Épisode 8
7 minutes de lecture
Mercredi 19 mai 2021
par Amandine Sanial
Amandine Sanial
Journaliste souvent, photographe parfois, Amandine a collaboré avec Télérama, M le magazine du Monde ou encore Rue89 avant de couvrir l’actualité police-justice pour une agence de presse à Paris. De retour d’un long voyage à travers l’Europe, l’Asie centrale et l’Inde, elle a posé ses valises dans le Sud-Ouest.

On le connaît tous. Cet ami d’ami qui a investi dans le Bitcoin il y a quatre ans, et a gagné de quoi se payer une voiture. Mais derrière son caractère spéculatif, cette monnaie virtuelle cache des valeurs anarchistes et libertaires, dans le but de court-circuiter le système bancaire. Si aujourd’hui, beaucoup sont simplement attirés par l’appât du gain, certains voient dans les cryptomonnaies une façon de changer le système de façon radicale.

« J’ai fait comme tout le monde. J’ai fait l’écureuil, j’ai mis mon argent sur un livret A en attendant que ça rapporte. L’an dernier, j’ai gagné 4 euros. » Quand il parle des banques, Sébastien est amer. À 38 ans, désabusé par le système financier, il a compris qu’il ne pourrait pas compter sur ce dernier pour faire fructifier son PEL. Un jour, il a franchi le pas. « Un de mes potes s’est mis à la crypto. On s’est chauffé l’un l’autre, et c’était parti. » Sébastien pioche dans son épargne et investit 150 euros, puis 200 euros dans plusieurs cryptomonnaies. « En un mois, j’ai gagné 70 euros. Soit plus que toutes mes années de livret A cumulées. »

L’histoire de Sébastien n’a rien d’original : c’est celle de ce type qu’on entend en soirée, celui qui a investi dans les crypto et qui s’est fait un peu d’argent, parfois beaucoup. Julien, lui, détient aujourd’hui l’équivalent de 4000 euros en cryptomonnaies. Soit dix fois plus que son investissement de départ, un an et demi plus tôt. « J’ai mis 400 euros dans l’Ether, complètement par hasard », après être tombé sur un article qui conseillait d’investir dans cette cryptomonnaie, l’Ethereum. Comme Sébastien, il en a eu « marre de du taux du livret A en baisse » et « des assurances-vie qui ne sont pas rentables » et a voulu tenter sa chance ailleurs.

Des anarchistes du web qui défendent une liberté d’échange totale.

Ils s’appellent Sébastien, Julien, Thomas ou Arnaud, et se ressemblent tous : ils sont plutôt jeunes, vivent dans le Sud-Ouest, ont un peu d’économie et ont gagné de l’argent grâce à la crypto. Pour autant, tous se disent plutôt à gauche, et aucun d’entre eux n’aurait eu l’idée d’investir en bourse. Alors, pourquoi placer son argent dans des monnaies virtuelles aussi volatiles que le cours d’une action ? Pour eux, la raison est simple : le Bitcoin est bien plus qu’une monnaie.

Cryptoanarchistes et cypherpunks

Pour comprendre la philosophie derrière le bitcoin, il faut d’abord comprendre de quoi on parle. En 2009, un développeur inconnu sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto crée le Bitcoin : un « token », c’est-à-dire un actif numérique infalsifiable et unique échangeable librement sur internet entre deux individus, sans passer par une autorité tierce. Chaque transaction de Bitcoin est enregistrée sur un grand livre comptable, la blockchain. Le fonctionnement aujourd’hui est le même qu’à ses débuts : n’importe qui peut acheter des Bitcoins, à condition de disposer d’une connexion internet et de se créer un portefeuille en ligne où stocker sa monnaie. Au fil des années, de nombreuses cryptomonnaies ont vu le jour sur le modèle du Bitcoin tel que l’Ethereum ou le Ripple… Pour la plupart utilisées dans un but spéculatif : on achète quand c’est bas, en attendant que ça monte.

Pourtant, à l’origine, le Bitcoin n’avait rien d’un instrument de spéculation. Il a même été conçu comme un système de paiement libre, qu’aucune entité ne peut interdire ou autoriser. Son créateur, sans que l’on sache vraiment qui il est, est considéré comme proche ou issu de la mouvance cypherpunk et cryptoanarchiste. « Des gars qui ont la phobie d’un État totalitaire qui contrôlerait tous les flux, que ce soit de données personnelles comme de données bancaires », analyse Baptiste Lac, cofondateur du Comptoir des cybermonnaies, une boutique d’aide à l’achat de Bitcoins basée à Bordeaux. Des anarchistes du web, en somme, qui défendent une liberté d’échange totale garantissant l’anonymat et le respect de la vie privée.

À sa création, le Bitcoin était un idéal libertaire.

L’objectif du Bitcoin est donc de contourner les banques en créant un système monétaire sur internet, sans qu’une autorité de régulation ait son mot à dire. « Il n’y avait pas non plus de volonté d’enrichissement personnel derrière, par rapport aux projets qu’on peut voir aujourd’hui. C’était juste un test, pour voir si ça pouvait marcher», ajoute Baptiste Lac.

Placement financier ou acte révolutionnaire?

À sa création, le Bitcoin était un idéal libertaire. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, l’appât du gain a pris le dessus chez les investisseurs. Son principe même en est la cause : la valeur du Bitcoin fluctue en fonction de l’offre et de la demande. Plus la communauté est large, plus la monnaie prend de la valeur. Si les premiers Bitcoins s’échangeaient pour quelques euros, il faut aujourd’hui près de 50 000 euros pour en acheter un seul.

Une fois ses Bitcoins en poche, il est possible de réaliser des achats sur certains sites internet, comme PayPal, et parfois même dans le monde réel : en France, certaines enseignes comme la chaîne de restauration Subway ou encore JustEat ont désormais autorisé le paiement en Bitcoin. Mais plutôt que de les utiliser, la plupart des investisseurs préfèrent attendre que le cours du Bitcoin continue de monter afin de maximiser leur profit, et les retirer au moment opportun. Ainsi, au fil des années, la monnaie virtuelle a attiré des investisseurs plus portés sur la maximisation du profit que sur l’idéal de liberté.

Pour moi, les assurances-vie ou le livret A s’inscrivent dans une logique capitaliste. Pas les cryptomonnaies.

Pourtant, l’investisseur en Bitcoin serait bien loin de la figure du trader, si on en croit Baptiste Lac. « Aujourd’hui, on ne peut plus associer le Bitcoin à un type de pensée. Ça touche aussi bien l’extrême gauche que des libéraux, des capitalistes que des anti-capitalistes. » Le Comptoir des cybermonnaies en est une belle illustration : ici, toutes les classes sociales issues de toutes les générations se croisent. « On a déjà eu un punk à chien qui achetait des Bitcoins pour se payer des pièces automobiles sur un site allemand, à côté d’un policier venu pour investir à titre personnel. On a aussi eu des organisateurs du mouvement gilet jaune à Bordeaux qui se retrouvent à parler avec un gars de la Commission européenne. Il y a de tout.»

Si les profils sont divers, Baptiste Lac le reconnaît : la majorité des gens qui passe la porte de sa boutique cherche surtout à se faire un peu d’argent. « Beaucoup de gens se foutent des valeurs derrière. Pour eux, c’est un placement financier comme un autre. » Parfois, certains clients sortent du lot : « Un mec qui vit de la permaculture en Dordogne est venu nous voir. Par défiance du système financier, il voulait sortir son argent de la banque. Il a clôturé tous ses comptes d’assurance-vie et acheté des bitcoins simplement pour ne dépendre plus de personne. »

En finir avec les banques

Difficile de faire entrer l’investisseur en crypto dans une case. Cependant, au milieu d’une foule attirée par l’argent facile et rapide, certains se retrouvent dans les valeurs initiales du Bitcoin, en particulier quand il s’agit de contourner les banques. C’est le cas de Julien. « Pour moi, les assurances-vie ou le livret A s’inscrivent dans une logique capitaliste. Pas les cryptomonnaies. Placer ailleurs, sortir du système bancaire pour éviter de faire marcher la machine, ça me plaisait. »

Même constat pour Thomas, qui voit dans les cryptomonnaies une valeur refuge, un moyen d’éviter un krach boursier. «Le système monétaire actuel a autant de chances de se casser la gueule que le Bitcoin. Surtout, je pense qu’il vaut mieux prendre le train aujourd’hui pour ne pas se retrouver lésé dans un futur plus ou moins proche. »

Une crypto : le bitcoin
À l’origine, le bitcoin est donc un idéal de monnaie égalitaire sans régulateur et sans frontières.

Les cryptomonnaies pourraient donc devenir une alternative au système bancaire existant. De là à remplacer notre monnaie actuelle ? Pas vraiment, si l’on en croit Baptiste Lac. « Le Bitcoin ne va pas supplanter les monnaies étatiques. Je pense plutôt qu’elles cohabiteront.» Les monnaies virtuelles peuvent en revanche se placer comme une assurance contre une hyper-inflation, ou une crise bancaire. Et à l’inverse des banques, elles logent tout le monde à la même enseigne. « C’est l’inverse du système bancaire actuel, où plus on a de l’argent, et plus le banquier va nous proposer des choses intéressantes, analyse Arnaud. Avec les cryptomonnaies, on va pouvoir réaliser des emprunts sans avoir beaucoup d’argent de côté et sans prouver qu’on a un travail, par exemple. On redistribue les cartes socialement. Ça annonce des choses géniales! »

Des projets concrets derrière d’autres crypto

À l’origine, le bitcoin est donc un idéal de monnaie égalitaire sans régulateur et sans frontières. Mais quand on voit qu’Elon Musk, le patron de Tesla, a déjà investi 1,5 milliard de dollars en Bitcoins, ou que le premier lot de Bitcoins vendus aux enchères s’est acheté cinq fois au-dessus du cours du jour, on peut se demander ce qu’il reste des valeurs portées en étendard à sa création.

En parallèle de l’ascension du Bitcoin, d’autres cryptomonnaies ont vu le jour, permettant aux investisseurs d’outrepasser les aspects spéculatifs du Bitcoin ou de l’Ethereum pour s’intéresser aux projets technologiques financés par ces nouvelles monnaies. C’est ce qu’a choisi Arnaud, 26 ans, qui a commencé à investir en 2013. « Au début, je ne me renseignais pas vraiment. J’ai gagné un peu d’argent grâce aux crypto, ça m’a permis de me payer quelques bières en étant étudiant. Puis j’ai commencé à m’intéresser aux projets financés derrière. » Dans le monde des cryptomonnaies, de nouveaux protocoles sont régulièrement créés sur la blockchain, donnant naissance à de nouvelles monnaies alternatives. Derrière ces protocoles, l’argent investi sert à financer des projets concrets. Kleros, par exemple, est un projet servant à financer une sorte de tribunal décentralisé sur internet, évitant ainsi un procès long et coûteux devant un tribunal classique. « Ce qui m’intéresse, c’est de suivre un projet depuis le début, explique Arnaud. Je ne suis pas là en tant que trader, mais plutôt en tant qu’investisseur, car le projet me plaît.» Pour lui, l’intérêt des crypto ne réside pas dans la capacité à se faire de l’argent rapidement, mais plutôt à soutenir des projets qui lui sont chers. « J’investis, car j’espère au fond que ce truc-là sera démocratisé un jour, et que je pourrai l’utiliser dans mon quotidien. »

Un système dans lequel se retrouve également Sébastien. « J’ai investi dans des projets qui me semblaient plutôt cool. En général, ce sont des projets de finance décentralisée, qui squeezent un peu les banques. Comme je n’ai pas un grand amour pour les banquiers, l’idée me plaisait bien. » Surtout, en choisissant ses projets, il sait à quoi va servir son argent. « C’est ce qui me dérange dans l’assurance-vie par exemple : tes sous vont peut-être servir à financer une boîte locale qui a un projet cool, mais peut-être aussi des puits de pétrole au bout du monde. » Mais si les détendeurs de crypto sont maîtres de leur argent, reste toujours le risque inhérent à toute monnaie : tout perdre quand elle dégringole.

Amandine Sanial
Journaliste souvent, photographe parfois, Amandine a collaboré avec Télérama, M le magazine du Monde ou encore Rue89 avant de couvrir l’actualité police-justice pour une agence de presse à Paris. De retour d’un long voyage à travers l’Europe, l’Asie centrale et l’Inde, elle a posé ses valises dans le Sud-Ouest.
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