Qui n’a jamais reçu un flyer de marabout sur son pare-brise, à la sortie d’un métro ou dans sa boîte aux lettres ? Far Ouest a tenté de savoir ce qui se cache derrière le bout de papier et les promesses de chance. Spoiler : la rédaction n’a toujours pas gagné au loto.
« Je n’ai pas le temps ! » Les marabouts, ces sages d’inspiration musulmane considérés comme des sorciers, ont beau promettre chance et bonheur sur leurs flyers, leurs pouvoirs n’ont vraisemblablement pas d’effet sur leurs emplois du temps. Alors qu’il nous avait courtoisement invités par texto à l’appeler, le professeur Adel n’est plus disponible quelques minutes plus tard. Peut-être une réponse automatique ? Quoi qu’il en soit, le marabout n’est pas le seul à être débordé. Les éminents professeurs Gassama, Djafa, Edaly, Gambada ou Kastera n’ont pas eu le temps de nous répondre malgré nos (très) multiples sollicitations.
Alors que leurs flyers envahissent les boîtes aux lettres des citadins et les commentaires sur Facebook, il est très difficile de joindre des marabouts pour comprendre de quoi il retourne. Omniprésente et insaisissable, cette figure urbaine est pourtant méconnue. Et ses pratiquants n’aident pas à en savoir davantage. Un peu plus disponible que ses confrères, Pascal Bobi, marabout africain, nous a expliqué comment il est tombé dans le maraboutage : « On ne se lève pas un jour en disait “Je suis marabout” parce que tu connais un remède. Non, ce sont les ancêtres qui choisissent. »
Les manières d’assoir sa légitimité de marabout sont nombreuses : descendre d’une lignée de marabouts comme Pascal, clamer avoir un don depuis la naissance ou même tirer ses pouvoirs d’un village sacré dans lequel le marabout a grandi. Mais, n’en déplaise aux esprits, le rêve de jeunesse du marabout était de « devenir directeur d’une banque privée ». Alors qu’il vit en Afrique, il promet sur site avoir le don d’exercer ses pouvoirs jusque dans le Bordelais. « Je demande juste les noms, prénoms et de l’argent pour les ingrédients. Le travail est à distance, mais la guérison est totale. »
Pascal Bobi ne nous en dira pas beaucoup plus. Lui non plus n’a pas le pouvoir de contrôler le temps. Tout juste prend-il quelques minutes pour répondre à une ultime question : quelle différence y a-t-il entre le bon et le mauvais marabout ? « C’est difficile de trouver les vrais parmi les faux, philosophe le sorcier. Mais il y a quelque chose qui peut faire la différence : le savoir-faire et les témoignages de clients satisfaits. »
« Il faut donner une contrepartie pour passer du monde spirituel au monde réel »
John n’est pas un client satisfait, mais il est plus bavard que les marabouts. À 23 ans, ce Bordelais a déjà eu affaire à l’un d’entre eux et il ne recommande pas l’expérience : pour lui, les marabouts n’apportent rien de bon. Très branchés spiritualisme en tous genres, ses parents lui ont fait voir plusieurs types de guérisseurs pour l’aider. Pour « canaliser » un môme un peu turbulent, ils estiment que la pratique du pendule ou encore celle du Vodou peuvent l’aider. « En Vendée, c’est moins surprenant qu’ailleurs d’aller voir des magnétiseurs ou ce genre de choses, explique-t-il d’emblée. C’est une région très ésotérique. » La Vendée, connue pour son opposition au mouvement révolutionnaire de 1789, est une terre qui a été « quasi-théocratie » d’après les propos de Alain Gérard, directeur du Centre vendéen de recherches historiques, dans une interview pour L’Express.
Lors de la séance, la marabout en face de lui pratique « l’écriture automatique » et lui fait manger « des trucs ». Une expérience peu concluante pour John, mais rare : les célèbres flyers ne renvoient que vers des hommes et très peu de femmes pratiquent le maraboutage.
La raison pour laquelle il ne recommande pas cette expérience est un peu particulière : « Je crois aux esprits. Et je pense que dans ce type de rite marabout, il faut donner une contrepartie pour passer du monde spirituel au monde réel. C’est pour ça qu’ils ont souvent des fétiches. La contrepartie, c’est que c’était pire encore après, je faisais des cauchemars, j’angoissais et j’avais des envies de me faire du mal. » La séance lui aurait apporté beaucoup de malheurs et une grosse dépression.
John fait reposer beaucoup d’aléas de sa vie sur le rite qu’il a vécu. Et s’il estime que ce type de pratique spirituelle est malsaine, il a trouvé du réconfort ailleurs et s’est converti depuis à la religion catholique. « On ne joue pas avec les esprits, toute guérison à un prix », précise-t-il. Depuis, John n’a plus jamais revu de marabouts, par peur des externalités négatives d’une telle entrevue. Et il estime qu’il ne s’en porte pas plus mal.
Professeur Mégabambou
Parmi la foule de marabouts injoignables, l’un d’entre eux semble plus disposé à répondre aux sollicitations et à enfin nous aider à mieux comprendre ces pratiques occultes : le Grand Professeur Mégabambou. Aussitôt contacté, le professeur à la tête de megabambou.com répond par mail. La page d’accueil annonce la couleur. Le site est dédié « à la collection des flyers de marabouts » et invite à découvrir « ce qui se cache derrière ces petites cartes publicitaires que vous recevez dans votre boîte aux lettres ou qu’on vous donne dans la rue, et auxquels vous n’accordez aucune attention. »
Dans les milieux urbains, c’est parfois associé à un charlatan, mais cela peut également être une figure d’autorité.
Derrière ce Prof. Mégabambou aux allures parodiques se cache en réalité Denis. L’homme se présente comme Magopinaciophile, collectionneur de flyers de marabouts. De l’humour ? Pas seulement. « Quand j’ai créé ce site il y a une dizaine d’années, il y avait forcément du second degré. Mais derrière l’ironie de cette collection, il y a une démarche quasiment sociologique », explique-t-il avec le plus grand sérieux.
Depuis des dizaines d’années, il garde chaque petit bout de papier précieusement et les mets en ligne sur son site. Sa collection de 1 900 flyers est probablement la plus grande de France. Difficile de le vérifier, car cette lubie est assez rare, même si son site lui a permis de rencontrer des semblables. Il n’en est pas peu fier du trésor qu’il a amassé : « Au début des années 2000, je les gardais de façon négligente, sans articulation logique. Puis je me suis mis à étoffer le site et créé un foisonnement de contenus avec un matériel pauvre et limité. »
Sur megabambou.com, Denis développe tout un tas de jeu comme le « Marabouts Name Generator », qui consiste à deviner si les noms de Marabouts proposés sont authentiques ou créés de toutes pièces ou le « Marabout Pendu », qui fonctionne comme le pendu classique, mais avec des noms de sorciers.
Denis a beau être comique, il est aussi un peu poète. Ce collectionneur chevronné voit dans les flyers une forme de « littérature urbaine avec une dose d’exotisme pour faire rêver la clientèle française ». Et s’il se refuse à jouer réellement le sociologue, il dresse tout de même un tableau de ses constatations empiriques et explique qu’il « vaut mieux être citadin » pour obtenir le fameux sésame dans sa boîte aux lettres. « Je pense que les lieux les plus propices pour en obtenir sont Paris, Lyon et Marseille. Il y a des particularités, j’ai l’impression que le format est plus allongé sur Lyon. » Et Bordeaux dans tout ça ? Il fouille, puis répond : « J’en ai huit de la région bordelaise, mais le format est assez standard. Par contre, c’est à Bordeaux que j’ai mon unique flyer de marabout femme ! »
Sociologie du marabout
Sans être magopinaciophile, Marie Nathalie LeBlanc connaît bien les marabouts pour y avoir consacré une partie de son temps. Anthropologue et professeure titulaire au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, elle dirige un projet de recherche intitulé : « Que sont devenus les marabouts ? Trajectoires occultes et changements sociaux en Afrique de l’Ouest ». Depuis les années 1990, elle multiplie les voyages en Afrique de l’Ouest pour les étudier.
Elle explique : « Le maraboutage est un phénomène largement ouest-africain datant de plusieurs siècles. Derrière ce terme se cachent différentes réalités : cela peut-être un chef soufi, un guérisseur ou n’importe quelle personne pratiquant l’occulte. Dans les milieux urbains, c’est parfois associé à un charlatan, mais cela peut également être une figure d’autorité. En fait, le marabout peut prendre bien des formes, mais il s’inscrit dans une certaine tradition de l’Islam. » À l’origine, le marabout est un personnage aux pouvoirs multiples, un sage musulman objet d’un culte populaire, proche de celui des saints dans la religion catholique.
La chercheuse confirme que la pratique est très largement masculine, même si cela pourrait changer à l’avenir. Elle reste l’apanage de la gent masculine, car dans une grande partie des sociétés traditionnelles, les hommes monopolisent les positions de pouvoir. Mais, des flyers d’aujourd’hui à la fonction initiale des marabouts, ces derniers se sont adaptés à leur temps. À l’origine, ce sont sages, garants de coutumes et de mythes locaux, qui peuvent aussi revêtir des fonctions médicinales. Puis, ils sont devenus des sortes de chefs locaux : « Au temps des colonies, c’était une façon pour le colon de se référer à un leader dans les pays d’Afrique de l’Ouest, où il existe un islam confrérique. Et si on y réfléchit, le fait de voir tant de flyers aujourd’hui à leur sujet dans nos sociétés, c’est le fruit de l’évolution du monde : intensification des flux migratoires et de la mondialisation. »
Marie Nathalie LeBlanc constate avec étonnement que cette figure se renouvelle. Cette pratique qu’elle observait s’éteindre dans les années 1990 connaît, sur le continent africain, un nouveau souffle. L’image d’Épinal du vieux sage s’effrite peu à peu et laisse place à de jeunes marabouts. « Leur pratique est davantage liée au Coran, analyse-t-elle. Ils ont un style plus ostentatoire, avec des voitures et un style de rappeur pour montrer leur réussite et celle qu’ils peuvent apporter à leur client. »
Les marabouts ont un pouvoir : s’adapter « aux besoins des locaux ». En France, cela va de la recherche d’amour, de chance à l’argent. Dans certains pays africains, cela peut aussi être une pratique médicale à part entière, souvent basé sur des versets coraniques. « Il existe des cliniques où on pratique la Roqya, une médecine prophétique où l’on peut traiter les patients avec des lectures du Coran ou de l’eau coranisée, à laquelle on a préalablement répété plusieurs sourates. »
Grosses voitures, pratiques coraniques ou flyers, le marabout est un caméléon qui sait se mêler au milieu qui l’entoure. De quoi faire naître un sentiment de charlatanisme ? « C’est un faux débat. Disons que, partout, le marabout cherche une manière de légitimer sa pratique », tranche Marie Nathalie LeBlanc. En France, le marabout s’est finalement adapté en proposant ses « savoirs » pour résoudre les problèmes des gens, contre rémunération.
Si l’efficacité du maraboutage est mesurable, celle des techniques de communication pour séduire le client est difficilement quantifiable. « Les flyers, sont probablement efficaces dans leur aspect quantitatif et pas dans le qualitatif. Le but c’est d’en distribuer partout à un coût réduit », conclut Denis. Pratique pour les accumuler et se lancer dans Magopinaciophile, seule collection au monde qui ne prend pas de valeur avec les années.