Épisode 6
8 minutes de lecture
Jeudi 25 février 2021
par Sevan Hosebian-Vartanian
Sevan Hosebian-Vartanian
Originaire de la Drôme, Sevan Hosebian-Vartanian a rejoint le Sud-Ouest pour intégrer l'Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (Ijba) en 2019. En alternance à Far Ouest pour l'année, ses sujets de prédilection sont les problématiques sociétales et les questions religieuses.

En 2018, Hervé Gheerbrant, qui dirige le groupement forestier de la Grange du Noir, a racheté 40 hectares de la forêt de Rochechouart, provoquant une levée de boucliers de la part d’habitants et d’élus locaux. Prêts à tout pour défendre la biodiversité de cette forêt millénaire qu’ils croyaient en danger, ces derniers s’étaient heurtés à un nouveau propriétaire déterminé dénonçant un emballement. Cette polémique aura au moins eu le mérite de sensibiliser les acteurs publics — qui s’investissent de plus en plus — aux différents enjeux concernant la forêt.

Tout est parti d’un message publié sur Facebook en février 2018. Le Vice-Président de la région Nouvelle-Aquitaine, Nicolas Thierry, prévenait : la forêt de Rochechouart était en danger. Un nouveau propriétaire venait d’acquérir plusieurs parcelles, dont l’élu craignait qu’elles finissent en bois d’œuvre ou en bois de chauffe. Nous lui avions donné la parole dans notre premier épisode. Quant au gestionnaire forestier de la parcelle incriminée, Thomas Modori, il avait expliqué dans notre second épisode vouloir juste effectuer des éclaircies sur la parcelle, tout en préservant la biodiversité.

Deux ans après, comment se portent ces 40 hectares de forêt qui avaient tant fait parler ? Bien. Peu de choses ont changé sur place d’après Laure Dangla, chargée de mission forêt au Parc Naturel Régional. « La forêt est restée dans le même état. Le nouveau propriétaire a quand même très régulièrement communiqué sur sa volonté de maintenir cet état feuillu. » Les chênes par exemple, ont un intérêt environnemental que n’ont pas les résineux, qui eux — comme nous l’expliquions dans notre troisième épisode — n’accueillent pas de lichens inhabituels, de batraciens et d’insectes rarissimes. Elle ajoute : « Cette biodiversité est importante pour lui et pour l’exercice de la chasse, qui est une des raisons d’achat de cette propriété. »

Au final, plus de peur que de mal ? « Je pense qu’à l’époque tout le monde s’est un peu enflammé sur le sujet… à tort », confie Dominique Cacot, ingénieure et responsable équipe Haute-Vienne du Centre Régional de la Propriété forestière (CRPF) de Nouvelle-Aquitaine.

Laure Dangla, qui croit à la bonne foi du propriétaire Hervé Gheerbrandt, est du même avis. « Cette opération aura eu le mérite de mettre en lumière les forêts anciennes de la région.  Certains acteurs ont grossi le trait, mais il y a eu une prise de conscience de leur part sur l’intérêt de ce massif. »

Des acteurs publics toujours plus mobilisés

Cette prise de conscience de la part des collectivités territoriales n’a pas faibli après l’achat par Hervé Gheerbrant des 40 hectares de la forêt de Rochechouart. Bien au contraire. À la suite de cette polémique, Nicolas Thierry avait indiqué vouloir mettre en place un recensement de toutes les forêts de la région.

« Ce travail va être terminé mi-2021, nous allons ensuite vérifier forêt ancienne par forêt ancienne, quel est leur niveau de protection. S’il y a une protection suffisante, tant mieux. Sinon, nous mobiliserons le Conservatoire d’espaces naturels (CEN) pour qu’il essaie de contacter les propriétaires afin que les collectivités fassent acquisition de ces forêts », détaille le vice-président de la région. Au-delà de l’acquisition, la région peut déclencher une procédure de classement d’une zone en réserve naturelle.

Le rôle des pouvoirs publics est de faire l’acquisition de certains espaces naturels menacés. Le bien commun ne peut pas être privatisé.

Du côté communal aussi, les choses ont bougé. La forêt traverse deux communes, Saint-Auvent et Rochechouart. Cette dernière a décidé d’acquérir des parcelles boisées pour préserver la biodiversité. « Les communes qui achètent des parcelles avec comme objectif la préservation de la biodiversité ne sont pas nombreuses. Mais c’est le cas de la mairie de Rochechouart, qui a une vision patrimoniale de la forêt », selon Laure Dangla du Parc Naturel Régional.

En 2018, une cagnotte avait été lancée pour racheter, en vain, les 40 hectares de la forêt de Rochechouart convoités par le groupement forestier de la Grange du Noir dirigé par Hervé Gheerbrant. La même année, les habitants ayant participé à cette cagnotte à l’initiative de l’association Vivre le Parc ont accepté de rediriger leurs dons.

22 000 € ont ainsi été offerts par l’association à la commune, qui a pu ainsi devenir propriétaire d’une parcelle de 4,6 hectares de la forêt de Rochechouart en 2019. « Je pense que la municipalité a souhaité donner l’exemple en utilisant cet espace comme un lieu de valorisation du massif » détaille Laure Dangla.

Préserver la forêt pourrait donc passer par l’acquisition de parcelles par des acteurs publics. « On a besoin des acteurs publics, qui eux ont plus d’obligations à respecter pour préserver la biodiversité que les propriétaires privés. Ces derniers sont tentés de réaliser une coupe rase pour du bois, puis de planter des résineux, bien plus rentables que les feuillus. Les acteurs publics quant à eux, peuvent se permettre de financer l’entretien des forêts », déclare Sonia Saïd, écologue et chercheuse à l’Office français de la Biodiversité. (OFB)

Même son de cloche pour Nicolas Thierry, élu de la région. « C’est évident que nous avons besoin des acteurs publics pour protéger la forêt. Le rôle des pouvoirs publics est de faire l’acquisition de certains espaces naturels menacés. Le bien commun ne peut pas être privatisé. »

Dominique Cacot, ingénieure au CRPF, nuance le tableau. « Ce qui est important à mes yeux est que la forêt soit gérée de manière durable, peu importe le propriétaire. Certes, cela est plus facile à prendre en compte pour les collectivités, mais on a besoin de tout le monde. »

Vue depuis les allées du Château de Rochechouart
Le Château de Rochechouart — Photo : Wikimedia

Elle précise : « Nos propriétaires privés sont très attentifs. S’ils voulaient absolument être dans une dynamique de profit, ils iraient placer leur argent à la bourse, pas dans des forêts. » Selon le CRPF, la proportion entre feuillus et résineux n’a pas évolué depuis 2018. La forêt de Rochechouart quant à elle est toujours composée de deux tiers de feuillus pour un tiers de résineux.

Une forêt 100 % publique sous cloche ?

Tous s’accordent à dire que les acteurs publics peuvent permettre la préservation de la biodiversité, mais rendre les forêts 100 % publiques n’est pas envisageable. « L’argent public n’est pas illimité, c’est pour cette raison qu’il faut voir avec des scientifiques quels critères nous retenons pour les choix d’acquisition. Cela n’est pas aux politiques de décider », estime Nicolas Thierry. L’écologue Sonia Saïd le confirme : « cela serait bien que l’État et les collectivités territoriales soient propriétaires de plus de forêts, mais ils n’ont pas les moyens de tout racheter. »

Est-ce qu’une forêt 100 % publique est également une forêt accessible à tous ? Pas vraiment. Certains spécialistes de la forêt sont de fervents défenseurs des forêts vierges, forêts dans lesquelles l’intervention de l’Homme est proscrite. 

Penser la forêt comme un bien commun, accessible à tous, serait donc une mauvaise idée pour l’écologue Sonia Saïd. « Si un jour la forêt est considérée comme un bien commun et que tout le monde peut y accéder, cela gênerait la faune sauvage et créerait des dérangements. »

Mettre sous cloche permettrait d’éviter des mesures de sécurisation des forêts, absolument nécessaires pour rendre la forêt accessible au plus grand nombre. « Le public aime bien se promener en sentier quand c’est propre et sans branche au sol. Néanmoins, ces branches permettent le développement de la microfaune et le stockage de carbone », détaille Sonia Saïd. Enlever ces bouts de bois pour sécuriser les lieux signifie donc perdre des îlots de biodiversité.

Selon Laure Dangla du Parc Naturel Régional, mettre les forêts sous cloche n’est pas la solution. Cela induit forcément d’importer du bois, notamment d’outre-Atlantique. « Je pense qu’il vaut mieux qu’on produise du bois chez nous avec un contrôle, plutôt qu’à l’étranger sans contrôle ».

La société civile, friande des opérations coup de poing pour la défense des forêts, consomme du bois peu durable, comme pour les meubles en kit.

Importer rime aussi avec polluer, compte tenu de l’empreinte écologique liée au transport. D’après la Veille économique mutualisée filière Forêt-bois (VEM-FB), 35 % du volume de flux de bois d’œuvre est importé en France en 2017. Ce chiffre est de 12 % concernant le bois d’énergie et monte à 59 % pour le bois d’industrie la même année.

La chargée de mission forêt pointe aussi le décalage de la société civile, friande des opérations coup de poing pour la défense des forêts, et dans un même temps consommatrice de bois peu durable, comme pour les meubles en kit.

Attention toutefois à la caricature. Dominique Cacot du CRPF prévient : « Entre mettre la forêt sous cloche et la rendre industrielle dans son exploitation, il y a des intermédiaires. On grossit souvent le trait. Il faut s’adapter en fonction du terrain. »

Des garde-fous essentiels

Dans tous les cas, les propriétaires, publics ou privés, ne peuvent pas faire n’importe quoi. Plusieurs documents fixent des règles à différentes échelles. En premier lieu, le code forestier, qui donne un cadre national : il prévoit qu’en cas de coupe supérieure à une certaine surface, une autorisation doit être demandée, soit au préfet du département, soit au CRPF. Le reboisement est également obligatoire à partir d’une certaine surface. Et on ne peut pas non plus reboiser comme on veut, uniquement avec des résineux.

Au niveau de la région, c’est le schéma régional de gestion sylvicole (SRGS) qui fixe des règles supplémentaires. Il indique les opérations minimales à exercer, avec quelles méthodes de gestion pour quel type de peuplement et quelles essences. Il fixe aussi des limites. « Si un peuplement a 20 ans, il faut une bonne raison pour le couper, comme une raison sanitaire », explique Dominique Cacot.

Localement, le propriétaire peut décider de créer un document de gestion spécifique à sa forêt. Il en existe de plusieurs types. Pour les parcelles de plus de 25 hectares, on parle de « Plan simple de gestion » (PSG) qui est alors obligatoire. Hervé Gheerbrant, propriétaire de 40 hectares de la forêt de Rochechouart, devra donc s’y plier et faire un état des lieux de sa forêt, ainsi qu’indiquer les coupes et travaux prévus durant une période qu’il devra lui-même fixer, qui va de 10 à 20 ans.

En attendant, il devra respecter — tout comme certains propriétaires de petites surfaces qui décident de ne pas faire de document spécifique — à la fois les règles nationales du code forestier et les règles régionales du SRGS. Une autorisation doit donc être demandée à chaque coupe et aucune aide publique ne peut être accordée si aucun document de gestion n’existe.

Le CRPF de Nouvelle-Aquitaine indique qu’Hervé Gheerbrant, qui dirige le groupement forestier de la Grange du Noir, souhaite réaliser un document spécifique pour sa forêt — qui devra être conforme aux normes nationales du code forestier et aux normes régionales du SRGS — avec l’aide d’un gestionnaire forestier professionnel. Une bonne idée ?

Laure Dangla du Parc Naturel Régional estime en effet que le principal danger concernant les propriétaires privés peut être leur méconnaissance des enjeux forestiers. « Le principal souci de la forêt privée est que le propriétaire est souvent seul. Il ne sait pas toujours comment gérer une forêt, car c’est technique. » S’entourer d’un gestionnaire forestier professionnelest donc une bonne alternative. Dominique Cacot concède : « Il faut responsabiliser les propriétaires privés, les former. C’est notre rôle au CRPF. »

Ces garde-fous ne rassurent pas Nicolas Thierry, toujours inquiet pour la forêt de Rochechouart. « Je ne doute pas que le nouveau propriétaire soit raisonnable, mais qui me dit que les gens à la tête du groupement forestier dans 20 ou 30 ans le seront ? »  

Laure Dangla conclut, optimiste tout de même : « Il ne faut pas diaboliser les propriétaires privés. Surtout les nouveaux, qui sont des gens qui depuis petits ont ces notions d’environnement, de changement climatique… Le profil des propriétaires évolue. J’ai de l’espoir. »

Sevan Hosebian-Vartanian
Originaire de la Drôme, Sevan Hosebian-Vartanian a rejoint le Sud-Ouest pour intégrer l'Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (Ijba) en 2019. En alternance à Far Ouest pour l'année, ses sujets de prédilection sont les problématiques sociétales et les questions religieuses.
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