Épisode 1
9 minutes de lecture
Lundi 26 juin 2017
par Benjamin Hoguet et Léa DUCRÉ
Benjamin Hoguet
L’intersection entre narration et interaction a toujours été ma plus tenace passion. J’y consacre tout mon temps, que ce soit à travers mes projets ou l’animation d’une communauté que j’espère chaque jour plus forte.
Léa DUCRÉ
Journaliste, chef de projet et auteur : ma passion pour le reportage, l'enquête, la narration et les nouveaux médias s'exprime sous différentes formes. J'ai écrit pour des journaux en France (Le Monde Diplomatique, Neon, Libération, La Croix, Marianne, Politis, National Geographic et le Monde des Religions) et à l'étranger (le Courrier du Vietnam et L'Orient Le Jour). Je me spécialise désormais dans le secteur des nouvelles écritures au sein de la société de production interactive Upian.

Saviez-vous qu’une banque ne vous prête jamais son argent ? Le pouvoir des banques est immense et notre relation avec elles est totalement déséquilibré. Mais est-il possible aujourd’hui de faire sans elles ? Ou sans argent ? Le squat, le troc, le freeganisme… Quelles sont les alternatives ?

Un box soigné encadré de grandes vitres donnant vu sur d’autres bureaux aseptisés. Échanges policés, sourires impeccables. Tout le vernis autour de nous ne trompe pas. Nous sommes dans une banque privée du centre de Bordeaux. Notre interlocutrice, la trentaine, se veut avenante. « Partons sur vingt-cinq ans ». Du coin de l’œil, elle nous regarde pourtant d’un air circonspect. Un couple de journaliste et auteur indépendants, cela ne rentre pas vraiment dans sa grille.

Après une attente infinie, elle conclut : « Vos professions étant un peu hors cases, je ne peux que vous proposer le moins bon de nos taux d’intérêt. » Verdict. Lorsque nous aurons finalement réussi à rembourser les 240 000 euros que la banque nous propose, nous lui aurons également versé 100 000 euros.

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D’emblée, nous nous projetons sur les vingt-cinq prochaines années passées à payer une dette. Un quart de siècle durant lequel nos revenus ne doivent pas chuter, notre situation ne changer qu’à la marge. Un poids se pose sur nos épaules et nos regards sont comme hypnotisés par les mains fluettes de notre conseillère qui s’agitent à nouveau pour nous exposer la suite. « Il faudra également que vous soyez accompagnés par un organisme de caution qui veillera à ce que la banque soit remboursée même si vous ne pouvez pas payer. Pour cela, la société en question étudiera votre dossier et vous facturera d’un pourcentage du montant du prêt. »

Traduction : nous devons signer un contrat avec l’équivalent légal des armoires à glace qui viendraient recouvrer un prêt sur gages douteux. Et les rémunérer pour leur service !

« Et il ne restera plus qu’à vous doter d’une assurance décès Invalidité pour que la banque ne se trouve pas démunie en cas de malheur », conclut la jeune conseillère d’un ton presque guilleret. Quel que ce soit l’aléa qui nous frappe, la banque ne doit jamais être perdante.

Si le privilège de battre monnaie était jadis celui des États, il est aujourd’hui, en quasi-totalité, l’apanage des banques privées.

Au total, il nous faudra payer 18 000 euros pour la mettre à l’abri du risque. Face à nos mines pantoises, notre banquière se veut optimiste. « Si vous prenez également votre assurance logement chez nous, nous pourrions faire un petit geste commercial. » Faire un petit geste ? Emblématique de l’univers du service, l’expression nous interpelle. Quel est le service offert par une banque qui ne prend aucun risque ? La banque nous prête-t-elle vraiment son argent ? Fait-elle un « geste » en consentant une baisse de taux d’intérêt ?

Notre indignation nous pousse à chercher des réponses. Nos découvertes ne vont que nourrir davantage notre révolte. Aujourd’hui, contrairement à une croyance répandue, ce ne sont pas les États ou l’Europe, via leurs banques centrales, qui créent l’essentiel de la monnaie. En frappant des pièces et en imprimant des billes, ils ne mettent en circulation qu’environ 5% de la masse monétaire. Si le privilège de battre monnaie était jadis celui des États, il est aujourd’hui, en quasi-totalité, l’apanage des banques privées.

Nous sommes les 3% !

Quand nous empruntons pour acheter un appartement, la banque procède à un petit « jeu d’écriture » : elle inscrit notre créance à son actif, et crédite la somme sur notre compte. Aussi simplement que ça, la banque a créé de la monnaie. Elle n’a pas pris cet argent sur le compte d’autres clients ou sur ses fonds propres. Cet argent que la banque a donc tant de mal à nous prêter représente pour la banque une simple inscription électronique sur laquelle elle percevra des intérêts. Elle n’a pas besoin de disposer de dépôts préalables pour consentir ce crédit.

« Si nous ne remboursons pas, nous serons considérés comme insolvables, indignes de toute confiance. » – Photo : Micheile Henderson

On pourrait nous rétorquer que sa rémunération est juste au vu du risque qu’elle prend. Mais c’est au client de payer les assurances qui la protègent. Et nous savons que quoiqu’il en soit, si la banque devait se trouver en faillite elle serait probablement sauvée par l’État, avec nos impôts donc. Ce qui nous gêne encore davantage dans cette mascarade que nous joue la banque, c’est que tout cet argent fictif avec lequel elle joue ne participe pas aux financements de l’activité productive.

Seuls 3% des flux monétaires sont consacrés à l’économie réelle, les 97% restants représentant diverses formes de spéculation financière.

Aujourd’hui, l’emprunt est quasiment un passage obligé pour qui veut acheter une voiture, posséder son logement, monter son entreprise… Autour de la trentaine, l’emprunt fonctionne comme un rite de passage, mais un rite qui s’accompagne d’une culpabilité prématurée. La banque nous fait miroiter l’opprobre qui s’abattra sur nous si nous ne tenons pas nos engagements. Si nous ne remboursons pas, nous serons considérés comme insolvables, indignes de toute confiance.

« J’ai réalisé qu’il y avait beaucoup de gaspillage. C’est idiot de dépenser de l’argent quand il y a tant de choses qui vont être jetées. »

Faut-il vraiment jouer ce jeu s’il nous indigne ? Y a-t-il seulement une alternative à la toute-puissance des banques privées ? Concrètement aujourd’hui, est-ce que nous pouvons vivre en échappant aux banques et retrouver du sens dans les échanges humains ? Cela reviendrait-il à vivre sans argent ? Nous avions entendu parler des gratuivores, ces militants qui ont décidé de vivre sans échanges commerciaux d’aucune sorte.

Si c’est gratuit, c’est encore meilleur

Le mouvement a émergé dans les années 1990 aux États-Unis sous l’appellation « freegan » (terme né de la contraction entre « free », gratuit, et « vegan », l’un des courants végétariens.) Son objectif : dénoncer le gaspillage – qu’il soit alimentaire, énergétique ou immobilier – et se tourner vers la décroissance. Concrètement, cela passe par le glanage, le maraîchage, le troc pour l’alimentation, l’auto-stop pour les transports et la réquisition citoyenne – alias le squat – pour le logement.

Amélie, la vingtaine aguerrie, connaît bien toutes ces techniques. Malgré ses études en sciences politiques, elle ne travaille pas. Elle vit d’échanges et de recyclage. Le déclic a eu lieu durant ses études. « J’ai réalisé qu’il y avait beaucoup de gaspillage. C’est idiot de dépenser de l’argent quand il y a tant de choses qui vont être jetées », explique-t-elle avec une simplicité désarmante.

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Nous retrouvons la jeune gratuivore hirsute sur le marché de Bergerac alors qu’elle s’apprête à faire les invendus. Nous imaginions faire la collecte à ses côtés, mais avant de commencer, nous réalisons que nous sommes étrangement gênés. Allons-nous quémander ? Quelle sera la réaction derrière les étals ? Nous réalisons la honte qui assaillit immédiatement ceux qui se retrouvent sans un sou. Dans notre société ne pas avoir d’argent est perçu comme une faute.

Mine réjouie et sourire mutin, Amélie nous rassure. « Ce sentiment de gêne n’est pas rare. J’ai des amis qui préfèrent ramasser les produits périmés dans les poubelles des supermarchés plutôt que de s’exposer aux regards et aux refus des marchands. » À Bergerac, aucune animosité chez les commerçants. La plupart ont quelques fruits et légumes qu’ils sont ravis de ne pas mettre à la poubelle. Et nombreux sont ceux qui veulent nous donner des produits encore vendables par simple générosité. Dans ce cas, Amélie précise : son objectif est avant tout de lutter contre le gaspillage. Et lorsqu’un producteur n’a plus rien à donner, la jeune femme se réjouit d’un « tant mieux ».

Au final en une petite demi-heure Amélie a récolté de quoi faire une salade, un plat de légumes, une sauce tomate et des fraises pour le dessert. Se nourrir sans argent n’a donc rien d’impossible, à condition d’y passer du temps.

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J’irai dormir chez eux

Reste une question : peut-on se loger sans argent ? Adrien qui se nourrit également avec des invendus nous apporte une réponse : le squat. « Le droit au logement est inscrit dans la Constitution », rappelle le jeune infirmier qui revendique son statut de SDF. Il a mis en pause son job d’infirmier pendant trois ans pour consacrer ses journées à penser, aider et non consommé. Dans sa poche, une quinzaine de clefs. Elles lui donnent accès aux apparts de ses amis, la maison de ses parents et quelques squats.

Ils nous mettent en garde contre le mirage d’une vie facile, sans contraintes, car sans histoires de sous.

Face à l’Église d’Eysines, à 10 km de Bordeaux, la végétation foisonnante du squat de l’Oasis laisse présager la créativité dont déborde le lieu. A l’intérieur, les affiches politiques à l’effigie de Coluche dansent au vent. L’esprit de débrouille illumine chaque parcelle. Ici poussent des radis, là des carottes. Et partout, les jouets d’enfants parsèment le sol. La plus grande demeure du squat permet d’accueillir jusqu’à trois familles. La belle bâtisse datant du siècle dernier est amputée d’une fenêtre. « Nous avons laissé une fenêtre murée pour rappeler comment était la maison quand nous l’avons trouvée. Entièrement murée avec des infiltrations d’eau. Elle aurait dû être détruite si nous n’étions pas intervenus », soupire Adrien. La menace d’expulsion plane sur le lieu.

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Nous interrogeons le jeune homme mordu de politique sur son rapport à l’argent. La mine sérieuse qu’Adrien arbore en tout temps – ce sérieux trop lourd pour son âge – se durcit encore un peu. « Nous essayons de vivre sur d’autres valeurs que celles de l’argent : sur des dynamiques de partage et de solidarité. Pour avoir des subventions, il faut rentrer dans des cases. Avec cet argent vient la perte de la liberté d’agir et d’indépendance. »

Au fil de notre immersion dans cet univers, une réalité se dessine : le squat répond à une nécessité, à une urgence. Des familles, des mineurs isolés, des migrants y trouvent refuge pour un temps. Certes, il y a dans ce combat une forme de militantisme, un idéal de société où chacun aurait un lieu pour vivre sans questions d’argent, mais il y a surtout des situations de détresse auxquelles il faut répondre. De notre côté, aucune urgence. Nous souhaitions juste comprendre, nous n’aurions pas notre place ici.

Nous cherchons alors une communauté qui vit sans argent de façon plus durable. Une petite recherche nous met sur la piste d’un village du pays basque espagnol qui semble vivre de ses petites productions et d’échanges. Mais lorsque nous les appelons, ils nous arrêtent vite « C’est un mythe… c’est faux. Nous avons besoin d’argent. » Ils nous mettent en garde contre le mirage d’une vie facile, sans contraintes car sans histoires de sous. « La vie en communauté n’est pas facile, non plus. Il faut trouver des solutions, se débrouiller. »

De bric et de troc

Le squat, le troc, le freeganism… Au fond, nous comprenons que ces solutions fonctionnent parce qu’elles sont adossées au système monétaire en place. Elles existent en marge et offrent une réponse pour tous ceux que notre société laissent sur le banc de touche. Mais ces militants n’attendent pas que, demain, nous adoptions tous ce mode de vie. Leurs choix radicaux éclairent les impasses de nos systèmes sans nécessairement dessiner les autres options possibles.

Nous finissons par nous interroger : une société fondée sur l’échange et le troc est-elle seulement possible ? Ou ce système ne fonctionne-t-il qu’en appoint ? Un sophisme commun consiste à dire que le troc préexistait à la monnaie. Or, nous découvrons qu’il n’existe aucune preuve historique de ce présupposé. Au contraire, « tout porte à croire que le troc n’est pas un phénomène particulièrement ancien, et qu’il ne s’est vraiment répandu qu’à l’époque moderne, fait valoir l’anthropologue et économiste américain David Graeber. Il est certain que, dans la plupart des cas que nous connaissons, il a lieu entre des personnes auxquelles l’usage de la monnaie est familier, mais qui, pour une raison quelconque, n’en ont pas beaucoup. » Généralement, le troc a lieu entre des étrangers, voire des ennemis. Des personnes se rencontrant de façon ponctuelle et ne souhaitant pas entretenir des relations durables.

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Même lorsque les monnaies s’effondrent, le retour au troc à proprement parlé est rare. Un exemple flagrant est celui de la période suivant l’effondrement de l’Empire romain, souvent décrite comme un « retour au troc ». Si les pièces avaient effectivement disparues, on a pourtant continué à tenir des comptes dans la vieille monnaie impériale, sur des registres. En monnaie virtuelle finalement…

Nous commençons à comprendre que notre conception de la monnaie est erronée. Le vernis d’illusions dont se parait la banque habille également notre compréhension des systèmes d’échanges. On nous apprend qu’il n’existe qu’une seule gestion efficace de la monnaie. La monnaie doit être unique, nationale ou supranationale, créée par les banques, évaluée sur des marchés dont on surjoue la complexité. Or, la variété des formes monétaires dans l’histoire de nos sociétés dit le contraire. Nous sommes tout à fait capables d’inventer d’autres systèmes monétaires.

Parviendrons-nous à nous sustenter, à nous loger en n’utilisant que des monnaies locales, libres, électroniques et en oubliant l’euro pendant 10 jours ?

Nous réalisons que la monnaie n’est pas « neutre. ». Ce n’est pas seulement un facilitateur d’échange qu’il vaut mieux remettre aux mains expertes des économistes et dirigeants. C’est un outil de création, un projet de société qu’une institution cherche à réaliser et à diffuser. Notre passage dans une banque nous a permis de prendre conscience de notre désaccord profond avec le projet actuel. Au contraire, notre rencontre avec la radicalité des sans-argents ne nous a pas permis de nous construire une alternative pour sortir du système bancaire.

Sur la route de l’Alterna’thunes

Nous décidons donc de partir à la rencontre des dynamiques citoyennes qui réintroduisent de la démocratie dans les choix monétaires. Les monnaies locales, fiduciaires ou numériques, le bitcoin, les monnaies numériques. Autant d’initiatives qui demandent au public de s’investir pour en percevoir les bénéfices, c’est donc ce que nous allons faire nous aussi. Notre exploration sera une démarche expérimentale. Parviendrons-nous à nous sustenter, à nous loger en n’utilisant que des monnaies locales, libres, électroniques et en oubliant l’euro pendant 10 jours ? Déjà une difficulté se dessine à l’horizon : nous ne pourrons pas payer d’essence en monnaies locales. Qu’importe, nos vélos feront l’affaire… En route ! Première étape : le Lot-et-Garonne où la plus vieille monnaie locale française a vu le jour.

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Benjamin Hoguet
L’intersection entre narration et interaction a toujours été ma plus tenace passion. J’y consacre tout mon temps, que ce soit à travers mes projets ou l’animation d’une communauté que j’espère chaque jour plus forte.
Léa DUCRÉ
Journaliste, chef de projet et auteur : ma passion pour le reportage, l'enquête, la narration et les nouveaux médias s'exprime sous différentes formes. J'ai écrit pour des journaux en France (Le Monde Diplomatique, Neon, Libération, La Croix, Marianne, Politis, National Geographic et le Monde des Religions) et à l'étranger (le Courrier du Vietnam et L'Orient Le Jour). Je me spécialise désormais dans le secteur des nouvelles écritures au sein de la société de production interactive Upian.
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