On les appelle « les mutilés du cerveau ». Ils sont ces soldats que personne n’a jamais honorés, victimes de troubles mentaux causés par la Première Guerre mondiale et morts dans l’indifférence. À Cadillac, en Gironde, une centaine d’entre eux reposent dans l’un des derniers « cimetières des fous » de France, adossé à l’hôpital psychiatrique. Des soldats qu’on n’a jamais voulu voir, mais grâce à qui la psychiatrie a fait un pas en avant.
La plupart ne portent pas de nom, pas de plaque. Derrière l’unité pour malades difficiles de l’hôpital psychiatrique, les croix rouillées des tombes alignées se ressemblent toutes. Le professeur Bénézech ne reconnaît même plus les allées. « Au moins, les os ne sortent plus de terre. » Il n’avait pas remis les pieds au cimetière depuis qu’il a été restauré. Ancien médecin-chef des hôpitaux psychiatriques de Cadillac, médecin légiste et criminologue, c’est en partie grâce à lui qu’on se souvient du « cimetière des oubliés ». Au terme d’une bataille qui aura duré plus de dix ans, le cimetière des internés psychiatriques a finalement été restauré en septembre 2020, un siècle après sa création.
« Des tas d’ossements qui sortaient de terre »
Avril 1918. Pendant que des centaines de milliers d’hommes combattent sur le front, les « asiles d’aliénés », ancêtres des hôpitaux psychiatriques, se remplissent. À Cadillac, l’augmentation du nombre de morts parmi les internés oblige l’asile à acquérir une nouvelle parcelle jouxtant le cimetière communal, afin d’y enterrer ses malades. Un « cimetière des fous », comme il en existe partout en France à l’époque.
Aujourd’hui, ce cimetière compte près de 900 sépultures. Mais au total, ce serait plus de 3000 internés psychiatriques qui y auraient été enterrés, souvent en pleine terre, les uns sur les autres. Pendant longtemps, le lieu n’a pas retenu l’attention des pouvoirs publics, pas plus que les morts qui l’habitent : il n’était pas rare de tomber sur un crâne ou de trébucher sur une croix arrachée en déambulant dans les allées délabrées.

« C’était inhumain, ce cimetière avec ces tas d’ossements qui sortaient de terre », s’indigne encore Martine Bajolle, secrétaire de l’association des Amis du cimetière des oubliés. C’est elle qui en 2008 fait appel au professeur Bénézech pour sauver le cimetière, quand celui-ci est menacé d’être rasé pour en faire un parking. « C’était une question d’humanité, et un devoir de mémoire », poursuit Martine Bajolle. Car parmi ces internés psychiatriques morts à l’asile, 201 sont d’un genre particulier : des Poilus, que la guerre a rendus fous.
La moitié d’entre eux ont eu droit à une sépulture dans un carré réservé. Les autres ont probablement été enterrés à même la terre, ou inhumés ailleurs. Et si le lieu est inscrit comme « monument historique » depuis 2010, c’est un peu grâce à eux : pour sauver le cimetière, le professeur Bénézech a mis l’accent sur la présence de poilus entassés sous terre. C’est, rappelle Martine Bajolle, « ce qui a convaincu le préfet de région » de l’époque, Dominique Schmitt, de classer le site. Aujourd’hui, leurs noms sont gravés sur des plaques ocre au fond du cimetière de Cadillac, mais leur histoire, elle, est encore méconnue.
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