Nara a décidé de se faire un petit plaisir : dépenser une petite fortune pour une demi-douzaine d’huîtres. Alors que des pans entiers du bassin ont sombré dans les flots, la nature s’adapte (ou pas) au réchauffement des eaux.
À travers cinq cartes postales de lieux emblématiques de la région, la romancière Eve Gabrielle Demange imagine la vie en 2050 — un récit inspiré de ses entretiens avec Hervé Le Treut, coordinateur de l’étude Acclimaterra sur Les Impacts du changement climatique en Aquitaine.
« Bassin d’Arcachon, France — 18 août 2050
Yaho Ayame !
Nous voilà dans le bassin d’Arcachon. Cet endroit me rappelle notre enfance dans les dunes de Tottori. Le bassin ressemble à ces trous d’eau que nous creusions dans le sable à marée basse. Nuit et jour, l’océan s’engouffre dans un goulet d’à peine trois kilomètres de large, rogne les côtes et taille les dunes au gré des courants.
Ici les habitants se remettent doucement de la grande tempête de l’hiver 2049, plus violente que celle de 2019. La mer en furie a encore attaqué la pointe du Cap Ferret déjà bien amochée par les vents. Nous avons voulu voir l’endroit où se trouvait la maison de Bartherotte, un original entêté qui s’est battu contre les éléments durant toute sa vie, mais la promenade au bout de la presqu’île était totalement interdite pour des raisons de sécurité.
De toute façon, il paraît qu’il n’y a plus rien à voir. L’ouragan a tout emporté.
Hier, nous avons dormi à l’Herbe. Tu ne trouves pas que c’est beau d’appeler un village par le nom d’une plante ? Nous avons passé la nuit dans une ancienne cabane de pêcheurs, miraculeusement épargnée par les bourrasques. Catherine, notre hôte, la loue aux visiteurs pour boucler ses fins de mois. Cette femme élève des huîtres, comme son père et son grand-père.
Elle a perdu 40 % de sa production durant l’hiver. C’est la énième crise que vivent les ostréiculteurs d’ici. En plus du mauvais temps et des limitations très strictes de l’Organisation mondiale de l’Environnement sur la consommation des poissons, ils subissent les effets de la pollution et des maladies. L’année dernière, la vente de tous les coquillages produits dans le bassin a été interdite pendant plusieurs semaines.
Les eaux se réchauffent, le nombre d’algues augmente et avec elles, le risque de retrouver des toxines dans les fruits de mer. Et comme le débit des rivières en Aquitaine baisse, cela aggrave encore la concentration de la pollution. Des appareils mesurent en permanence la qualité de l’eau du bassin d’Arcachon afin de protéger les naissains. Catherine tient les Japonais en haute estime, car les huîtres du Japon ont permis de sauver la production locale à plusieurs reprises, mais elle se demande si elle pourra tenir encore longtemps.
Elle dit que c’est pareil pour les pêcheurs de la région. Autrefois, ils ramenaient des mulets, des dorades, des bars pris le long des côtes pour les vendre à la criée d’Arcachon. Maintenant, les bateaux ne peuvent plus passer dans le bassin et les marins ramènent de moins en moins de prises.
Les restaurateurs adaptent leur carte au jour le jour. Ils servent désormais des poissons tropicaux, des balistes, des barracudas et des poissons volants qui fuient les eaux trop chaudes de l’atlantique sud. Pour l’instant, Catherine résiste. Elle transmet son amour de la mer et de l’ostréiculture aux enfants d’Arcachon afin qu’ils n’oublient pas leur histoire. Elle leur apprend à vivre en harmonie avec la nature, à la respecter, la protéger.
Avec toutes ces difficultés, l’huître du banc d’Arguin est devenue un produit de luxe : presque aussi cher que notre fugu ! Nous avons savouré nos six huîtres avec un délicieux tartare d’algues en regardant le soleil se coucher sur la dune du Pyla. Le ciel est devenu rouge, un feu de lumière, un moment suspendu juste avant la nuit. J’avais le cœur battant.
Et toi, comment ça va à Kyoto ? Je sais que vous avez dû arrêter toutes les centrales d’éoliennes flottantes en prévision d’un énorme typhon. Donne-moi de tes nouvelles si Internet fonctionne toujours.
Mata Kondo,
Nara »