d’ailleurs qu’un prénom d’emprunt. Elle se retranche derrière ce pseudo, car elle sait que sa communauté est souvent décriée : « Le mois dernier, nous avions invité un archéologue, Deïmian. Il a trouvé des choses intéressantes au Pérou sur une série d’événements paranormaux. Et bien, si tu tapes son nom sur Internet, tu vas trouver des choses malhonnêtes sur lui. »
Quelques clics suffisent d’ailleurs pour comprendre que l’homme n’est pas archéologue, mais un « passionné par les anciennes civilisations » et que ses recherches sont parfois raillées pour manque de sérieux. Ce n’est pas le premier invité des repas ufologiques avec une réputation sulfureuse et certainement pas le dernier.
La loi de Murphy frappe implacablement la conférence de Jean. Alain a du mal à gérer le niveau sonore des enceintes. Jean grogne : « Y a que mon père au premier rang que ça dérange le son ! Si on m’interrompt toutes les cinq minutes on ne va pas y arriver aussi ! » Isaure le calme et l’encourage à continuer, tout en faisant passer une tirelire faite maison en forme de soucoupe volante « pour financer le matériel ». Quelques minutes plus tard, Jean est une nouvelle fois interrompu, cette fois-ci par un plateau tombe et une assiette brisée sur le sol. Las, il réagit avec humour : « On continuera même si vous cassez des assiettes ou des soucoupes. »
Malgré le bruit de fond des couverts, des discussions, l’homme à la barbichette blanchâtre essaie de garder son style professoral et achève son cours magistral sur une séance de questions/réponses avec un public repu. Un homme se lève et prend le micro : « Y -avait-il d’autres témoins de ces apparitions ? » Oui, selon Jean.

Malgré leurs bonnes volontés, peu de chances que les habitués aient élargi leur cercle à de nouveaux adeptes. « Ce que je fais là ? Je suis seulement venu accompagner mon voisin. Ils n’ont pas l’air méchant, mais ces histoires de créateurs et leurs pinces… », rigole un homme d’une cinquante d’années. Un peu plus loin, un homme seul à sa table est également dubitatif et moqueur : « Ils cherchent des extraterrestres ? Et ils en trouvent ? »
Ce sont loin d’être les seuls à être intrigués. Juste derrière les ufologues, une bande d’adolescents déguste leurs frites assaisonnées de ketchup et se fend la poire en les comparant à Sylvain Durif. Véritable phénomène de l’Internet, cet hurluberlu prétend être « le Christ cosmique » depuis plusieurs années. À quelques pas de ces jeunes, Jean se lance dans la description de créatures aquatiques. Pas sûr qu’Isaure et les siens, captivés par l’étrangeté de ce témoignage, apprécient la comparaison.