De plus en plus de viticulteurs se détournent des méthodes industrielles pour se convertir à la biodynamie. Un système d’exploitation agricole et ésotérique un peu particulier, qui mise sur des préparations à base de bouse de vache et sur le calendrier lunaire. Pour mieux comprendre de quoi il retourne, Far Ouest s’est rendu chez des convaincus, au Domaine Cinq Peyres dans le Tarn.
Impossible de voir la Lune aujourd’hui. Lumineux, le soleil prend toute la place dans le ciel bleu. Sous cette chaleur accablante, Charles Bonnafont marche pieds nus au milieu de ses vignes sur un sol encore humidifié par l’orage de la veille. Il tend le bras et estime : « Elle doit être par là, je pense. » La vie de Charles tourne autour de la Lune, aussi sûr que la Terre tourne autour du soleil. « Pour un scientifique, c’est comme ça que ça se passe. Mais moi, c’est l’inverse que je vis au quotidien. »
Charles n’est pas fermé à la science. Avant de devenir vigneron à 19 ans, le jeune agriculteur tarnais s’était même lancé dans une licence de biologie à la sortie d’un bac S. Cette formation scientifique ne l’empêche pas de se méfier des discours trop rationalistes, trop fermés, bref trop cartésiens. « L’esprit voit ce qu’il veut voir, l’âme synthétise », résume-t-il. Charles applique ce mantra dans son quotidien : au sein de son domaine situé à Cahuzac-sur-Vère, au cœur de l’appellation Gaillac, il ne cultive pas de la même façon que la plupart des viticulteurs qui entourent ses vignes.
Quand il reprend le domaine de ses parents en 2013, Charles fait un choix fort : il le convertit à la biodynamie. « C’est une philosophie et une pratique respectueuse des sols. Elle correspondait à la façon dont je voulais travailler. » En suivant cette méthode, les agriculteurs n’utilisent ni engrais ni pesticides. L’écologie a beau être au cœur de cette pensée, la biodynamie est davantage tournée vers l’idée de revenir au temps d’avant, avec moins de produits chimiques et moins de mécanisation.
Mais une autre raison explique la conversion de Charles. « Lorsque j’accompagnais mes parents pour des salons ou quand je participais à des dégustations, c’était les vins qui me donnaient le plus d’émotion. » Ni une, ni deux, le vigneron s’initie à cette pratique agricole ésotérique en suivant des formations. Une conversion loin d’être évidente.
Un travail dicté par le ciel
L’obsession de Charles pour la Lune vient de la biodynamie. Les tenants de cette méthode agricole théorisée par Rudolf Steiner en 1924 sont convaincus de la profonde influence du satellite sur la faune et la flore. Face à la mécanisation et à la généralisation des engrais dans l’agriculture, cet intellectuel né dans l’Empire d’Autriche-Hongrie propose une méthode ésotérique, basée sur le rythme lunaire et planétaire.
Pour organiser ses semaines, Charles se repose sur son « Calendrier des semis », un agenda singulier conçu par Maria et Matthias Thun, deux pionniers de la biodynamie. Les semaines y sont rythmées par la place de la Lune dans le ciel. Le livre s’attarde également sur les constellations. Le vigneron du Gaillacois explique : « La Lune passe par les différentes constellations. Et elles sont toutes reliées à un élément. L’élément feu, ce sont les signes du Bélier, du Lion et du Sagittaire. Cela correspond au fruit. L’élément terre c’est la racine, l’air c’est la fleur et l’eau c’est la feuille. »
Cette décomposition de l’almanach en fonction des constellations est primordiale : elle indique à Charles ce qu’il est préférable de travailler. Le satellite de la Terre passe devant une constellation considérée fruit ou fleur ? Charles peut alors travailler le vin. Sinon, il attendra que ce soit le bon moment. « Les jours, les plantes transpirent, la nuit, les plantes respirent. Et cette influence qu’exerce la Lune sur elles n’est pas la même tout le temps. »
Autre facteur cosmologique important dans la biodynamie : la phase de la Lune. Elle est soit ascendante, quand elle monte par rapport à l’horizon, soit descendante, quand elle descend par rapport à l’horizon. En fonction de ces données, le ciel dicte à Charles ses tâches. « Par exemple, quand l’axe de la Lune croise l’axe de la Terre, c’est un nœud lunaire. On évite de travailler le vivant dans cette période », illustre-t-il.
Cornes de vache
De cette méthode, le grand public retient surtout le plus spectaculaire : la « bouse de corne ». Pour les non-initiés, il s’agit de planter de la bouse de vache dans une corne du même animal, de la laisser quelques mois sous terre, puis de la répandre dans le champ. Véritable « emblème » de la biodynamie, c’est l’un des seuls critères pour se faire labelliser par Demeter, l’appellation la plus connue de ce secteur encore très marginal.
Au domaine des Cinq Peyres — les cinq pierres en occitan — on a fait le choix de ne pas être labellisé. « Je vends essentiellement à des restaurateurs ou des clients qui savent comment je travaille, je n’ai pas besoin de passer par un label », assure Charles. Le viticulteur ne cache pas sa pratique en biodynamie, mais il mise davantage sur les rapports humains pour expliquer sa démarche et pour détailler ses cépages, car eux non plus ne sont pas indiqués sur ses étiquettes.
Label ou pas, la bouse de vache, Charles l’utilise bel et bien. « On en répand sur le sol trois fois à l’automne et trois fois au printemps. Pour un total de 100 grammes par hectare. » Une petite quantité à première vue, mais le viticulteur certifie que c’est suffisant. Contrairement à nombre de biodynamistes, lui n’use pas de cornes de vache. Certains les remplissent de bouse, les enterrent pendant plusieurs mois avant de les ressortir.
Charles et plusieurs de ses confrères agriculteurs ont fait le choix de se faciliter la tâche et d’acheter en commun une préparation prête à l’emploi. Puis de la « dynamiser avec de l’eau à 37° pendant une heure », c’est-à-dire brasser le mélange à la force des bras en tournant rapidement au bord d’un sceau et changer la rotation dans le sens opposé pour créer un vortex.
Obsession pour le sol
À part la Lune, Charles a une deuxième obsession : son sol. C’est d’ailleurs pour maintenir sa qualité qu’il s’est converti à la biodynamie et qu’il utilise de la bouse de vache « Cela pourrait être des déjections de moutons, ce n’est pas tant la vache qui compte. La vache est plus pratique, car elle fait de plus grosses déjections. L’avantage de la bouse, ce sont ses micro-organismes. Ils viennent enrichir le sol. »
Pas besoin d’être un féru de biodynamies pour adhérer à l’amour que porte l’agriculteur Gaillacois à sa terre, qu’il foule pied nu. « Pour avoir un bon vin, il faut avoir un sol vivant », prêche-t-il. Contrairement à la méthode qu’il utilise, sa maxime fait l’unanimité. Et comme la terre se forme en fonction de ce qui s’y dépose et s’y décompose, que ce soit des plantes, des déjections ou des animaux morts, l’ainé des Bonnafont met tout en œuvre pour créer un cercle vertueux. « C’est comme un système digestif. » Cette lubie pour le sol vient-elle de la biodynamie ? « Pas nécessairement, c’est plus une question de bon sens. La biodynamie c’est aussi savoir s’adapter à son milieu et aux contraintes de son environnement. »
Cette obsession pour le sol est visible depuis la colline du domaine. La rangée d’arbres entre ses parcelles ? Les plantes qu’il sème entre ses rangées de vignes ? Les ruches d’abeille parsemant le domaine ? Les moutons — et leurs déjections — qu’il souhaite installer à l’avenir ? Tout est fait pour le rendre le plus riche possible et « recréer une dynamique de ferme ».
« Les anciens ont souvent raison »
Vous trouvez que l’agriculture biologique déchaîne les passions ? Ce n’est rien comparé à la biodynamie. Pour ses détracteurs, il s’agit carrément d’une imposture, d’une pseudoscience qui n’a pas prouvé scientifiquement ses bienfaits et qui se cache derrière des discours ésotériques. Pour Charles, c’est une méthode respectueuse de l’environnement. Et étonnamment productiviste. « Un de mes voisins est en train de réfléchir à passer en biodynamie. Sur une même surface, je produis davantage. »
Longtemps très marginale, la biodynamie est une pratique de plus en plus usée pour s’occuper des vignes et elle n’est plus seulement l’apanage d’agriculteurs en quête de sens. De nombreux domaines réputés s’y sont convertis, comme ceux de Gérard Bertrand, dont l’une des cuvées a remporté le prix du « meilleur vin rouge du monde » en 2019. Cet ancien rugbyman devenu viticulteur expliquait ainsi dans les colonnes du Monde que « les gens croyaient que c’était une secte », mais que cette vision est en train de changer, car « beaucoup pensent maintenant que c’est la référence ».
Cultiver en fonction de la Lune n’est pas nouveau, au contraire. De nombreux jardiniers s’occupent de leur potager en prenant en compte ce paramètre. Plus bio que le bio, la biodynamie est pour ses adeptes, un simple retour à une méthode plus traditionnelle. Et à 27 ans, Charles Bonnafont philosophe déjà comme ses ainés, avec qui il aime échanger et apprendre : « Ce que j’ai compris avec le temps, c’est que les anciens ont souvent raison. »